La plume de l'Oiseau Roi

Par MISO

Émeline revenait de sa cueillette aux abords de la cité, un panier sous le bras. Les frondaisons et bordures de chemin recelaient les plantes qu’elle ne cultivait pas dans les petites parcelles devant sa boutique. Certaines poussaient bien mieux à l’état sauvage. Ces promenades matinales lui offraient surtout l’occasion de méditer sur les événements loin du bruit, des distractions et des clients de la boutique. Mais ces derniers jours, ces errances tournaient inlassablement autour du carnaval de la saison précédente, et d’une personne en particulier.
Le vide l’avait réveillé avant les premières lueurs. Malgré les draps tirés jusqu’aux épaules, la tiédeur s’était refermée sur elle. L’absence n’avait rien de réconfortant, et un large espace s'étendait alors à son côté. Elle se demandait toujours s’il l’avait reconnu au petit matin, et que le dépit l’avait poussé à partir. Elle ne trouvait jamais l’audace de le questionner. C’était bien trop embarrassant d’imaginer qu’il avait pensé dormir avec une autre avant la surprise du réveil. N'avait-il pas soufflé son nom dans leur étreinte ?  Elle n’en avait aucune certitude.
Il circulait de drôles d’histoires de l’après carnaval. Souvent les gens gardaient les événements de cette journée comme des secrets embarrassants. Émeline n’aurait jamais pensé que cela puisse lui arriver. D’un autre côté, le regret ne touchait jamais Eliott de sa pointe morne. Pourtant, il ne lui rendait plus visite et Émeline s’inquiétait. Était-ce une nuit qu’il regrettait ?

Arrivée devant la boutique d’orfèvrerie, elle entra en s'annonçant discrètement. Un lourd rideau séparait l’entrée de l’atelier. La boutique avait pignon sur rue, et non des moindres puisqu’elle faisait partie de l’avenue principale de la ville haute avec sa façade presque uniquement constituée de fenêtres. Les croisillons de verre et d'étain recouvraient les deux mûrs extérieurs et permettaient un éclairage quasi constant. Eliott l’avait justement choisie pour satisfaire son besoin de lumière lors de ses assemblages délicats. 

Elle écarta le rideau familier. La lumière dorée rebondissait sur les œuvres de métal ciselés. Des dizaines d'éclats métalliques s’éparpillaient sur les murs et les tables. Un lieu paisible si ce n’était l’odeur de soudure qui grattait le nez.

Eliott dormait sur son établi, une joue collée à ses dessins éparpillés sous lui. Un bâton de graphite, abandonné près de ses doigts, avait tracé une ligne malhabile sur le papier. Elle chercha la vieille couverture dont il se couvrait quand il veillait tard sur ses projets. Elle soupira. Il était assis dessus. 

L’une de ses conquêtes l’avait encore éconduit. Il réagissait toujours ainsi, s’oubliant dans son travail, polissant les rouages minuscules de ses montres pendant des heures. Et du travail il en avait. Les affaires de l'atelier fleurissaient et attiraient les mécènes plus ou moins bien avisés ou intentionnés. Ses montres, sortes d’horloges miniatures, tenaient dans la paume de la main. De petits bijoux ciselés au gré des commandes, à l’effigie des saints ou des armoires des familles. Les gentilshommes les accrochaient à leur pourpoints au bout d’une chaîne. Les dames n’étaient pas en reste avec d'autres types d’ouvrages, comme de délicates petites sphères contenant du parfum. Certains voyageaient sur plusieurs lieux pour lui passer commande. Sa réputation n’était plus à faire, Eliott avait du talent. Selon Émeline, les minuscules scintillements qui jouaient dans son atelier le prouvaient.

Les étranges lucioles rebondissaient autour de lui. Parfois, Émeline en trouvait cachés dans les récipients. Un jour, elle avait réussi à en attraper une, et l’avait observée avec l’une des loupes de l'établi. Il n’y avait rien de plus qu’un cœur de lumière chatoyante. Eliott lui avait demandé ce qu’elle pouvait bien faire à s’agiter en tout sens de la sorte. Elle avait hausser les épaules. Il ne percevait pas leur présence, et pourtant elles lui étaient bien fidèles.

