À la pointe d’une branche, sous le regard terne du soleil mourant, Leïla traça la dernière marque sur le sable sec. Inlassables, au loin, les vagues expiraient sur la plage dans un rythme sans vie, comme le reflux de corps inanimés, informes et abstraites, promesse sans saveur d’un semblant d’éternité. Le monde se parait de son noir manteau, son œuvre achevée serait engloutie par les ténèbres, puis la marée l’effacerait, insensible, et une nouvelle journée recommencerait, noyant la précédente sous le compte des jours moroses. Que n’avait-elle déjà trop vécu ?
Combien de fois, combien de vies, combien de lunes avait-elle contemplées ? Ou bien étaient-ce ces dernières qui se jouaient d’elle, confinées dans l’abri molletonné du ciel, qui s’amusaient en silence de son interminable danse. Couvée par les flammes de l’astre solaire elle renaîtrait la nuit suivante, et alors tout recommencerait ; sur cette plage, encore et toujours, elle reviendrait, triste pantin.
Odieuse mécanique ! Quel infâme rouage celui qui ne peut casser. Quelle fissure pourtant, parcourait la frêle fille ; de la voûte de ses pieds au sommet de son crâne, tout n’était que brisure. Une coquille délaissée, qu’aucun collier n’aurait su recevoir. Une vilaine carcasse.
Le dégoût, la haine, l’avaient abandonnée. Seule lui restait la fadeur de la peine, cette mélasse poisseuse et crasse, cauchemar putride, espoir creux ; une blessure éparse. Comme une seconde peau, elle recouvrait chacun de ses gestes, l’épousait dans une sordide union, sans jamais l’étouffer entièrement. Non, le pire était ce fragile fil d’air qui chaque jour l’agitait, et qui chaque nuit la quittait, abandonnant son corps désarticulé de poupée à ce plancher qui ne voulait brûler ; ce futur, sa destinée.
Les ombres déjà gagnaient la plage, lui léchaient les pieds, aussi Leïla se défit-elle de sa branche et se mit en marche vers son abri. Son pas était silencieux, las mais assuré. Au matin, ses traces auraient disparu, mais elle se tiendrait encore là, à l’orée de l’immense, contrainte au tangible.
Sa tenue s’était réduite à la simple nécessité, amaigrie par les saisons et l’ennui ; Leïla avait perdu le goût des couleurs bariolées. Les premiers temps, bien sûr, avaient été fastes. La sensation de tout posséder l’avait enivrée, les interdits bravés aussi, mais l’alcool n’avait plus l’effet ingénu d’alors, le festin l’avait écœurée. Dans les tours fantômes, elle ne voyait plus que les décombres d’un autrefois, le malheureux écho d’un ailleurs qu’on lui avait promis.
Regagnant le sol bétonné elle enfila ses sandales, puis sa marche reprit. Les claquements sur le sol projetaient des murmures d’antan sur les vitrines. Elle ne s’y attardait plus, c’était comme ouvrir des cercueils. Le regard de la jeune fille glissait des façades, la pupille s’en moquait bien, s’affaissant sur un sol lui aussi inchangé. Il n’y avait rien de cette sinistre farce que le temps n’ait délavé. Pas une fissure, pas une brique, pas un détail, pas même la lueur dans ses yeux ; rieur, il emportait tout.
Son pas la mena sous une galerie de stores inertes, dernière étape avant de rejoindre son abri. Ce n’était pas le premier, elle déménageait régulièrement, espérant trouver dans chaque nouvelle cachette le réconfort qu’elle espérait tant. En vain ; c’était vide. Tout ce qu’elle investissait se peignait de cette étrange pulsion qui battait en elle, un retentissement de rien, un cri étouffé, une désespérante envie de fuir. Les images qui couvraient les murs se paraient de l’horreur d’un monde mort, les sourires dégringolaient des photos, morceaux décomposés de son passé qui jonchaient bientôt sa planque, désemparés. Que pouvaient-ils face aux années ?
