À plat ventre, les deux espions guettaient la circulation autour du magasin. L’escalier était assez fréquenté, mais les passants ne s’attardaient pas, en trois heures, personne n’était entrée ou sortie du bâtiment. Le métal froid et inconfortable de la couverture commençait à gêner les épieurs. Alors qu’ils allaient déclarer la fin du guet, sortit une femme élégante vêtue d’une robe noire à faux-cul, coiffée d’un vaste chapeau serti de plume d’émeu. Elle verrouilla la boutique, emprunta les marches et interrompit sa montée à mi parcourt, attiré par un objet brillant qu’elle ramassa avant de repartir. « Elle a trouvé mon canif », pensa Anna.
- Tu crois qu’il s’agissait de la propriétaire, madame Sacassot? demanda Gwion.
- Je pense que oui. Nous devons bouger maintenant. Anna glissa la pente du toit pour atteindre le muret. Tu viens?
- Comment fais-tu pour être toujours aussi intrépide? Gwion ankylosé dévala à son tour. Laisse-moi passer avant, je vais m’assurer que la voie est libre.
Il sauta en bas du mur pour rejoindre les marches et descendit se coller à la vitrine du magasin. D’opaques rideaux voilaient l’intérieur. Il frappa aux carreaux de la porte, attendit un moment et cogna à nouveau. L’endroit semblait vide.
- Aaanna, chuchota Gwion. Aaaanna… ANNNNA !
- Tu n’es pas obligé de crier comme ça, j’arrive.
- Monte la garde au coin de la rue, je vais tenter de crocheter la serrure, dit Gwion
- Avec quoi? Nous n’avons plus le couteau.
- Ah, tu n’es pas la seule à réserver des surprises, tadam ! Gwion entrouvrit sa veste, d’une poche intérieure dépassaient quelques outils de fer.
- Tu es merveilleux quand tu le veux, taquina Anna.
Gwion se mit au travail, un crochet dans chaque main et un troisième entre les dents, il se concentrait à aligner les goupilles de la serrure. Anna de son côté, qui n’était pas très confortable avec les entrées par infraction de début d’après-midi, sautillait d’impatience redoutant d’être prise en flagrant délit par un promeneur.
- Ça y est, c’est débarré ! annonça Gwion, s’introduisant sur la pointe des pieds dans l’antre de madame Sacassot.
Anna entra à son tour, referma la porte derrière elle et vérifia le loquet. Gwion se tenait au milieu du vestibule immobile. Une odeur épicée flottait dans la pièce mal éclairée. Seul un fin rayon de soleil, perçant entre les rideaux, révélait la présence d’un riche mobilier : un tapis berbère rouge, une table à tiroirs en acajou, des étagères vitrées.
- On n’y voit rien, tu crois que l’on peut entrouvrir les toiles? proposa Gwion.
- Faisons ça. Si nous voulons retrouver la pierre, nous devons la voir. Anna écarta les tentures pour laisser passer la lumière.
Les enfants déambulaient dans le boudoir, glissant avec précaution les tiroirs, fouillant les tablettes en prenant soin de ne rien déplacer. La centaine de produits insolite, bien disposée captivait les fureteurs qui s’attardaient à chaque découverte.
- Regarde, tu crois que ce sont de vrais yeux, demanda Gwion à Anna en lui présentant un répugnant bocal rempli de globes oculaires.
- Dégueu ! Qu’est-ce que nous avons là? Poudre de larmes séchées, fragments de cœur brisé, huile de coude, grains de folie, lisait Anna.
- J’ai examiné toutes ces étagères, pas de trace de la pierre. Peut-être à l’étage?
- Je crois que nous allons devoir nous séparer pour accélérer les choses, proposa Anna en regardant à l’arrière de la cloison drapée menant au salon. Cette pièce me semble intéressante, je vais la fouiller. Tu pourrais t’occuper du haut?
- Parfait, faisons vite, avant le retour de la propriétaire.
Les yeux d’Anna s’étaient habitués à l’obscurité, à part une déserte à roulette faisant office d’hôtel, quelques bustes sur colonnes et deux tentures égyptiennes, le salon cérémoniel, à peine plus grand que le boudoir, était dépouillé de meuble. « Où avez-vous caché ma pierre, madame Sacassot? Dans un coffre-fort assurément », se dit Anna en regardant derrière les statues et les tapisseries. Alors qu’elle examinait de plus près un étrange buste au visage d’insecte, elle remarqua un entrebâillement, mal refermé qui fendait le mur sur sa hauteur. « Une porte secrète ! »
- Il y a quelqu’un? Erle, tu es là? demanda la propriétaire qui était de retour.