Si l’on en éloignait une, elle s'évanouissait pour réapparaître dans l’atelier. Elles ne se manifestaient pas toujours. Les pépites de lumière diffuse brillaient un peu plus quand il s’affairait, comme de petits génies d’inspiration. Elle balaya l’atelier du regard mais elle n’en voyait aucune.
Émeline posa son panier avec sa cueillette sur un tabouret de bois puis se pencha pour ouvrir l’une des fenêtres à croisillons. L’air frais s'engouffra à l’intérieur et souleva quelques croquis qui glissèrent au sol.
Eliott commença à remuer sous l’effet du courant d’air ou bien de l’odeur du pain chaud qu’elle sortait du panier. Sans y prêter attention, elle continua son rituel et déposa quelques chandelles sur l'établi. Il avait la manie de laisser les flammes les consumer toute la nuit, aussi il ne restait plus rien au matin, hormis les coulures de cire froides. Si elle en faisait autant, sa propre boutique aurait flambé en un rien de temps. Une chance que les veilleurs de nuit ne lui aient jamais reproché de travailler pendant les heures sombres.

 Il bailla, un feuillet encore collé à sa joue, le retira puis frotta sa nuque endolorie.
— As tu trouvé une plume de petit roi ce matin ?

Elle affectionnait le petit passereau que l’on nommait roi des oiseaux et des barrières. On racontait aussi que leurs plumes portaient bonheur. En trouver une était devenue une de ses lubies. Mais elle avait eu la tête bien ailleurs, loin de ces petits favoris.
— Non, je ne crois pas. Je n’ai pas fait attention.
Elle lui montra sa propre joue pour lui signifier l’encre qui le maculait. Le regard encore hagard, il ne comprit pas tout de suite. Il grimpa l’escalier de bois étroit pour se débarbouiller dans la pièce supérieure où il gardait une vasque d’eau fraîche prête à l’emploi. Elle l’attendit en bas. Rester dans l’atelier était l’une des règle qu’elle s’imposait.
—Tu n’en trouveras pas si tu n’y mets pas un peu de méthode. Cherche leur nid, se moqua-t-il depuis l’étage.

Elle leva les yeux au ciel. Il lui donnait des leçons alors qu’il ne quittait jamais la ville. Cela faisait bien longtemps qu’elle en cherchait une sans jamais en trouver. L’oiseau était minuscule, presque invisible. Pourtant elle entendait bien son chant distinctif rebondir entre les cimes.
Eliott oublia très vite ses récents tourments amoureux. La nuit lui suffisait. Souvent, des femmes belles et aisées le courtisaient tout aussi bien que des hommes. À peu de chose près, les seconds trouvaient plus souvent grâce à ses yeux que les premières. Son talent attirait autant de curieux que d’envieux. Malheureusement, il distinguaient peu les bonnes intentions des mauvaises tant qu’ils lui prodiguaient de l’attention. Il avait forgé une carapace d'élégance et en jouait très bien, même si le résultat n’était pas à la hauteur escompté. Il finissait donc ainsi, à nettoyer ses émotions en polissant les mécanismes de ses ouvrages.
Ayant remplacé ses vêtements chiffonnés par des propres, il revient plus frais pour partager le petit déjeuner. Malgré ses efforts, quelques douceurs persistaient dans ses traits et une barbe tardive poussait de manière éparse et désordonnée diminuant sa mise stricte.
L’atelier n’était pas vraiment à son image ou alors d’une manière saugrenue. Il s’offusquait à chaque fois qu’Émeline déplaçait ses outils (Ce qui ne l’empêchait jamais de le faire). Elle les remettait pourtant là où elles les avaient vu la veille. A croire que leur emplacement changeaient d’un jour à l’autre. Ainsi, quand elle déplaça les feuilles et outils sur l’établit, il l’interrompit pour s’en occuper lui même. Il les rangea un à un dans les divers pots et tiroirs. Ses croquis rejoignirent une pile éparse et froissée dédié à ses recherches.

Alors rien n’avait changé. Émeline prêtait une grande attention à ce que tout continue comme s’il ne s’était rien passé. Elle continuait de lui rendre visite et de lui prodiguer son aide.

 