La jeune fille passa la porte ; sans clé, elle n’en avait pas. Du moins, elle n’en avait plus, car les premiers mois de cette période sans fin, elle avait craint qu’on vienne la chercher, la ravir dans son sommeil. Ces monstres, ils n’étaient qu’ombres. Et que n’aurait-elle donné en ce jour pour la moindre compagnie ? Grande ouverte, la porte ! Bouche béante qui l’avalait chaque soir indénombrable, et la recrachait au matin. Il n’y avait plus qu’elle de toute façon ; elle et l’attente, sous des astres désolants.
Alors, sans un mot, elle s’assit sur sa couche, détacha sa montre qu’elle plaça avec soin à gauche de l’oreiller, se servit du vin dans un verre qui l’attendait, et enfin, elle attrapa le livre qui traînait sur le sommier. Elle n’avait pas de marque-page. Aussi, elle fureta quelques instants avant de reprendre où elle s’était arrêtée. Leïla porta le breuvage à ses lèvres, l’habitude l’avait rendu doux. Plus doux encore en était l’effet, une vague sensation d’oubli, de laisser-aller dans le courant des choses. L’impression de voyager à travers le temps, de quitter cet endroit. Tout cela était faux, bien sûr ; tout cela ne pouvait qu’être faux, car le lendemain serait un jour comme les autres. Jusqu’à ce que la mort vienne l’arracher à cette cruelle torture, jusqu’à ce que son corps s’effondre, et que ses os s’effritent. Jusqu’à ce qu’elle plonge, elle-aussi, dans l’absolu, loin de cette conscience horrible qui ne résonnait que de sa solitude, loin de ce monde étouffé par son silence. Ou que l’on vienne la chercher.
Oui, demain serait le jour. Ils viendraient demain.
*
* *
La journée nouvelle se faufila à l’intérieur par l’entrebâillement des volets. Leïla sentit la chaude empreinte du soleil grimper sur ses chevilles nues et s’extirpa peu à peu d’un sommeil sans rêves. Déjà, la grisaille rongeait ses pensées ; elle la portait en collier, jamais loin de la tête. Ne pouvait-elle rester là, à attendre patiemment la mort ? Son cirque servait-il seulement un sens ?
Les yeux de la jeune fille parcoururent la pièce, et la mémoire rigide pendue aux murs s’imposa une fois encore à elle. Sur les photos, sa famille. Sa mère surtout, et son regard mêlé d’angoisse, le dernier qu’elle lui ait jamais vu, collé sur chacune d’entre elles. Il suintait de derrière ses sourires, coulait de ses pores tel un reflux malsain qu’il aurait été impossible de contenir. Dans sa tête, les souvenirs se mélangeaient. S’accrochait-elle à des chimères ? La dernière phrase de sa génitrice résonnait encore de son espoir navrant, cognait contre son crâne. Ils vont venir Leïla, tu dois les attendre. Derniers mots d’une folle, derniers mots de sa mère ; derniers mots d’une morte.
Cinq ans avaient égrené leurs jours depuis cette terrible date. Cinq ans pendant lesquels cette prière s’était effilée, défilée même, abandonnant sa candide croyante au doute. Et aujourd’hui qu’en restait-il ? Ces lèvres étirées lui arrachaient le cœur. N’était-ce la lueur de la farce qui brillait dans ce reflet ?
Au diable ! songeait-elle parfois. Il lui aurait été si simple de partir. Quitter cette misère était une raison suffisante pour que la pensée s’enracine dans son esprit. Cette douleur atroce, cette pointe au cœur, tout cela, elle aurait pu le supporter si seulement elle avait eu la certitude qu’un jour en viendrait la fin. Elle comblait le trou béant de son organe par un mensonge, n’était-ce déjà point trop ? Ce n’était pas la peur qui retenait son bras ; seulement… cette satanée cicatrice, ce passé rafistolé dont elle ne se souvenait qu’à moitié… comment déroger à son devoir, puisque sa mère lui avait dit d’attendre ?
