La Plaine

Par La Scia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte est une tentative pour fixer ce qui s’est passé ces derniers mois à Gullion. Maintenant, je n’ai plus rien d’autre à faire qu’écrire. Je flotte dans la méta-matière. Ce texte est la preuve que je continue de penser. Raconter. M’en tenir scrupuleusement aux faits. Surtout ne pas essayer de réfléchir. Réfléchir, ça vient de reflectere, faire courber, alors il faut absolument que je garde la ligne du récit. La droite. Pas la courbe. Si je commence à me demander, par exemple, comment il est possible que je continue à écrire sans savoir où je suis vraiment, c’est la feuille blanche. Je remarque la lumière blafarde de l’ordinateur dans la chambre, la solitude, je n’arrive plus à bouger mes doigts, je me retrouve prisonnière de la sensation d’effroi qui m’a saisie lors du premier choc. Il faut que je agrippe au récit. La droite vers l’infini. Quand je suis satisfaite de moi, je fais lire la moisson de mots du jour à mes amis. Ils me rappellent un détail, une conversation… J’ai appris un peu de langue des signes pour communiquer avec eux, mais avec une seule main, c’est comme si j’avais seulement une moitié d’expression. Ils sont patients, la conversation reste malgré tout laborieuse. L’année scolaire a recommencé. Ils sont de plus en plus occupés. Pourtant, je sais que le texte est important pour eux. Pour moi, les journées s’étendent, toutes pareilles, lentes et ennuyeuses, sans parler des douleurs. La sensation de mon corps. On dit que les amputés sentent encore leurs membres coupés, qu’il les démange. Moi, il ne me reste plus que l’ustensile à gratter, et mon corps entier est une démangeaison géante.

Aurais-je besoin d’un mois, d’un an ? Je galope sur les lettres, toute mon énergie passe dans ce clavier. Je fais des recherches aussi, internet, beaucoup, mais aussi dans la vieille bibliothèque, à Gullion et dans le Septimontium. Articles de presse, extraits de correspondance, tout ce qui est archivé, me sert. Et c’est peut être de là que va jaillir enfin la compréhension. Je ne suis plus là, et pourtant, j’ai l’impression d’exploser. Je porte les voix de tous mes amis en moi, en même temps.

Il est essentiel que notre histoire soit fixée quelque part, pour qu’on puisse l’étudier, l’observer à froid. Et comprendre. Ce qu’on comprend, fait moins peur. Avec le recul, c’est à l’arrivée de Lucie que tout commença.

 

 

 

 

« Ville modeste au pied de Karstisse, Gullion est devenu un symbole des ravages de l’ère industrielle.

Si son centre historique reste une démonstration magistrale des excès de l’architecture pré-haussmannienne, rien ne subsiste des sept manoirs bourgeois qui lui valaient son surnom de « perle de la vallée ». Remplacés par des usines, des logements sociaux, des barrages, quand ils n’ont pas tout simplement été rayés de la carte, on ne trouve de plus leur trace que dans

les archives de Granville (à l’exception d’un seul, le Cédrac, malheureusement non ouvert aux visites). Sous l’ombre tutélaire du Ligolun, la montagne au pied de laquelle la ville est construite, Gullion est aujourd’hui une banlieue moderne et sans intérêt. Son centre-ville vaut encore un rapide coup d’œil, pour les passionnés d’architecture pré-haussmanienne. »

 

Guide Vert, La Karstisse. éd. 2016.

 

 

 

 

Lucie regardait le paysage défiler à toute vitesse par la fenêtre du train. Depuis un moment déjà, elle avait cessé de trouver aux images un air familier. Elle avait traversé plusieurs grandes villes, avec des barres d’immeubles imposantes et des bouchons sur les autoroutes qui longeaient la voie ferrée. Elle avait aussi vu des champs remplis de grosses vaches noires, puis noires et blanches, puis marron et blanches, puis intégralement blanches… Avant de partir, son père lui avait proposé au téléphone de les compter pour s’occuper pendant les 9 heures de train. « Je t’assure, il y en a tellement sur ce trajet que c’est beaucoup plus efficace que les moutons pour s’endormir ! La dernière fois, je suis tombé à la 773e ». Son père était optimiste. « J’aimerais bien savoir comment on peut s’endormir quand on part s’installer dans une nouvelle ville… » se demandait Lucie, qui comptait les vaches consciencieusement, sans fermer l’œil.