*El*
Tout et rien n’avait changé. Bien sûr qu’il l’avait reconnue.
Pour le carnaval elle avait changé sa robe verte habituelle pour une noire qu'elle portait fièrement. Magnifiquement. Des broderies d’or poussaient délicatement sur sa jupe et son corsage qui découvrait la naissance de ses épaules. Le métal précieux n’était pas à sa portée mais elle avait déniché des graines d’herbes dorées venues du nouveau monde. Le loup posé sur son visage ne masquait pas le rouge qui lui montait de la gorge jusqu’aux joues, couleur semé par ses rires. Il aurait reconnu ses boucles noires entre mille. Quelques torsades sombres s’échappaient pour rebondir sur sa nuque. S' il en doutait, il suffisait de l’approcher son inépuisable fragrance de romarin le confirmerait. En l’observant, une vérité s'était emparé de lui.
Elle riait au bras d’un homme, qui devait être un ébéniste du quartier voisin, ou bien à en juger par sa carrure un tailleur de pierre du parvis de la cathédrale. Ce n’était pas le boulanger qui la regardait passer sur son chemin habituel, celui là il l’aurait reconnu. Et puis, elle ne l’avait jamais remarqué, il n’était pas important. L'ébéniste-ou-bien-tailleur s’était éloigné quelques instants avec leur deux coupes vides. Laissant cet oiseau à la robe sombre et aux plumes de velours au milieu des visages masqués, l’ombre d’un sourire encore sur ses lèvres. Eliott voulut intensément la rejoindre avant qu’elle ne s'envole. Il portait un masque lui aussi, assez large pour cacher son identité comme tous les carnavaliers descendus en ville. Ses compagnons n'avaient pas manqué de l’interpeller mais il les avait ignorés. Prétextant que la musique couvrait leur appels.

Des musiciens jouaient un air assez lent pour qu'il soit assuré et assez rapide pour être intéressant. C’était idéal. Il l’avait invité pour une, puis deux, puis trois danses au milieu des flambeaux. Ils s’arrêtaient pour mieux recommencer, bondissant sur des rythmes qui leur coupaient le souffle. Elle ne pensait plus à l’autre. Il en fut ravi et coupable en même temps.

Une main dans la sienne et l’autre sur sa taille, il avait l’impression d’avoir attendu ce moment depuis longtemps. Étrange, il souhaitait ne jamais lâcher sa main, pas tant que les lanternes de papiers brûlaient. Pas tant que les étoiles brillaient. Pas tant qu’il respirait.

Son propre empressement le surprenait. Dans un costume bien au delà de sa condition prêté par ses amis, il ne se sentait plus tout à fait lui. Sans doute ne l’avait-elle pas reconnue non plus.

Elle avait dansé et joué jusqu’à en être étourdie, l’atirant dans sa ronde folle. Puis ils s’étaient enfuis à l'abri des regards, enivrés des libertés et des mystères soufflés par le carnaval. À quel moment, il ne savait plus.
Il avait savouré le parfum de romarin de ses boucles désinvoltes. Dans la nuit, les rires et la musique du carnaval chantaient sous leur fenêtre. Leur mains avaient caressé et embrassé longtemps avant qu’ils s’écroulent de fatigue, encore transit de la fièvre qui les avait traversés. Là, il continuait d'effleurer sa chevelure semée du sel de ses inquiétudes, s’enivrant de sa fragrance. 

Son départ lui avait coûté une immense volonté, et lui avait laissé une immense culpabilité. Mais quand les étoiles faiblissaient en même temps que la nuit, il fallait une volonté encore plus forte pour affronter la demoiselle endormie.
Il n’avait pas cette volonté.
Il était parti.
Il avait laissé la nuit fragile couvrir son secret. Le petit jour se levait sous un ciel limpide de la couleur des yeux d’Emeline. L’air de ce matin de printemps le mordait et il avait soufflé dans ses mains tièdes, gardant la tête enfoncée dans sa cape. Il n’arrivait pas à faire face à ses yeux de cristal et leur jugement. Pour le punir de sa lâcheté, l’écho de ses pas sur les pavés lui renvoyait sa faute. Et là, dans la ville encore déserte, c’était le ciel qui le jugeait.
Dès lors, il n’osait plus se rendre à l’herboristerie, comme un aveux enfermé dans le silence de sa honte. Il cherchait encore quelle folie s’était emparée de lui. La courtiser lui semblait impossible. Elle connaissait ses failles et pire encore, ses errances et le nombre de ses amants.
Pourtant, le souvenir de ce plongeon dans l’ébène de ses cheveux ne le lâchait plus, il collait à ses pensées quotidiennement, le rendant fou. 

La savoir avec lui, lui manquait. 

Il l’aurait dévoré.

Il rêvait de libérer à nouveau ses boucles et de dévorer sa nuque, de serrer ses formes timides contre lui, ni opulentes, ni sèches. De se brûler les lèvres sur sa peau.

*Em*

Émeline remettait son châle et s’apprêtait à partir tandis que le crayon de bois tapotait le papier. La troisième esquisse qu’il réalisait, et il n’en était toujours pas satisfait. Elle les trouvait pourtant très bien. Elle reconnaissait  distinctement ici des oiseaux en vol, et là un renard et un corbeau, les deux scène destinées à un écrin de boîte à musique.

