Là où tout commença

Là où tout commença

Enfin. Le grand jour était arrivé.

Jeex avait dix ans. Elle allait pouvoir montrer sa valeur à son peuple et être considérée comme une adulte. Une occasion qu’elle attendait depuis longtemps.

Cela faisait déjà plusieurs jours qu'elle se débrouillait seule dans la jungle. Tout l’enjeu de l’épreuve était là : être capable de survivre par ses propres moyens. Mais, avant de pouvoir rentrer, il lui restait une dernière tâche à accomplir : dompter le dinosaure qui deviendrait ensuite son fidèle compagnon durant les années à venir.

La jeune femme-lézard avait jeté son dévolu sur un magnifique allosaure qui ferait une monture de choix. Elle le pistait depuis plusieurs heures, attendant patiemment le moment opportun. Le vert des écailles qui couvraient sa peau lui permettait de se fondre dans son environnement. Un avantage non négligeable, mais tout n’était pas gagné d’avance pour autant. Si les dinosaures vivaient en harmonie sur l’île avec le peuple des hommes-lézards, ceux qui n’avaient pas été apprivoisés conservaient une méfiance naturelle. La clé de la réussite, c’était la patience. Et, maintenant qu’elle touchait presque au but, Jeex en avait à revendre. Toute son attention était focalisée sur l’allosaure tandis qu’elle prenait garde à contrôler le moindre de ses gestes. Le reste était devenu secondaire. Trop peut-être…

Quand le groupe de kobolds lui tomba dessus, ils ne lui laissèrent pas la moindre chance. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, Jeex se retrouva au sol. Accompagné de ricanements mauvais, un grand coup sur la tempe lui fit perdre connaissance.

***

Dans la pénombre de la grotte, Jeex observait ses mains meurtries par le labeur d’un air morne. Cela faisait déjà plus d’une année qu’on l’avait privée de sa liberté et de la lumière du jour. Après l’agression des kobolds, elle avait ouvert les yeux sur un environnement sombre et froid. Au sein de ce lieu inhospitalier, elle avait découvert d’autres membres de son clan. Supposés morts, ils avaient en fait été attaqués lâchement comme elle et amenés ici. Et tout ça pour quoi ? Être forcés à creuser dans les profondeurs chaque jour des heures durant pour dénicher ce que leurs ravisseurs appelaient des "diamants". Ces pierres semblaient avoir une grande valeur à leurs yeux. Pour les hommes-lézards, une telle avidité n’avait aucun sens. Les kobolds n’étaient jamais satisfaits et obligeaient leurs prisonniers à s’engouffrer toujours plus loin dans les galeries, n’hésitant pas à les brutaliser ou à les affamer s’ils tentaient de résister.

Dans la pénombre permanente, la notion du temps se perdait rapidement. Et, avec elle, s’étiolait aussi la raison. Jamais Jeex n’aurait imaginé vivre pareille situation. Se retrouver enchaînée dans le noir, privée de sa famille et obligée d’accomplir une tâche incompréhensible ? C’était totalement insensé. A tel point qu’elle ignorait comment réagir à tout cela. Elle avait beau essayer, elle était incapable de comprendre.

Mais ce n’était pas le pire.

Petit à petit, au fil des semaines, une terrifiante sensation s’infiltra dans ses entrailles. La peur. Une crainte sourde comme elle n’en avait jamais connu jusqu’alors. Plus que le reste, cela acheva de la déstabiliser. Elle ne comprenait pas, ne se reconnaissait plus. Ceux de sa tribu ne ressentaient rien d'aussi fort. C’était anormal. Elle était anormale.

Ebranlée par cette angoisse qui paralysait ses sens, l'esprit de la jeune femme-lézard s’enfonça dans des abysses insondables. Lentement, inexorablement, elle s’éloignait des siens.

Elle finirait forcément par se perdre.

***

Un jour pourtant, les choses changèrent.

Brusquement.

Il y eut une énorme explosion et soudain, ils étaient là : les siens. Tout un groupe d’hommes-lézards venus libérer les captifs. Mais ils n’étaient pas seuls. Ils semblaient menés par un étrange énergumène à la peau rouge pourvu d’une paire de cornes. Armé de ses seuls poings et d’un sourire aux canines proéminentes, il paraissait capable de maîtriser le vent lui-même, envoyant valser ses ennemis dans le décor. Et puis il y avait aussi cet étrange garçon (un humain pour ce qu’elle en savait)… Jeex n’était plus certaine de pouvoir se fier à ses yeux mais, un coup il était là et, la seconde suivante, c’était un dragon de bronze qui apparaissait à sa place.

