La part du rêve

Notes de l’auteur : Camille dort, Camille rêve, Camille s'éveille et soudain les pièces éparses, disséminées au fond de son inconscient, s'assemblent. Plus rien ne sera comme avant. Parfois il suffit d'un rêve et d'un baiser pour que la princesse endormie se réveille...

La ville était déserte. L’aube donnait aux immeubles un éclat timide, incertain, comme contenu dans la pierre. Tout reposait dans un tremblement encore flou de l’air comme si la lumière, elle aussi, venait à peine d’ouvrir les yeux. Camille avançait lentement, à pas réguliers. Il y avait quelqu’un à ses côtés. Juliette, sa meilleure amie. Et Juliette, soudain, décida d’aller rendre visite à Madame Boissard. Elle pressa le pas, se mit à courir. Camille suivait, comme aimantée. Pourtant elle n’avait aucune envie de l’accompagner. Il lui paraissait évident qu’elle ne serait pas la bienvenue. C’était ce qu’elle répétait d’un ton pressant à Juliette qui ne l’écoutait pas et poursuivait sa course. Il semblait à Camille que sa compagne - ou devait-elle dire «son guide»? - accélérait l’allure à chaque enjambée. Et elle suivait, comme mue par une force irrésistible qui obligeait ses jambes à obtempérer alors que son cœur s’insurgeait. Déjà Juliette frappait à une porte. C’était la porte de derrière, celle qui donnait sur un petit jardin intérieur, et Camille se demanda comment elles étaient arrivées là puisque le jardin était entouré de murs et que l’on ne pouvait y accéder qu’en traversant la maison. Elle voyait nettement la porte d’un vert clair auquel la lumière encore incertaine donnait un reflet grisâtre. La porte s’entrebâilla, livrant passage à une petite fille brune un peu boulotte. L’enfant pouvait avoir environ quatre ou cinq ans. En la voyant Camille pensa automatiquement à Fleur, la petite-fille de Madame Boissard, mais aussitôt cette pensée lui parut dénuée de sens puisque Fleur, elle le savait parfaitement, allait bientôt avoir treize ans. Juliette suivit l'enfant, traversa le jardin, entra dans la maison et disparut dans une pièce que Camille savait être la salle à manger. Camille lui emboîta le pas puis, arrivée sur le seuil, se figea, indécise. Elle éprouvait une répugnance insurmontable à entrer dans cette maison où elle avait pourtant passé plusieurs années déterminantes de son existence. Un sentiment encore diffus de culpabilité s’emparait d’elle, montait lentement des profondeurs de son être. De la culpabilité ? C’était nouveau. Elle restait là, immobile et hésitante, écartelée entre un besoin impérieux de rejoindre Juliette à l’intérieur et un désir tout aussi fort de prendre la fuite. Ce fut alors qu’un homme encore jeune apparut en haut d’un escalier situé face à la porte. Camille ne parvenait pas à se souvenir de la présence d’un escalier à cet endroit et pourtant il y était, droit devant elle. L’homme la dévisageait du haut des marches. Il portait un blouson de cuir noir et paraissait très sûr de lui. En le voyant Camille se sentit défaillir. Elle avait la certitude de ce qu’elle aurait dû faire si elle en avait eu le courage : monter, rejoindre cet homme qui l’attendait en haut de cet escalier. Mais très vite une autre pensée s’intercala : fuir. Il fallait fuir. Le plus vite possible. Retrouver suffisamment d’énergie et partir. Intérieurement elle implora le ciel de rendre à ses jambes la force de la porter. Elle se sentait le terrain d’une lutte implacable contre elle-même. Enfin, au prix d’un effort qui lui parut surhumain, elle parvint à tourner les talons et se mit à courir. Dans son dos elle entendit l'homme dévaler les marches. Il était plus rapide. En quelques enjambées il la rattrapa. D’une main ferme il lui empoigna le bras et la força à lui faire face. Un instant, qui parut à Camille une éternité, ils restèrent ainsi face à face sans qu'il relâchât le moins du monde son emprise. Camille remarqua qu’il portait un piercing à l’oreille gauche, une petite boule d’argent, et ce détail insolite la surprit. Elle n'aimait pas les hommes qui portaient des bijoux. Non, elle n'aimait pas, mais chez cet homme-là cela lui plaisait. L'homme la dévisageait avec une telle intensité qu’à nouveau elle se sentit défaillir. Puis, doucement, il l’attira à lui et l’embrassa. Ses lèvres étaient douces et impérieuses à la fois. Camille frissonna. Jamais on ne l’avait embrassée de la sorte. Un intense sentiment d’accomplissement irradia dans tout son corps, comme si, toute sa vie, elle n’avait vécu que pour ce moment. C’était une espèce d’apogée, le summum de la douceur et de la beauté. Rien jamais ne pourrait plus surpasser cela. Ce baiser enfin la révélait à elle-même. Pourtant, en elle, les sentiments les plus contradictoires luttaient. Elle eût voulu être indignée, tricher, se défendre, repousser cet homme. N’était-elle pas une femme mariée ? Il lui semblait qu’elle eût dû au moins être indignée. Mais elle avait beau sonder les profondeurs de son cœur, elle n’éprouvait qu’un immense bonheur. Résister eut été lâche et inutile. Ce qui se passait était simple, naturel, inévitable. L’évidence même. Aussi, lorsque l'inconnu relâcha quelque peu son étreinte, murmura-t-elle simplement : «Merci.» Alors Camille s’éveilla. Elle se trouvait dans son lit, dans la chambre à coucher de son appartement, à M.. A ses côtés Peter dormait. Elle le vit s’agiter soudain dans son sommeil. Il semblait inquiet. Camille comprit qu’elle avait dû parler à l'homme à voix haute et que sans doute Peter l’avait entendue. Peut-être même les avait-il vus ? Elle scruta anxieusement le visage de son mari, pensant qu’il allait s’éveiller. Mais Peter dormait d’un sommeil à nouveau paisible.