Autour d’eux, chantait une symphonie de battements métalliques, des tics et des tacs à n’en plus finir. Habituée à les entendre jour et nuit, il n’y prêtait plus attention. À tel point que le silence le plongeait parfois dans un certain malaise, le rendant irritable.
 Avant de retourné à sa boutique il lui rester une dernière chose à faire. Elle avisa le bouquet défraîchis et poussiéreuse sur le rebord de fenêtre. Il lui demanda distraitement s’il n’y avait pas mieux que la lavande au moment où elle les remplaçait par des fleurs fraîches. 

La lavande pour l'apaisement, la guérison. Ses nombreuses débâcles amoureuses, dont il sortait toujours perdant, laissaient derrière elles quelques remous et rumeurs, surtout quand on batifolait avec des puissants. Elle savait aussi  que ses souvenir contenaient des évènement bien plus tragiques demandant des soins différents.

Eliott avait quitté le foyer familial – on pourrait même dire fuit– pour un apprentissage d'orfèvre. La maison qu’il occupait avec son père touchait presque celle d’Émeline. L’homme avait toujours été violent. On aurait pu invoquer l’alcool comme raison, mais cela n’était nullement le cas. Il ne savait simplement pas être autrement alors il passait ses colères sur son fils. Bien qu’elle ait un peu moins d’une dizaine d'années de plus, elle ne pouvait rien faire pour le protéger. Le voisinage fermait les yeux sur les agissements domestiques aussi cruels soient-ils. Elle voyait bien la résignation et le déni dans leurs épaules voûtées quand ils se détournaient des cris de colère. Un matin, elle s’était glissée par le portillon pour partager son butin, une confiserie qu’on lui avait offert, car “elle était bien gentille, cette petiote”. 

Le voisinage n’était peut-être pas si indifférent. Elle se souvenait très bien de la pitié que le petit garçon lui avait inspirée ce jour-là et de l’attente à ses côtés jusqu’à ce qu’il sèche ses larmes. Avec le temps il n’avait plus eu besoin de ses confiseries consolatrices, ni des onguents qu’elle fabriquait dans son apprentissage. Puis les stigmates de la violence de son père disparurent. Leur amitié avait subsisté, même après qu’il eut coupé toute relation avec son passé et sa famille.

*El*
Leur parfum ne lui disait plus. Emeline changea le bouquet pour du jasmin, mais il n’en voulut pas non plus.
Il pensait romarin.
À chacune de ses visites elle laissait derrière elle le parfum d’un bouquet garni tel un spectre olfactif. La comparaison l’amusait. Il flottait dans un songe éveillé d'effluves aromatiques et de fantasme. Puis après quelques minutes, il ouvrait grand les croisillons, de crainte d’en perdre totalement la raison. Il inspirait alors l’air frais à s’en étourdir.


*Em*

Bon, il avait besoin d’autre chose que des fleurs sentimentales. C’était la première fois qu’il émettait un avis sur la présence de ses bouquets. Peu habituée à ce qu’il y ait des objections particulières sur ses choix botaniques, elle avait jeté son dévolu sur de l'eucalyptus, moins floral, moins fleur bleue

trois jours plus tard, elle tenait un bouquet sous son bras, et passa devant les devantures de la rue principale avec une moue sceptique quant à la raison de ses nouvelles exigences. Il y avait ici surtout des tailleurs spécialisés et des vendeurs d’étoffe, l’orfèvrerie se trouvait trois boutiques plus loin, de l’autre côté de la rue. Les passants aimaient y flâner car il n’y avait pas de soucis d’odeur comme avec la rue des boucheries ou celle des tanneurs et des teinturiers.

Elle croisa des gens d’armes faisant une ronde et descendant vers le pont. La rue bien entretenue et les nombreux artisans attiraient  une population aisée et de riches acheteurs. Rien d’étonnant à ce que la rue soit bien gardée. On s’y sentait en sécurité.
Aussi le fracas la surprit plus qu'ailleurs. Elle émit un hoquet irrépressible, et en chercha la source. Un homme sortit avec violence de la porte d’Eliott. Il semblait avoir le double de l'âge d’Émeline et ses habits étaient ternes et usés. Il ne ressemblait en rien aux clients habituels. Son allure criait qu’il n’en avait pas les moyens. Émeline cru un instant le connaître mais il s’éloigna trop vite pour qu’elle en soit sûr. Elle craignait un brigand ou un envieux malintentionné. Il cria une parole de défis qu’elle ne comprit pas, puis partit à grand pas, ses souliers frappant rageusement le pavé.