L’attaque se déroula tellement vite qu’elle n’eut guère le temps de réagir. Avant d’avoir pu penser à ce qu’elle pouvait faire pour apporter son aide, elle se retrouva libérée des fers qui l’emprisonnaient depuis de nombreux mois. Et quelques minutes plus tard, elle retrouvait l’air libre, l’éclat des étoiles qu’elle n’avait pas vu depuis si longtemps et tous les sons familiers de la jungle qui l’entouraient à nouveau. C’était tellement soudain que cela paraissait irréel. Il fallut un certain temps à la jeune femme-lézard pour réaliser qu’elle était libre.

Sa vie allait pouvoir reprendre là où elle s’était arrêtée. Du moins, c’était ce qu’elle pensait.

***

Une fois retournée auprès de sa famille, Jeex fut autorisée à se soumettre une nouvelle fois au rite de passage dont on l’avait privée. Déterminée à réussir, elle retrouva l’allosaure qu’elle avait remarqué la première fois et parvint à le dompter. Son retour au village fut suivi par une grande fête en son honneur. Enfin, elle était considérée comme une adulte.

Secrètement, elle avait espéré que cette réussite effacerait le sentiment de solitude qui avait creusé son cœur… Mais elle se sentait toujours différente, comme étrangère à son propre peuple. Oui, elle avait surmonté la dernière épreuve, mais beaucoup plus tard que n’importe quel autre jeune de son âge. Et puis, il y avait ces cauchemars. Régulièrement, les souvenirs de sa captivité revenaient la hanter et morcelaient son sommeil. Dans ces moments, la peur refaisait surface. Viscérale, elle frappait sans prévenir, parfois même durant la journée, et l’écharpait de ses griffes glaciales, la laissant paralysée et rampante. Ses geôliers étaient morts et elle avait quitté la grotte, mais elle demeurait toujours captive.

Jeex éprouvait beaucoup de rancœur envers les kobolds, mais sa colère et sa honte envers elle-même étaient encore plus fortes. Comment était-ce possible ? Personne de son peuple n’était ainsi l’esclave de ses ressentis. C’était intolérable. Mais ces chaînes-là, elle ignorait comment s’en libérer.

Bien des mois s’écoulèrent avant que la réponse ne lui apparaisse. Un jour, il réapparut sur l’île : le démon pourpre. Elle se rappela alors de son aisance dans le combat et de sa maîtrise de lui-même. Il avait agi sans hésiter une seconde et aucune peur ne se lisait sur ses traits. Peut-être que lui pourrait lui apprendre à se retrouver, à dompter la crainte qui l’avait envahie et à ne jamais, plus jamais, se laisser enfermer à nouveau.

***

Plusieurs années avaient passé depuis qu’elle avait rejoint le monastère du tiefelin écarlate, Ahn. Sous sa guidance, la jeune femme-lézard avait commencé à suivre la voie du double astral. Ses entraînements quotidiens, entrecoupés de méditations, lui permirent de retrouver confiance en ses gestes et d’apaiser son esprit. Le traumatisme de sa captivité ne l’avait pas totalement quittée mais sa maîtrise s’accentuait au fil du temps. Petit à petit, elle reprenait le contrôle d’elle-même.

Quand vint le moment de choisir la forme que prendrait son double, elle avait plongé dans ses souvenirs. Elle voulait une créature d’une puissance incontestée, qui ne craindrait rien ni personne et qu’aucune chaîne ne pourrait retenir. Quoi de mieux qu’un dragon ?

Rien n’aurait pu la préparer à ce que sa nouvelle existence bascule subitement.

C’était un jour comme un autre. Elle affrontait Ahn et s’entraînait à maîtriser les bras de son double astral. Rouge (ainsi qu’elle avait pris l’habitude de surnommer son maître) esquivait ou bloquait ses assauts sans le moindre effort apparent.

Soudain, sans prévenir, un énorme éternuement retentit, venu de nulle part. Puis d’autres suivirent. Le monde autour de Jeex devint flou tandis qu’elle se sentait tomber, comme attirée par une force invisible. Lorsqu’elle put ouvrir les paupières, tout ce qu’elle connaissait avait disparu.

Elle était à nouveau perdue. Sauf que cette fois-ci, elle était vraiment loin de chez elle. Beaucoup plus loin.

Dans un autre univers.

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Note de fin : c'est suite à ce dernier (et étrange) événement que notre campagne de jeu a commencé