Pour l’instant, elle avait seulement vu quelques photos de leur nouvel appartement, qui lui avait parut… neutre. Sa chambre était plus grande qu’à Toulouse, mais moins jolie, à cause d’une tapisserie hideuse, marron foncé avec d’énormes fleurs bleues et oranges. Il y avait du soleil dans la pièce principale, la cuisine lui avait semblé assez sombre. Elle avait eu du mal à l’imaginer avec leurs meubles à eux. Gullion. La petite ville où ils s’installaient. Lucie n’en avait jamais entendu parler avant de commencer le déménagement. La ville se trouvait apparement au pied des montagnes (« Pratique pour le ski ! La Karstisse, le cœur des Alpes ! » s’emballait son père, « Au pied des pistes ! »), à côté d’une ville plus grande appelée Granville, où son père avait été muté (« Une ville superbe, très universitaire ! Très vivante !») Tout avait été tellement précipité ! Quand il avait appris sa mutation, son père avait eu moins d’une semaine pour retrouver un logement. « Tu verras, on sera bien ! Un peu en dehors de Granville, tranquilles. Mais ne t’inquiète pas, tu n’auras pas trop de temps de trajet pour aller au lycée ! Et d’ailleurs, le lycée est très bien, d’après ce que j’ai entendu dire… » Vraiment, son père donnait tout ce qu’il pouvait pour lui communiquer son enthousiasme. À tel point que Lucie finissait par être un peu inquiète.

Dehors, même les nuages semblaient différents : ils s’étiraient en spirale, dessinant de gros escargots blancs sur le ciel bleu.

Lucie fouilla dans son sac pour relire la carte de Christophe et Magali. Ses deux amis l’avaient glissée à l’intérieur de la paire de rollers qu’ils lui avaient offert pour son départ, pendant sa soirée de départ au restaurant. Ils s’étaient surpassés : Magali avait fait un dessin magnifique, où on voyait Lucie largement reconnaissable, assise en haut d’une montagne dans la position du penseur de Rodin, avec la tête tournée vers une esquisse rapide de la ville de Toulouse. Le tout à l’aquarelle. Elle était vraiment douée, trouvait Lucie. « Je le collerai sur une des fleurs de la tapisserie, ça sera déjà ça… » Christophe lui avait écrit deux bonnes pages de tartine compliquée et lui avait donné une clé USB avec ses morceaux préférés.

 

« T’inquiète pas, on t’oubliera pas » lui avait-il glissé à l’oreille en lui tendant le paquet cadeau. Et voilà, encore une fois, Lucie avait les larmes aux yeux. C’était la manière qu’il avait eu de dire le « On » de « On t’oubliera pas ». Depuis toujours, le « On », c’était Christophe, Magali ET Lucie. Et maintenant, qu’est-ce que ça voulait dire, ce « on », sans elle. Lucie se concentra fortement sur les vaches, cette fois complètement rousses. A Gullion, elle ne connaissait personne.

 

Elle n’était pas toute seule dans le compartiment. Une vieille dame tricotait paisiblement une écharpe bleue turquoise, et, de temps en temps, levait ses yeux clairs vers Lucie, pour lui envoyer un léger sourire. À ses côtés, se tenait une femme grande, mince et un peu pincée. Elle dégageait un parfum capiteux et tentait de se remettre du rouge à lèvre, entreprise difficile au milieu des cahots du train. Sa silhouette générale faisait penser à un lévrier amaigri, avec des petites dents aiguës. Elle poussait des soupirs d’exaspération à chaque fois qu’un tressautement du train faisait dévier le trajet de son tube de rouge à lèvres. À l’horizon, les montagnes commençaient à se découper dans la lumière, imposantes. Les fameuses montagnes. L’une d’entre elle, particulièrement, se dressait vers le ciel comme un sabre, avec des arêtes coupantes, un peu de brume accrochée à son sommet.

 

« Ça y est, Célina, on voit le Ligolun, nous sommes bientôt arrivées ! » 

dit la vieille dame.