 Elle se précipita par la porte laissée ouverte, sans regarder l’homme disparaître au coin de la rue. Eliott se tenait droit, la mâchoire crispée. Son habit était chiffonné et son tablier de travers, l’homme avait tenté de le malmener. De carrure étroite et des mains fines d'orfèvre, il n’aurait pas fait long feu face à un adversaire décidé à en découdre. Le visage sombre, il se détourna d’Émeline, ne lui adressant aucun regard. Elle ferma doucement la porte et tourna la pancarte indiquant la fermeture. Bien qu’il se contenait, il ressemblait à un animal en cage, s’acharnant sur sa plume plus que de raison. Ses traits brusques brisèrent la pointe sur le papier. Absorbé sans plus de résultat dans son travail, il finit par lâcher des bribes d’informations.

Son père. De retour, il avait très vite appris la réussite fulgurante de son fils. Il lui demandait de l’aide pour éponger ses dettes. Mais Eliott n’était plus un enfant, il avait mis dehors le monstre de son passé sans autre forme. Son père l’avait asséné de jurons et maudit mais il ne pouvait lever la main sur son fils adulte désormais. Un homme reconnu, avec des amis. Mais un homme qu’il avait cesser de connaître.
Le jour de l’incident s’éloigna et ils n’en furent pas plus inquiétés.

Mais le pire allait venir. Quelques jours plus tard, des clientes venues pour quelques concoctions d’herbes dans la boutique d’Émeline discutaient d’un fait divers. Leur attitude hésitait entre la pitié condescendante et la moquerie. Elle réussit à glaner quelques indices de ces femmes qui ne comprenaient pas sa curiosité. Elles lui rapportèrent que le vieil homme était mort victime d’une rixe de taverne, un règlement de compte à la faveur de la nuit. Résultat de dettes mal placées. Personne ne fit de lien entre l’accident d’ivrogne et l’orfèvre de talent, si bien que ne prêtant peu d’attention aux commérages, ils n’en avait rien su.
Sans famille, le corps avait été jeté dans une fosse commune. Il était bien trop tard.
Elle retarda sa visite ce jour-là, cherchant le moyen de lui annoncer la nouvelle. Elle continua tard la réalisation de ses commandes au milieu du silence et des plantes séchées. Pour une fois, elle prenait même de l’avance. Allumer l'alambic et surveiller la récolte de l’extrait végétale lui octroyait le temps dont elle avait besoin. Le récipient le plus haut de l’installation reposait sur un four circulaire de brique rouge. L’eau contenue, une fois portée à ébullition, transportait l’extrait par évaporation jusqu’au second récipient relié par une tige au premier. Un troisième, bien plus petit, recevait le produit final. Veiller au processus était un bien grand mot, elle écoutait tomber le goutte à goutte du précieux liquide plus qu’elle ne le surveillait. L’extrait tombait en petits martèlements métalliques sur le cuivre. Puis, elle versa l’essence dans de minuscules flacons pas plus grands que son auriculaire. Une fois terminée, étiquetée et scellée à la cire, sa récolte rejoignit les autres flacons et bouteilles sur les étagères. Il y en avait de toutes les tailles. Des jars en terre cuite contenant les plantes séchées les plus courantes reposaient sur le sol de terre battue. Un peu plus haut des pochons en toile et divers bocaux opaques renfermaient les recettes qu’elle inventait. Quand elle prit enfin sa décision, le jour touchait à sa fin.
Comme elle le craignait, Eliott était dévasté. Il n’y avait jamais eu de lien, de tendresse, ou d’attachement avec le vieil homme. Mais c'était son père malgré tout. Il lui avait demandé de l’aide et Eliott l’avait repoussé. Émeline avait peut-être trop tardé. Autour d’eux, les ombres absorbaient une partie de l’atelier. Il fallait déjà allumer quelques chandelles pour repousser l’obscurité. En venant plus tôt, il aurait pu bénéficier des distractions de la journée. Émeline avait préféré s’en servir d'excuse pour repousser l’inévitable. Elle le regrettait. Le décès si peu de temps après sa visite jetait un éclairage nouveau sur les évènements.

Eliott s'asseyait pour se relever immédiatement, les cheveux ébouriffé de les avoir trop tiré.
— Émeline, qu’ai-je fais ? fit-il voûté, perdu, coupable.
Il passait ses mains dans ses cheveux, puis les crispait dans son cou, comme s’il voulait fouiller sa propre chair.

