La mare. salée

Notes de l’auteur : Chapitre unique, c'est une nouvelle courte à lire combinée à 'La Chute' et à 'Buvez. Puis lisez'.
S'il fallait le décrire, c'est un face à face avec ses propres émotions, et la tentation de voir et ressentir l'autre, tout en ne voulant surtout pas voir et ressentir de trop. Valser entre ouvrir les vannes de l'empathie, et fermer l'écluse pour voguer tranquille.

Je marche depuis une heure au moins, et je sens que mes jambes commencent à fléchir. C’est normal. J’aime le contact du sable chaud, du sable qui enveloppe les orteils, paillette les pieds, laisse en cadeau quelques grains toujours entre les orteils, sous les ongles, dans les revers d’un pantalon mal retroussé. Je sais que j’aime ça et j’essaie de me le répéter aujourd’hui pour y croire parce qu’aujourd’hui les choses n’ont pas la même saveur. Elles ne me concernent pas, ces pieds sont-ils les miens, d’ailleurs? Ces jambes me crient-elles depuis longtemps déjà leur épuisement sans que je ne les aie entendues? C’est possible. C’est usant de marcher  dans le sable. Je me tiens à moi-même ces propos inutiles qui sont censés me rappeler que je fais partie de cet univers-là. Mais je ne me sens pas moi. Je ne me sens pas.

Je sais que ça m’arrive, régulièrement, de n’être plus qu’une caméra insensible invisible qui enregistre froidement l’action alentour ; je me dis que ça passera et j’attends. Je me réfugie dans la négation totale après un choc, toujours. Alors quand je doute de ma propre existence je tâche de ne plus me fier à moi-même. Je réponds aux gens qui me parlent mais je préfère qu’on ne me parle pas parce que rien n’est plus désarmant que de feindre que l’on croit être. Donc je fuis. Je pars marcher et j’oublie que mes jambes me disent aïe.

Ça me réconforte de sentir la douleur, elle doit être une preuve de ce que je vis.

 

Et voilà, comme d’habitude, sans prévenir des larmes se mettent à couler, un torrent de larmes bruyantes, qui s’évaporent avant de toucher le sol il fait si chaud !

 

Plantée les pieds dans la plage je suis sidérée par ces larmes venues d’ailleurs qui ne soulagent pas. Puis je les sens, les deux grosses larmes qui s’échappent de mes paupières, glissent le long de mes joues si tranquillement que je peux en suivre le cours, je les sens s’unir sous le menton, et cette nouvelle larme démesurée sinue sur mon cou : elle joue ! Ne la sentant plus je baisse le regard et je la vois, la larme grotesque qui sans jamais diminuer glisse dans les plis de ma robe, semble se rire du tissu. Je pourrais jurer l’avoir vue se hisser sur le rebord, hésiter, puis pfft! plac! La chute. Elle tombe mais ne s’écrase pas. Je la reconnais, ronde, brillante, sûre d’elle, elle continue son chemin sur le sable, descend dans les creux de la plage, et en remonte les crêtes, obstinée. Je dois la voir sécher fondre enfin ! Une larme voyons !

Elle est rapide, cette larme, de plus en plus rapide, et je cours pour la suivre à la trace, ne pas la perdre surtout ! Je perds haleine elle m’entraîne vers un coin de la plage que je ne connais pas. Elle entame l’ascension de la dune, à présent je sais qu’elle va me semer parmi les herbes, et j’accélère le rythme. Elle frémit, elle plonge. Dans une mare. Salée. Une mare dans les dunes. En plein été. Une mare qui a décidé de ne pas s’évaporer. Moi je blêmis de ce que je vois, et je m’assieds sans souffle. Le cul à terre.

Au bord de la mare accroupie effrayée je crois je me penche et je vois. Trop. Mon reflet, que je reconnais, si je n’existe pas l’illusion est parfaite ! Leurs reflets aussi, des dizaines de visages, sur cette surface plane que le vent ne ride pas. Un miroir sans défaut, des images trop vraies. Je recule bien sûr. Je songe qu’il faut s’enfuir mais je ne le peux pas.