« Tant mieux, » répondit sa compagne. « J’ai besoin d’être au large pour me rafraîchir, c’est ridicule avec mon miroir de poche, je ne vais jamais parvenir à me… »

 

Tout à coup, le train s’arrêta brutalement dans un bruit assourdissant de freins et de ferraille. Le choc fut si violent que Lucie fut projetée en avant, les deux mains sur le sol et se retrouva à quatre pattes dans le compartiment, toutes ses affaires éparpillées autour d’elle.

« Mais qu’est-ce qui se passe encore ! C’est pas vrai, on n’arrivera jamais ! » s’exclama la femme au rouge à lèvres. Après quelques cahots, le train finit par s’immobiliser complètement.

 

Soudain, un hurlement retentit à l’avant du train.

« Mon Dieu, j’espère qu’ils n’ont pas remis ça ! » La femme-lévrier s’époussetait nerveusement et ramassa précipitamment le contenu de son sac à main.

 

La vieille dame aida Lucie à se relever.

« Vous ne vous êtes pas fait mal mademoiselle ? Regardez-moi ça, vous allez avoir un beau bleu aux genoux. J’ai bien failli faire la galipette, moi aussi ! » Elle parlait avec une extrême douceur mais elle avait l’air légèrement effrayée. « C’est peut-être un problème technique, ça arrive aussi. Vous visitez notre belle région, sûrement ? »

« Euh, non, je viens habiter par ici : mon père vient d’être muté à Granville, nous avons trouvé un appartement à Gullion, et euh, on vient s’installer. » répondit timidement Lucie.

 

La vieille dame laissa échapper un cri. « Ah ! » puis elle se reprit « Mais vous allez vous plaire, ici. Notre pays est parfois un peu… austère pour les jeunes gens, c’est vrai, mais il a ses beautés » ajouta-t-elle, en la fixant de ses grands yeux clairs, « C’est le Karst, voyez-vous. La roche de nos montagnes. Une roche blanche, magnifique… qui est solide en surface seulement. Les promeneurs s’obstinent à venir dans la Karstisse, mais elle n’est pas hospitalière. On trébuche hors d’un chemin, on atterrit dans un trou et là… Il faut être prudent avec le Karst. » Sa compagne l’interrompit.

« Belle-maman, vous allez lui faire peur ! » Elle s’adressait à la vieille dame en parlant légèrement plus fort, comme si celle-ci n’était pas vraiment capable de comprendre tout ce qu’elle lui disait, puis elle reprit à l’intention de Lucie :

« C’est beaucoup plus simple que ça : Gullion est une ville de banlieue. Et comme dans toutes les banlieues, les jeunes sont mal élevés – je ne dis pas ça pour vous, bien entendu, vous m’avez l’air fort convenable… Mais la plupart n’ont aucune idée de ce que le mot respect veut dire. Alors forcément, les accidents se multiplient. Aux informations, on parle d’une bande d’inconscients qui organisent de petits trafics le long de la voie ferrée… Enfin, espérons que cette fois-ci, ce ne soit pas à nouveau un accident le long de la voie, mon Dieu, faites que les jeunes de Gullion nous surprennent, pour une fois… » Pendant qu’elle parlait, Lucie ne pouvait détacher ses yeux de ses dents. Le rouge à lèvre avait ripé sur ses dents.

 

Lucie commençait à avoir la nausée.

 

« Le train a… heurté quelqu’un ? »

« Hélas, probablement. On dirait presque que c’est une mode chez nos adolescents ! » Ses incisives étaient rouge. Quelle était cette couleur de rouge à lèvres? Pivoine, vermillon, rouge sang?

 

Effectivement, une ambulance arrivait au loin.

 

« Mais il faut faire quelque chose ! J’ai mon brevet de secourisme, je peux peut-être… »

« Je ne vous le conseille pas. » répondit sa voisine en repiquant froidement une pince dans ses cheveux, « Vu la longueur du train, vous arriveriez trop tard, de toutes façons… Bien sûr, c’est triste, mais ce qu’il y a surtout de pénible, c’est qu’à chaque fois, on arrive avec au moins une demi- heure de retard. Au bas mot. »

 

La vieille dame continuait de fixer Lucie. Ses lèvres dessinèrent à l’intention de Lucie « Le Karst », sans qu’elles ne produisent aucun son. Lucie frissonna.