Elle retrouvait la détresse du petit garçon d’autrefois, mais ses larmes étaient sèches et d’autant plus terribles. Il observait l’atelier tournant sur lui-même, sans réellement le voir. Son esprit semblait ailleurs, dans un endroit sombre et sans lumière. Puis il se jeta au mur pour arracher les feuillets qui y étaient consciencieusement affichés. Dans la manœuvre, il hurla de rage ou de tristesse, ou les deux à la fois. Il ne préta aucune attention aux horloges que ses gestes firent tomber. Elles rebondirent deux fois avant de s’arrêter au milieu de l’atelier, tordues. A chaque rebond, les plus fragiles éjectèrent de minuscules éléments. Émeline y assistait impuissante. Sa culpabilité enflait puis explosait subitement. 

 Accroché au mur sous les feuillets, le miroir lui renvoya son visage creusé par des ombres vacillantes.
  — Diable ! Comme il me ressemble, fit-il, serrant si fort ses mains qu'elles blanchirent, son expression se tordit d'effroi, sous la vérité. Comme Je Lui Ressemble.
Il lança son poing sur le verre. Fragmenté depuis l'impact, la surface renvoyait des dizaines de reflets brisés du jeune homme. Tous deux avaient les mêmes yeux châtains et les sourcils épais, si bien que son propre reflet lui devenait insupportable. Il s’attaqua à lui-même, à ses traits trop similaires à ce père qui l’avait malmené si longtemps et qui avait eu l’audace de revenir pour mieux le hanter. Il entreprit d’arracher ce qu’il pouvait en gestes compulsifs, sourcils et cheveux. Dans la hâte et la colère il se griffait le front et les joues. Le sang glissait en petit filament. N’en pouvant plus, Émeline lui attrapa les mains en tremblant. Elle pleurait les larmes qu’il lui était impossible, retenant ses poignets crispés.
  — Arrête, Eliott… Arrête. 

 La surprise fit céder ses genoux et elle l’accompagna jusqu’aux dalles froides du sol.
Il regarda hébété le rouge sous ses ongles.

*El*

Les secondes déployaient leurs ailes de silence. Les battements des horloges à ressorts s'atténuaient, étrangement lointains, ou bien étaient-ce les siens qui les dominaient. Difficile de détacher les yeux de ses mains qui contenaient les siennes.
Elle était là, tout près.
Un rempart au passé et au chagrin.
Emeline regardait le monde sans ciller de ses grands yeux qui voyaient tout. Sans rejet. Pourquoi avait-il si peur de son jugement ?
Bien sûr qu’il savait pourquoi.
Elle restait pour le consoler, lui l’enfant, le petit garçon battu par son père. Celui qui fuyait les coups de la vie dans les bras des autres quels qu'ils soient. Puis fuyait ces derniers dans son monde d’engrenages. Là où tout était à sa place, logique. Et il s’était enfui, encore une fois. Sauf que la femme qu’il avait laissé affronter seule le petit jour, c’était Émeline. Il n’était pas encore un homme, pas pour elle.
La vérité piquait.

*Em*

Le voile quitta ses yeux. Il semblait revenir à lui.

Le travail minutieux des montres ne suffirait pas à faire disparaître son reflet et son identité. Ses mains retenaient toujours les siennes. Elle cherchait une solution rapide, et un minimum satisfaisante. Les pensées glissaient sans qu’elle puisse les saisir. Les bruits incessants des montres l'empêchait de réfléchir correctement. Non, sa proximité attendue depuis si longtemps la troublait.
 Ici et maintenant. Il lui fallait une solution pour surmonter ce dégoût grandissant, elle lui proposa en chevrotant de les changer de couleur. Le peu de chimie qu’elle connaissait pouvait y arriver, il y avait des substances pour cela. Elle ne les trouverait pas dans sa boutique, mais elle savait où les dénichés. La ville possédait son lot d’alchimistes. Elle sécha ses joues d’un revers de manche et griffonna la liste des ingrédients. Il lui fallut quelques heures pour les réunir. Elle réussit peu avant que le ciel ne deviennent totalement sombre.
  Elle entra chez un compasse pharmacien qui par chance était encore ouvert. Ne trouvant personne, elle pénétra plus en avant jusqu’à l’arrière boutique et y trouva la salle des mélanges. Le vieil homme passait le balaie. Il leva la tête, surpris d’avoir oublié de fermer son atelier. Il ne s’embarrassa pas de politesses. Elle lui fit part des substances dont elle avait besoin, et l’assura qu’elle ne s’attarderait pas aussitôt satisfaite. 