***

Puisque j’y suis j’y reste. Je fais face à l’absurde. Je tâche de comprendre. Y a-t-il seulement une chose à comprendre? Penchée sur le miroir je tente d’observer, distinctement, un des visages. Ils ne me regardent pas, ils sont penchés sur la surface sur leur propre reflet comme je l’ai fait moi-même. Je n’ai plus peur, il n’y a rien de malveillant dans cette énormité.

Le visage sur lequel je m’arrête est celui d’un homme, d’une quarantaine d’années. Il a l’air soucieux mais tous ont l'air soucieux, les traits tirés voire grimaçants de douleur, ou de rage. Tout le panel des émotions négatives, tous les âges, hommes et femmes, nous sommes tous là !

J’en aperçois deux trois qui rient à gorge déployée et je n’apprécie pas leur intrusion dans notre mare aux malheurs.

L’homme à la quarantaine change d’expression. J’entends un murmure mais trop faible est-ce le vent ? Est-ce un promeneur au loin ? Le murmure se meurt , une goutte se crée à la surface, glisse sur son visage, roule jusqu’à son œil. Le reflet disparaît.

Je sens mes yeux qui s’écarquillent ils ne sont plus capables de verser une larme je ne sais plus pourquoi j’ai pleuré.

***

Ça me revient. Le choc. Une dispute avec mon petit ami, mais dispute est un mot trop doux. Une crise insupportable, le bouquet final qui jaillit après une longue montée en pression mise sous silence. Je replonge en moi-même et je revis l’instant, les mots qui m’ont heurtée, ceux que j’ai trouvés de pire à lui glisser à l’oreille, ces mots qui insidieusement font écho et laissent ses nuits blanches. Écœurantes.

On est quittes sûrement, on pourrait se quitter à présent. Pourtant je sens que je n’en ai pas fini. Je dois taper encore, plus fort. Je veux voir son reflet sur le lac, crispé de peine, plein de regrets. Je veux le savoir seul et perdu, plus bas que terre, pire que moi ! La condition à mon bonheur est son malheur, je le sais et je me paierais le luxe d’en avoir honte si je ne souffrais pas tant.

***

Le reflet de l’homme a disparu. Une larme lui a été rendue puis son reflet a disparu. Je regarde attentivement et je vois que tout est imperceptiblement en mouvement. Des visages apparaissent quand d’autres s’effacent. Des coulées d’eau viennent gonfler la mare pendant que des gouttes s’agglutinent puis s’évaporent sous mes yeux.

C’est une mare de larmes.

Elle a plus de profondeur et de beauté que l’océan se mouvant dans mon dos. Elle ne connaît pas de remous elle est limpide et pourtant ! Elle naît des tempêtes humaines, lorsque l’émotion nous submergeant domine et exprime primitivement, sans mots, nos failles, nos entailles.

Je pleure parce que c’est libérateur et mes larmes ‘ploc’ plongent une à une.

De plus en plus distinctement j’entends. Des murmures, des cachotteries, des gémissements, quelques rires sonores. Les reflets me content leur histoire, ou plutôt je perçois, caméra invisible, leurs vibrations intimes.

J’ai oui un soupir furtivement se glisser entre deux plaintes plus sûres, et j’ai vu un reflet s’évaporer, là.

Il s’est endormi peut-être, on pleure rarement en dormant.

***

L’image d’un enfant, un petit garçon, attire mon regard. J’ai peur pour lui. Pourquoi pleure-t-il? « J’ai mal au genou j’ai mal ! Je ne veux plus monter sur ce vélo ! Maman ! ». Soulagement. Les maux d’enfant les grands traumatismes, l’orgueil du petit homme blessé durement, la grande plaisanterie de tes vieux jours, gamin. De grosses larmes de crocodile. Ploc. Ploc. Ploc. S’il ne cesse pas la mare va se transformer en océan et se perdre dans ses eaux agitées. Quand il essaie de stopper l’afflux la gorge se noue, la boule fait mal et l’étouffe presque, et des sanglots plus gros encore, exprimant toute leur nature de sanglots, s’en échappent. Ces larmes-là ne font pas semblant. Elles assument ce qu’elles sont, elles fatiguent ce petit corps qui s’endormira tout neuf bientôt.