Dans le boudoir, on venait d’allumer une lampe au gaz. Anna, rapidement, se cacha derrière le panneau dérobé, s’appuyant contre le battant, angoissée par l’idée d’être découverte. Les bottines à talon de madame Sacassot résonnèrent dans la pièce voisine. À quelques centimètres du visage d’Anna, un fin sillon lumineux attira son attention, un discret judas intégré au mur laissait passer la clarté du bureau. Elle y colla son œil, de l’autre côté la femme s’affairait autour de la desserte, ignorant qu’elle était épiée. « Qu’est-ce que vous faites? Virez-vous, je ne vois que votre dos », pensait Anna. Madame Sacassot se retourna enfin, entre ses doigts aux ongles dorés, elle tenait la pierre.
Anna se mit à bouillir, s’imaginant surgir de sa cachette, criant et frappant la voleuse, pour récupérer son bien, mais le souvenir traumatisant de l’altercation avec Erle calma ses ardeurs. « J’espère que Gwion a eu le temps de se planquer », souhaitât-elle.
*
- Tu es toujours là ma belle. Tu sais que j’ai craint un moment de t’avoir perdu? Dit à haute voix Sarah Sacassot en caressant la surface de la pierre, comme on le ferait avec un chaton. Tu es magnifique, bientôt, tu rayonneras devant ces messieurs.
La veille, Erle lui avait remis l’opale volée aux halles. En tentant d’établir l’inestimable valeur du caillou, Sarah avait réalisé sa possible nature sacrée. Elle avait passé la nuit à s’arracher les yeux entre les pages indéchiffrables et les gravures mal imprimées des grimoires de sa grand-mère, cherchant à corroborer ses spéculations.
« Grande comme la main d’un homme, de la paume au bout des doigts », avait-elle lu dans l’Oupnekhat. « D’un bleuté laiteux, laissant danser la lumière », décrivait le livre des vœux d’Honorius. « Un galet intemporel, sans aucune imperfection, aux nuances changeantes. » Selon Abdul al-Hazred le dément.
S’agissait-il de la pierre millénaire, tant recherchée par sa famille? Comment était-ce possible? Par quelle frivolité de la destinée ce trésor était-il tombé entre ses mains ? Et puis elle avait pensé à l’antique coffret, caché sous la desserte. Dans son compartiment, entre les deux pyramides d’onyx, la pierre s’était encastrée parfaitement. Plus de doute, elle avait retrouvé l’hécatolithe des Grands Étrangers, la pierre de lune d’An-Namon.
« Je suis persuadé qu’on est entré dans la boutique, les voleurs sont peut-être encore à l’intérieur » se méfia-t-elle. Le coffre sous le bras, elle retourna au boudoir, s’arma d’un tisonnier au bec crochu disposé près du foyer et monta à sa chambre. La porte était entre ouverte, elle s’assurait toujours de barrer lorsqu’elle quittait; on avait bel et bien forcé la serrure.
Elle balaya la pièce des yeux qui lui sembla vide. Sarah s’approcha de la vanité pour inspecter le coffre-fort, dans le reflet du miroir elle surprit un mouvement sous la couchette. « C’est là que tu te terres gredin ».
- Je sais que vous vous cachez sous le lit, déclara madame Sacassot. Vous n’êtes pas en position avantageuse, je suis prête à tenir le siège jusqu’au retour de mon mari. Il ne devrait pas tarder d’ailleurs, mentit-elle.
- Vous tentez de me bourrer, répondit le garçon.
- Oh, tu es au courant, petit, qu’il est peu galant de se dissimuler sous la couche d’une dame? Allez, sort de là ! Tu dois être un des enfants à qui Erle a dérobé la pierre? C’est un terrible mal entendu. Où est ton amie?
- Je suis venu seul. Vous n’allez pas me faire de mal? s’inquiéta Gwion prisonnier de sa cachette.
- Bien sûr que non, tu me prends pour une harpie? Erle est incorrigible, la dernière fois, il m’a ramené le perroquet du notaire, tu imagines ce que j’ai dois déployer comme efforts pour réparer ses erreurs ?
- Je sors, répondit gwion sur ses gardes. Reculez de quelques pas.
Gwion se dégagea, canne première, de sous le matelas, aussitôt, madame Sacassot se jeta sur lui, tisonnier en main. Il roula pour éviter un coup, en bloqua un second avec sa canne.
- Je vais t’apprendre sale cloporte à entrer chez les gens sans invitation, cria Sarah enragée.
- Vous êtes complètement folle, l’opale appartient à Anna !
- Tu expliqueras ça aux gendarmes, petit crocheteur pouilleux, la pierre a toujours appartenu à ma famille, rugit madame Sacassot en assenant une troisième fois.
En tentant de parer, la canne lui remonta sous le nez. Gwion sonné par la violence de l’impacte, l’assaillante le captura par le collet, l’extirpa de sous le lit et le projeta contre le mur, l’assommant pour de bon.