Il hésita bien sûr, la fixant d’un oeil à demi fermé dans un visage blême. Les pharmaciens n’appréciaient pas qu’une femme exerce une profession similaire à la leur et cherchaient à déceler le moindre indice de sorcellerie. Car Émeline, indépendante et faisant commerce de son savoir de la nature, ne pouvait être qu’une sorcière. C’était une ombre qu’elle avait apprise à ignorer, bien qu’elle lui semblait grandir avec les années. Un vent effrayant murmurait parfois et quelques-unes de ses amies avaient renoncé à leur boutique pour rejoindre  l’activité de leur conjoint jugée plus sûre. Elle-même ne bénéficiait d’aucune protection. Elle espérait que sa réputation et l'honnêteté la protégerait des vieux hommes suspicieux et de leur dogme. Elle avait pour cela pris une boutique dans le quartier qu’elle avait toujours connu et espérait que son entourage, qui était comme une famille pour elle, suffirait à la protéger.
Sentant sa méfiance, elle joua donc sur la fierté du vieil homme. Lui assurant, qu’après être passé sans succès par trois alchimistes différents, elle ne doutait pas trouver ce dont elle avait besoin dans sa réserve. Elle avait tout de suite pensé à lui, mais les deux autres se trouvait sur son chemin, d’où son arrivée tardive. Il n’y avait pas de mensonge, il était l’un meilleurs et des mieux fournis. Sa peau encore en bonne santé prouvait une rigueur perpétuelle dans la manipulation de ses ingrédients. D’autres alchimistes à la peau grêle ne pouvait pas en dire autant. Ceux-ci voyaient d’un plus mauvais oeil encore les activité d’Emeline.

Il exigea une somme bien trop grande pour la faible quantité. Le mettant sur le compte de l’heure tardive, elle réprima une protestation et accepta. L’argent dûment empoché, l’alchimiste versa sa commande sans lui tourner le dos, puis la poussa vers la sortie et verrouilla la porte derrière elle.
Le lendemain, dès la première heure, elle broyait des poudres à l’odeur âcre et s'emparait de spatule tout en obligeant Eliott à se tenir tranquille. Tâche particulièrement ardue pour celui-ci. Il bougonnait qu’il n’avait pas de temps pour ça et son genoux ne cessait de rebondir.

Une fois séché, elle contempla son travail satisfaite. Les cheveux décolorés, d’un blond presque blanc, poussaient à partir des racines sombres, le rendant particulier et unique.
— Voilà qui devrait enfoncer un peu de sagesse inattendue dans cette caboche.
Elle essuya ses mains sur son tablier et s’empêcha de l’admirer plus que de raison en rassemblant les ustensiles.
— Et ruiner ma réputation, soupira-il.
  Mais il se redressait déjà, laissant transparaître, une surprise et aussi une certaine allégresse. Cela n’allait pas atténuer son orgueil.

De timides lueurs réapparaissaient sur les murs. Si faibles qu’Émeline n’y avait pas prêté attention avant qu’elles ne rebondissent sur ses chaussures. On pouvait les confondre avec les différents éclats des fragments métalliques éparpillé au sol. Seules leurs lentes ondulations les trahissaient.

— Ne t’admire pas trop, tu vas encore briser un miroir. Ça porte malheur, fit-elle en croisant les bras.
Il lui lança un œil désapprobateur, mais reposa le petit miroir de la taille d’une paume et croisa lui aussi les bras.
— Vraiment ? Toi et moi, on est au-dessus de ça.
Toi et moi.
Elle se détourna de cette pensée envahissante pour nettoyer ses outils avec plus d’ardeur.