Mentalement je prends congé de ce petit garçon au gros bobo, et je m’attarde sur sa voisine, jeune fille aux yeux éteints.

***

« Il m’a violée. Et ce n’est pas ce qui fait mal, j’ai tourné la page que ce crétin a écrite pour moi. Ce qui fait mal et me laisse trempée c’est qu’aujourd’hui avec toi je ne jouis pas. J’aurai beau les vomir ces émotions puissantes, tes caresses ne m’atteindront pas. Il est des certitudes qu’avec jouissance je renierais si n’était ce cerveau, damnée machine! Que faire de ce corps hébété impuissant qui encore ne me suit pas ? Dominé par des peurs que je ne sais nommer il capitule et m’abandonne vide. Et m’éloigne de toi. »

Je voudrais fermer les yeux et me boucher les oreilles, parce que trop d’empathie te rend fébrile faible. Je souffre avec elle et je ne le veux pas !

Voudrais-je pour autant me départir de cette compassion, les observer avec froideur, détachement, écouter d’une oreille dissipée un cri aigu d’injustice, nier tout lien humain ? Non. Je prends parti. Tant pis pour ce petit cœur qui ne se sent pas de taille à absorber tant de malheurs. S’il doit céder il cédera et j’ouvrirai les vannes pour le vider, un peu.

***

Un vieil homme, un vieillard au visage plissé, mais non ridé par la douleur. Ses larmes coulent sans que son expression ne change. Sa femme est morte. Elle était vieille c’est normal, on s’y prépare. C’est la vie. Du moins aura-t-elle vécu longtemps. Elle aura été heureuse. A-t-elle été heureuse ? L’a-t-il comblée ? Qu’aurait-il pu faire de plus ? Tout. On peut toujours faire plus. Seulement on est trop con quand on a, on oublie ce qu’on a. Finalement il ne la méritait pas. C’est faux. Ils étaient heureux. Étais-je heureux ? J’étais vivant et elle aussi, on était occupés à vivre on ne se posait pas la question du bonheur. Une autre chance ? Une autre vie ? Je prends la même, mais je l’aime plus.

Le reflet ravale ses larmes, il part.

***

Une femme. Elle est malade. Je ne l’entends pas je le sens. Gravement malade. Elle ne se plaint pas, elle ne questionne pas, elle fait avec, mais quand sa famille la quitte elle laisse s’enfuir des larmes silencieuses, humbles. Elle donne et donnera même quand son corps la laissera pour morte. Sans force certes mais armée d’une volonté de fer elle ne laissera pas la vie leur ôter le sourire. Rien n’est plus cher que le sourire de ses enfants. C’est la seule chose qu’elle ne supporterait pas de voir se perdre.

Quand ils rentreront ils trouveront leur mère gaie, gaillarde. Pleine de vie.

***

Une femme âgée, je ne saurais lui donner un âge ; une femme coquette qui trompe  les années avec élégance. Elle pleure, inaudible, et essuie les larmes à mesure qu’elles brouillent le fard à joue. Tête de linotte, tu gâches ton maquillage.

Elle est incapable de se souvenir de ce qu’elle fait là. Si elle y est, c’est qu’elle s’y est rendue, c’est que ça doit être un lieu connu. Mais rien n’est plus reconnaissable, les immeubles autour semblent s’être métamorphosés dans la seconde, profitant d’un clignement d’œil ils ont poussé comme des champignons, incohérents, insolents.

Sa réalité n’est pas là. Où est-elle? Elle marchera, jusqu’à trouver, elle ne s’avouera pas vaincue, elle ne s’est jamais laissée faire. Quand elle était enfant elle gagnait toujours.