Il savait. Et pourtant il dormait.

Camille s’éveille et, comme chaque matin, il lui faut quelques secondes pour retrouver ses marques. Au sortir du sommeil elle ignore toujours où elle se trouve. Un rai de lumière filtre à travers les persiennes. Elle reconnaît la commode dans l’angle près de la fenêtre, et, juste au-dessus, l’icône de la Wladimirskaïa. Elle est donc chez elle, à M.. Elle tâtonne un peu autour d’elle mais le lit est vide. Peter est déjà parti au travail. Sans raison apparente elle se sent infiniment heureuse. Elle a l’impression que sa vie va prendre un nouveau tournant, gagner de la hauteur. C’est ce rêve sans doute. Un rêve étrange. Elle a rêvé qu’elle rêvait puis s’éveillait. Un rêve merveilleux aussi qui lui a laissé une impression de douceur. Quelques pans des brumes de la nuit flottent encore dans un coin de sa tête. Camille s’efforce de les retenir. Il lui semble qu’un message était associé à ce rêve... Puis soudain c’est là. Elle revoit tout, la maison, l’escalier, l’homme en haut des marches et une pensée s’impose, nette et précise : elle doit gravir cet escalier. Puis cette pensée se dédouble et une question s'insinue en elle : cet homme, si c'était moi ? Soudain elle sait qu’il lui faudra également écrire un livre. Le titre en sera «La part du rêve». Il y sera question des rapports entre rêve et réalité et de la manière dont ces deux domaines s’interfécondent. Ces indications sont tellement précises, ce message tellement impérieux que Camille ne songe pas un seul instant à les remettre en cause. Il lui paraît évident d’obéir. Oui, elle fera tout cela. Et pour la première fois depuis fort longtemps elle constate que l’ennui a fait place à l’élan. Le jour qui se lève aurait-il enfin quelque chose à lui apporter ? Cela fait des années qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Qu’est devenue la jeune fille pleine de joie de vivre qu’elle était ? La maladie, le mariage ont eu raison peu à peu, insidieusement, de son enthousiasme et de sa volonté. Aujourd’hui elle est complètement dépendante de Peter. Pourquoi en prend-elle si soudainement conscience, là, maintenant ? Son mariage est une cage dorée. Dorée, certes, mais une cage tout de même... Que sont devenus ses projets ? Qu’a-t’elle fait de sa vie ? Elle voulait devenir journaliste, pourquoi n’a-t’elle pas fini ses études ? La maladie bien sûr, et puis ce mariage et son incapacité à concilier vie professionnelle et vie privée. Les tensions entre Peter et elle sont devenues de plus en plus vives. Il ne comprenait pas son entêtement à vouloir terminer des études aussi ardues, truffées de stages pratiques qui la laissaient sur les genoux. Ne gagne-il pas suffisamment d’argent pour leur permettre à tous deux de vivre agréablement ? Elle a fini par se ranger à son avis. Aujourd’hui elle s’en veut de n’avoir pas su trouver la force de le contredire, de lui faire comprendre que ce métier était une part déterminante d’elle-même et pas seulement un gagne-pain. Mais aurait-il seulement voulu comprendre ? N’a-t’il pas habilement profité de sa fatigue et de son découragement face aux attaques répétées de la maladie ? N’aurait-il pas dû au contraire l’encourager, la soutenir, lui faire don de ce supplément de force qui lui manquait et lui était si cruellement nécessaire ? N’est-ce pas cela l’amour ? N’est-ce pas désirer de tout son cœur que l’être aimé s’épanouisse ? Pourquoi en cet instant se sent-elle si seule ? Le rêve de la nuit est à nouveau présent à son esprit avec une précision, une netteté époustouflante. D’ordinaire elle ne se souvient pas de ses rêves. Mais aujourd’hui elle revoit chaque image, revit chaque sensation. Et le baiser de l'inconnu embrase à nouveau ses lèvres. C’est comme une renaissance et une mort à la fois. Plus rien ne sera comme avant. Maintenant, pour toujours, il y a cet escalier qu'il va falloir gravir.

Camille constate avec étonnement qu’elle se trouve dans la cuisine, un bol dans la main. Machinalement, toute à ses pensées, elle s’est levée, a enfilé sa vieille robe de chambre et s’est mise à préparer le petit-déjeuner. Elle pose le bol dans l’évier, s’assoit à la table, prend sa tête entre ses mains et, sans bien encore savoir pourquoi, elle se met à pleurer.

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MarineD
Posté le 21/11/2021
Une courte histoire très bien écrite, que j'avais ajoutée à ma pile il y a quelque temps. Il est toujours temps d'écouter ses aspirations, parfois il suffit d'un déclic :)
Je pense avoir été comme Camille aussi, à ma façon.
Jane Rose
Posté le 21/11/2021
Merci Marine ! Ton commentaire, intervenant en pleine période de doute, me fait du bien ! :)
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