Une nouvelle journée débutait, Leïla se redressa sur son sommier. Le sommeil s’évaporait déjà au soleil, et une atmosphère étouffante se profilait par-delà les volets. Un ultime regard aux photos, et elle trouva la force de se lever pour s’apprêter.
Un passage sous l’eau fraiche délassa son corps. Elle laissa le flot couler sur son visage, puis sa nuque et ses épaules. Cette énergie pourtant, jamais ne s’infiltrait. Ragaillardi, son corps creux se mouvait ; c’était suffisant. La jeune fille se sécha sans vigueur.
La tunique glissa sur les angles marqués de son corps, s’arrêtant en dessous du genou. Elle la protègerait des rayons brûlants. La montre trouva une place à son poignet. Puis, elle se dirigea vers ce qui avait été la cuisine, y dénicha des gâteaux secs. Elle en profita pour rincer son verre de la veille, vérifia ses provisions, et quitta les lieux une fois ses sandales mises.
Le soleil filtrait sous les stores, les pas claquaient sur le sol, rien de tout cela n’obtint le privilège de son attention. Les dents serrées et les poings clos, Leïla se rendit une fois encore à la plage.
J'ai fait un petit tour ici suite à ton ajout de mon histoire dans ta PaL ! Ton résumé très bref nous ouvre directement sur des mystères, ce qui est retrouvé dans ce premier chapitre. Enormément de mention de ce "ils" sans pour autant l'évoquer. Ceci donne énormément envie d'en savoir plus. C'est très joliment abordé.
Ensuite, les éléments que tu nous parsèmes un peu partout dans ce chapitre semble à la fois si naturel pour Leïla mais également très important pour le narrateur et le lecteur. Comme si un lien se créait. C'est très agréable.
Par rapport à la forme, rien à redire. Tout est parfait. Le début semble presque semblable à de la poésie. Ces petits paragraphes, ce coté si poétique, on peut même retrouver des rimes. C'est incroyable vraiment, j'ai été vraiment touché par tout ceci. Le fait que tu décrives la porte du logis de ce personnage comme une sorte de "bouche béante" me fait automatiquement penser à Baudelaire et son poème d'ouverture "Au lecteur" avec "Et dans un bâillement avalerait le monde /C’est l’Ennui !". Cette porte nous fait véritablement entrer dans ton récit.
Merci de nous offrir cette histoire.
J'ai très hâte de lire la suite :)
Oui, mystère mystère... ^^
Si ça t'intéresse, j'ai écrit ce texte guidée par l'album Departure songs de We lost the sea, c'est du post rock, ça met un peu dans l'ambiance.
C'est chouette ce que tu cites, j'irai voir ce qu'il en retourne parce que je ne connais pas bien !
Mais avec grand plaisir, c'est moi qui suis ravie haha
Bye !
Bienvenue sur PA !
Très joli texte, le style est très agréable et porte parfaitement la découverte de Leïla. La mort de sa mère, son rapport à la boisson, tu glisses subtilement plusieurs éléments intéressants qui risquent d'être importants par la suite.
"Oui, demain serait le jour. Ils viendraient demain." Tu évoques plusieurs fois ces "ils", sans en dire trop. Forcément ça pose question sur la suite...
Rien vu sur la forme,
Bien à toi (=
Désolée pour le temps de réponse, me voici ! :)
Merci pour ton accueil et tes compliments sur le texte, je l'ai écrit il y a un moment déjà mais des bouts me reviennent régulièrement en tête, c'est chouette de voir qu'il plaît en tout cas.
Auras-tu les réponses à toutes tes questions ? hehe
Tu les as peut-être déjà.
Merci pour ton passage et ton commentaire !