Ça y est. Elle se trouve en lieu sûr. Elle est entrée dans ce passé qui lui appartient et dans lequel elle évolue sans crainte. Dans des rues sans repères elle dérive et cherche la maison de ses sept ans avec appréhension.

Elle ne pleure plus. Le reflet se disloque.

***

Un jeune homme. La voiture est en miettes, et c’est celle de son père. C’est moche à voir, une voiture en miettes, ce n’est pas ce à quoi c’est censé ressembler. C’est surtout moche à imaginer, un père qui hurle, et le jeune homme se met à chialer comme un môme. Devant les gendarmes il chiale, et plus la honte l’envahit plus il chiale. Pas même une fine couche de verglas pour expliquer le dérapage, pas même une petite blessure qui rendrait injustes les futures injures. ‘Un chien. Un chien a bondi devant moi. Gros. Un gros chien noir…’

La grosse larme de la honte. Un peu futile, certes, une larme verte encore, l’expression pure des nerfs qui claquent. Vite réversible.

***

Un gros rire bien gras. Un rire qui semble ne jamais pouvoir cesser, et finalement il arrive à point nommé.

D’où vient-il ?

D’ici, du jeune homme littéralement plié en deux, bourré comme un coing. Drôle d’expression. « Je suis bourré comme un coing. Coin coin ». Il fait le canard à présent. Chaque mot en appelle un autre et le jeune débraillé se fiche éperdument de ce dont il a l’air. De toute manière ils sont tous ronds. Ronds comme des pelles. Ils fêtent leurs diplômes, ils miment leurs délires, comment mimer une pelle ? Rouler une pelle ? Il attrape sa voisine, elle ne le repousse pas. Ils miment avec ardeur une pelle et rient de l’ai ahuri de leurs amis qui ne trouvent pas la clé de l’énigme. Encore une pelle ils finiront bien par comprendre ! La brouette ! L’idée est similaire… Il la saisit par les pieds elle avance sur les mains, ou disons qu’elle a l’intention d’avancer mais qu’elle se ratatine lourdement la tête en avant, et qu’il tombe sur elle. Ils restent étendus là, riant comme jamais, tant qu’il en pleure, des larmes de crocodile. Il mime le crocodile, la mord mais elle seule comprend. Décidément ils sont sur la même longueur d’onde mais la fréquence est trop basse pour leur public perplexe. Elle lui montre ses bleus, elle est belle et bien bleue ! Jolie petite Schtroumpfette. Il se sent l’âme d’un Grand Schtroumpf, même s’il a plus l’air d’un Simplet. Il rit encore et je le laisse là, il n’est pas prêt d’arrêter de pleurer de joie.

***

Je pourrais rester ainsi des heures des années. Jamais la mare ne désemplit. Jamais les mots ne cessent de venir se cogner à mes tympans, quémandant l’asile. Je suis trouillarde sans doute, je vois un torrent qui dévale la dune et je prends peur de l’ampleur de son cours. Je fermerais bien cette étrange métaphore sur une note gaie, je n’aime pas les fins étouffantes et tristes.

Dans le fond de la mare j’aperçois une bouteille, jetée là comme un appel de naufragé, par celui ou celle qui comme moi a dû se trouver entraîné ici, un jour d’orage.

Je plonge la main dans l’eau tiède et en ressors la bouteille ; on peut lire à travers le verre vert  ‘Buvez, puis lisez’. Impérieux.

Je me dis que puisque c’est écrit il doit y avoir un sens. Moi je ne bois plus, j’ai trop bu déjà, pour une vie entière, ça me rend plus hystériquement dépressive que joyeusement Schtroumpfette.

Par contre je lis, encore, toujours. Et un jour j’écrirai, sur Elle. Mais chut, le moment n’est pas venu, encore.

Je déplie le papier, la feuille est vierge, tachetée de gouttes, un peu grisée d’avoir vieilli, peut-être?

Mon téléphone sonne.

« Élise ? »

C’est Thomas, encore.

On n’en a pas fini.

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