La petite danseuse

Flavie était nerveuse. L'Opéra, son rêve se réalisait enfin. Elle avait pourtant beaucoup d'expérience, mais jamais avant elle n'avait eu cette opportunité. Bien qu'elle n'avait jamais eu le trac, cette fois-ci elle n'était pas sûre d'elle. Pourquoi tout lui semblait autant irréel ? Le bâtiment se dressait devant elle, majestueux, mystérieux et intimidant. Elle inspira et poussa la porte, il n'y avait pas de raison que ça se passe mal.

Le directeur de l'Opéra prit une grande inspiration et poussa la porte de la salle de danse. Tout se passera bien, n'est-ce pas ?
- Mesdemoiselles, votre professeure précédente est en arrêt longue durée, Madame Beaujois la remplacera jusqu'à son retour. Je vous laisse entre ses mains, travaillez bien, et n'oubliez pas que dans un mois vous ferez votre premier spectacle pour le gala de Noël. Alors donnez le meilleur de vous-mêmes pour être dignes de fouler le sol de la scène de notre Opéra !
Le rêve se réalisait, au moins pour quelques temps. Flavie Beaujois s'avança, elle allait enfin travailler dans l'école de ballet la plus prestigieuse du pays. Et pas juste comme adjointe, elle devenait directement maîtresse de ballet ! Peut-être que cette expérience avec les plus jeunes petits rats lui permettra de décrocher un poste permanent pour la prochaine saison ?

****

- Sept, huit. Et un deux trois quatre, et cinq six sept huit. On revient en première position, dégagé pied droit, demi-pointes, on se tourne et on reprend. Non Marie-Eléonore, l'autre pied ! On reprend depuis le début. Deux sauts de chat, pas chassé, entrelacé. Très bien Léa. Battement... non Marie-Eléonore, vers l'avant !

Marie-Eléonore tranchait parmi le groupe des jeunes danseuses. Zoé, Enza, Lilou, Keila, ... et Marie-Eléonore. La seule qui ne semblait pas soulagée quand on faisait une pause, la seule dont le chignon était parfait jusqu'à la fin du cours, la seule qui demandait à rester plus longtemps afin de s'entraîner toute seule un peu plus à la fin de la journée, comme autorisé par le règlement. Et la seule qui ne semblait pas progresser depuis la semaine où Flavie était arrivée. La professeure était désespérée, si ce petit rat était là c'est qu'elle avait réussi le concours d'entrée très sélectif, elle avait donc les capacités à réussir. L'Opéra ne se trompait jamais. C'est donc le professeur qui était en tort, à ce rythme là, la représentation de Noël sera une catastrophe et Flavie n'arrivera jamais à convaincre la direction de la réembaucher ! Voire même elle sera remplacée avant le retour du professeur titulaire.

- On reprend... Placez vos bras...
Flavie corrigea quelques élèves, tapotant les coudes, tournant les épaules, faisant se redresser les élèves.
- Marie-Eléonore, tes bras sont glacés, va mettre ton cache-cœur.
- Je n'ai pas froid Madame...
- Va le mettre quand même, il ne faudrait pas que tu tombes malade.
"Et que tu sois encore moins prête pour le gala", pensa Falvie. Le petit rat s'exécuta, sous le chuchotement des autres danseuses. Flavie entendit murmurer "de toute façon elle ne tombe jamais malade" mais n'y prêta pas attention.

****

- Madame, puis-je rester après le cours ce soir ?
- Oui, comme d'habitude oui... A bien y réfléchir, je vais rester t'aider un peu, j'ai une heure libre devant moi, mais après je devrai te laisser, j'ai un rendez-vous.

Flavie corrigeait et Marie-Eléonore répétait inlassablement son mouvement. Rond de jambe un peu trop bas, une fois, deux fois, trois fois. Flavie répétait la consigne, montrait, décomposait le mouvement, plaçait la jambe de son élève. Au moins la petite danseuse était de bonne volonté, ne se plaignait pas et remerciait très poliment chaque correction. "Ça change de certains élèves que j'ai pu avoir", pensa Flavie, visiblement être bien élevée faisait partie des critères de sélection pour intégrer cette prestigieuse école.

- On recommence une dernière fois si tu veux bien. Lève la jambe, un peu plus haut, non pas comme ça... Attends on va s'y prendre autrement.
La professeure prit la jambe du petit rat pour l'amener à la hauteur voulue. Qu'est-ce que c'est léger une jambe à cet âge là ! Flavie avait l'habitude de travailler avec des danseuses plus âgées. Marie-Eléonore manquait sûrement de muscles, ce n'était donc pas étonnant qu'elle n'arrivait pas à exécuter certains mouvements. Elle lâcha la jambe et contre toute attente la fillette réussit à la maintenir à la bonne hauteur sans le moindre effort apparent.
- Parfait, je vois qu'on progresse ! Mais je dois partir maintenant, profite de ton dimanche pour te reposer, nous reprendrons lundi.
Marie-Eléonore demanda à rester encore un peu et la professeure n'y voyait pas d'inconvénient.
- Grignote quelque chose quand même, je ne veux pas que tu fasses un malaise et qu'on t'interdise de t'entraîner sans surveillance.
- Ne vous inquiétez pas Madame, merci.