 

 

Le jardin est magnifique à cette période de l’année, pensa Lucien en remontant ses lunettes demi-lune sur son nez. Les lunettes tombaient toujours. Elles avaient même dessiné sur son nez un chemin plus lisse, comme un toboggan à lunettes. Il avait fini par les accorcher avec une chaînette, et même s’il ne voyait pas vraiment mieux avec, il s’était habitué à cette dégringolade nasale. Même un peu floue, la beauté du jardin dans la fin du mois d’août lui serrait toujours la gorge. Il se demandait si les jeunes filles du foyer s’en rendaient compte. Les pommes qui dégageaient une odeur fraîche, les buissons de chèvrefeuille, les merises devenues noires et sucrées à la fin de l’été, les poires et leurs parfums de vanille et de cannelle… Son chef d’oeuvre était les deux allées de rosiers, Graham Thomas et Enfant de France, jaune du début de crépuscule, et rose de l’aube, à l’entrée du vieux bâtiment de brique rouge qui gardait un air aristocratique même s’il accueillait des jeunes filles en urgence sociale. La dureté de la vie n’est pas une excuse pour négliger la beauté, pensait Lucien. Déjà que ça ne doit pas être facile, pour ces pauvres gosses, alors autant les entourer autant que possible de beauté. Pour Lucien, ses allées de roses étaient plus spectaculaires que la porte babylonienne du Pergamon, mais elles étaient le fruit d’un travail sisyphéen. Tous les jours, le vieux jardinier s’armait de son sécateur, et partait traquer la moindre rose fanée, la moindre feuille roussie. Seulement aujourd’hui, dès son premier geste pour éliminer une fleur fanée, il resta sidéré. De l’extérieur, personne n’aurait rien remarqué. Peut-être que juste que l’absence totale de mouvement du vieil homme. Le fait qu’il se fige brusquement. 

Dans sa main, le sécateur avait perdu tout son poids. Lucien vérifia qu’il ne s’était pas entortillé dans une tige de volubilis ou de chèvrefeuille, et tout doucement, il le lâcha. Le sécateur resta dans l’air. Il flottait. Lucien le serra dans sa main, le tira à lui en luttant contre une légère résistance, puis il se précipita dans la serre où il avait commencé à récolter les bulbes pour le printemps prochain et se rua sur son téléphone. Au loin il entendit l’alarme qui annonçait l’entrée du Paris-Grandville en gare de Gullion, et le bruit de ferraille d’un grand coup de frein. Lucien resta un moment interdit. Carmela ne retrouvait jamais son téléphone dans les nombreuses pièces du Cédrac. Le temps qu’elle mette la main dessus, Lucien pouvait toujours attendre. Tiens, messagerie.

« Carmela, rappelle-moi tout de suite. Je viens d’assister à une manifestation du souffle. Préviens Grenaille et Vanille en vitesse. ». Lucien soupira. Puis il retourna près des rosiers et tenta de placer son sécateur à l’endroit exact, dans la position exacte qu’il avait lors qu’il avait semblé s’extraire des lois de la pesanteur. Rien. Il pesait toujours poids dans sa main. Pas de changement. Dans la serre, son téléphone sonnait. Il jura et se précipita à l’intérieur, mais il se prit le pied dans une racine de rosier et se retrouva par terre. Le temps qu’il se relève en grognant, qu’il s’époussète et qu’il cherche son téléphone, qui se trouvait lui entre les bulbes d’iris et les précieux bulbes de tulipes à franges, alors qu’il était persuadé de l’avoir laissé sur la table de l’entrée, il avait raté l’appel. Il écouta sa messagerie et la voix grave et un peu cassée de son amie lui résonna à l’oreille. 

« Pas de stress, mon Lulu ! Tu as oublié que c’est aujourd’hui que Philomèle rentre de ses petites vacances avec sa bru ? Les vacances tortures à La Ciotat ? C’est sûrement ça que tu as senti. Le Cédrac aussi a tressailli un peu quand le train est entré en gare. »

Lucien décolla le téléphone de son oreille. Dans sa main, son sécateur pesait tout son poids. 

 

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