Flavie quitta l'Opéra d'un pas léger. Elle pouvait souffler un coup, tout n'allait pas aussi mal qu'elle l'aurait cru, la remise en question de son métier ne sera pas pour cette fois. La semaine de travail avait porté ses fruits et son élève la plus en difficulté venait de prouver qu'elle était capable de progresser. Le gala sera une réussite, place maintenant à la détente du week-end !

****

Mais quelle cruche ! Flavie pestait contre elle-même. Elle avait passé une tellement belle soirée ! Et tout fut gâché lorsqu'elle se retrouva bêtement devant chez elle sans pouvoir entrer. Pour couronner le tout, elle avait raté le dernier transport et aucun taxi ne daignait décrocher son téléphone. Pourtant ce n'était pas un vendredi 13 ! Il était presque minuit et elle était désormais de retour à l'Opéra. Après avoir averti le gardien, elle se dépêcha de monter à la salle de danse pour récupérer ses clés.

- Madame Beaujois !
Le gardien l'interpella alors qu'elle était au milieu de l'escalier.
- Vous avez oublié de fermer votre salle de danse toute la semaine, pensez-y la prochaine fois ! Je ne peux pas tout faire et être partout à la fois.
- Ah... Désolé, j'ai laissé la petite Marie-Eléonore s'exercer toute seule, elle aurait dû passer vous demander le double pour refermer en partant, je lui rappellerai de le faire la prochaine fois !
Flavie était trop pressée pour remarquer le froncement de sourcils du gardien à la mention du nom de l'élève.

Flavie sourit malgré elle en gravissant les marches. Malgré sa soirée qui se terminait mal, elle éprouvait de la joie en foulant le sol du bâtiment et ressentait toute la chance qu'elle avait de se trouver là. Elle avait le privilège d'enseigner dans la plus belle salle de classe de l'Opéra. Les plus jeunes recrues ne dansaient que très rarement lors des spectacles, alors un de leur créneaux de cours était le plus tard, quand les autres danseurs se préparaient pour les représentations ou faisaient leurs devoirs. Ainsi les petits rats pouvaient bénéficier de la grande salle sous les toits, baignée de lumière, réservée le reste du temps à la troupe permanente de l'Opéra. Flavie ne s'était encore jamais trouvée dans la bâtiment aussi tard. L'atmosphère toujours si bruyante était retombée, plus personne ne faisait des allées et venues dans les couloirs. C'était comme si toute forme de vie avait déserté l'endroit et il devenait tout à coup très facile de comprendre comment des légendes sombres pouvaient naître ici et inspirer les écrivains.

Arrivée dans le dernier couloir, la jeune professeure entendit une musique. Bizarre, Marie-Eléonore aurait-elle aussi oublié d'éteindre l'enceinte en partant ? Le morceau semblait inconnu, comment son élève aurait pu la charger sur l'appareil verrouillé en écriture ? La porte de la salle de danse était entrebaillée, aucune lumière ne s'en échappait. Flavie entra. Et retint son souffle. La pleine lune éclairait suffisamment la salle par les baies vitrées pour qu'elle puisse voir une petite figure, en qui elle reconnut Marie-Eléonore, exécuter une chorégraphie à la perfection. Une chorégraphie différente de celle étudiée. Pas de deux, grand jeté en tournant, pas de bourré, fouetté dix tours, chassé et grand adage... La professeure frissonna. Cette séquence était beaucoup trop technique pour être maîtrisée par une jeune fille de cet âge. Pourtant elle ne faisait aucune faute et vivait sa danse avec grâce et expression. Flavie, hypnotisée, resta à la contempler en silence en essayant de ne pas se faire remarquer.

Tandis que l'église la plus proche sonnait minuit, un courant d'air fit claquer la porte. La silhouette menue de l'enfant s'arrêta en plein sous le clair de lune. Flavie n'avait jamais remarqué avant à quel point la peau habituellement pâle de son élève était translucide...

*****

- Et vous dites que vous ne l'avez pas vue ressortir samedi soir ?
Le gardien haussa les épaules en réponse. Il était payé pour ne pas laisser entrer n'importe qui, c'est tout. Il y avait bien assez de petites portes dérobées qu'il suffisait de claquer en partant même quand on n'en avait pas les clés, et il avait trop de travail pour surveiller en plus les allées et venues du personnel habituel.
Le directeur s'en alla en grommelant. Encore une professeure de ballet qui abandonne sans donner de nouvelles, c'est à croire que cette classe était maudite !