L’orfèvrerie n’avait pas rouvert, et tout l’atelier était enfoui dans un désordre sans nom, écho de son mal être. Elle l'aida à y mettre un peu d’ordre comme elle put mais il virevoltait en tout sens. C’était comme si une trop grande quantité d’énergie s’était accumulée et demandait à sortir le plus vite possible par le mouvement. Il lui prenait le moindre objet qu’elle ramassait pour le ranger exactement à la bonne place. Elle se contenta alors de faire la discussion assise sur l'établi, les jambes battant l’air. Elle parlait vivement des différentes réflexions qui la traversait quand elle passait en ville ou lors d'échanges avec ses clients, de leurs demandes étranges. Elle le soustrayait à ses pensées à lui. Elle l’entraînait dans cette valse dont ils s’amusaient souvent, à se moquer des autres, mettant en scène leur voisins ou eux-mêmes dans des situations incongrues.
Le carillon sonna, annonçant un client bien que la boutique affiche toujours sa fermeture. Sa venue mit fin à ses bavardages et elle cessa de balancer ses jambes dans le vide. L’élégance de sa mise disait qu’il appartenait sans doute à une des puissantes familles de la ville. Elle gesticula pour lui demander s’il le connaissait. Apparemment oui, un baron. Le mignon était de sang bleu. Eliott souhaita écourter la visite assurant que ce n’était pas du travail. Il lui demanda de l’attendre un instant. Mais Émeline était déjà partie car l'orfèvrerie avait suffisamment pris de retard. Il pourrait toujours la remercier plus tard.
S’esquiver avait été la meilleure chose à faire. Elle ne souhaitait pas vraiment s'immiscer entre Eliott et ses prétendant.e.s quels qu’ils soient. Elle l’appréciait quand il dansait libre et sans entrave comme les petits passereaux.
L’artère principale de la ville était toujours aussi animée, on n’y trouvait les artisans les plus réputés et les plus beaux produits. Elle croisa des gens d’armes faisant leur rondes au milieu des nantis. L’herboristerie de Émeline se trouvait en contrebas au-delà du pont. Un quartier moins convoité se trouvait plus favorable à son commerce plus humble et à sa bourse. Elle avait aussi un accès direct à l’extérieur de la ville pour ses cueillettes.
Des carrioles s’alignaient le long du canal, et occupaient une large partie de la rive nord et sud autour du pont. Elle passait entre eux quotidiennement depuis le carnaval de printemps. Les nomades et artistes de rues y avaient élu domicile, et des étalages de fortunes y fleurissaient. Enfin, imaginez plutôt des draps posés au sol recouverts d’objets divers fabriqués par leur soins.
– Une potion, jeune dame ?
Une vieille femme à la peau parcheminée était assise en tailleur devant ses marchandises. Elle fumait des herbes à l’odeur âcre. Emeline s’arrêta pour observer les flacons de toutes tailles de cette concurrente éventuelle. Sur les petites étiquettes il n’y avait aucun nom. Elle ouvrit une fiole qui lui semblait prometteuse. Elle huma son contenu, cannelle, gingembre, et, tiens, tiens, du jasmin.
– Un filtre d’amour peut-être ? ricana la vieille dame, une lueur conspiratrice dans ses yeux délavés.
Rien d’étonnant, les ingrédients contenaient des aphrodisiaques, mais aussi d’autres moins affriolants pour convaincre d’un quelconque enchantement. Le parfum fort des épices couvrait les mélanges originaux dans le meilleurs des cas, ou douteux dans le pire. Dans le doute qu’il s’y trouve des substances animales étranges ou même fécales, Émeline n’aurait jamais accepté de la consommer.
Elle secoua la tête en remettant le bouchon de liège sur la petite fiole. Elle posa le flacon parmi les autres et se surprit à demander :
— Une pour le faire disparaître, vous avez ?
Son interlocutrice la regarda bouche bée, en émettant un son prolongé d’hésitation. Elle ne lui proposa pas un flacon au hasard. Emeline en déduit qu’elle croyait au pouvoir des filtres et potions qu’elle vendait. Un savoir certainement secret transmis de mère en fille sur plusieurs générations. Ce genre de femme recevait aussi les maîtresses cherchant à résoudre l’apparition d’un fruit non désiré. Des dames désespérées d’être jetées à la fois par l’amant et leur propre famille. La peur les poussait dans des extrémités dangereuses pour elles-même. Les faiseuses d’anges avaient une connaissance brumeuse du corps féminin mais tout de même supérieure aux médecins soumis aux règles du clergé. Et surtout, elles acceptaient l’intervention. L’amant en question restait souvent un mystère. Typiquement, il condamnait violemment la pratique en public tout en y recourant dès que nécessaire.
La vieille femme secoua la tête, les talismans épinglés aux rubans sur son front tintèrent.
— Mon petit, le temps fait toujours son œuvre.
— Je vois tous les jours le temps faire son œuvre, se plaignit Émeline, puis elle continua sa route.
Plus elle y pensait, plus elle ressentait cette dizaine d'années qu’elle avait en plus, et les années qu’il avait de moins comme si une fois associés les deux augmentaient encore l’écart. Auparavant, elle n’y avait jamais pensé. Cela n’avait rien à voir avec la relation qu’ils avaient construite. Mais cette nuit-là, il l’avait regardé si différemment. Non. Ses propres sentiments n’avaient pas viré de bord, ils s’étaient plutôt dévoilés, car elle l’avait vu différemment. La sorcellerie et la mascarade du printemps avait fait le reste.
Elle traversa son petit jardin et un miaulement outré l'accueillit. Elle caressa distraitement Vipère allongée sur les pierres chauffées par le soleil. Quand elle pénétra dans la boutique, le félin lui emboîta le pas pour s’installer sur la fenêtre.
La vieille femme avait raison. Le mieux aurait sûrement été de prendre ses distances, laisser le temps agir, effacer et guérir. Néanmoins, elle chérissait ces moments partagés, même s' ils avaient depuis peu une teinte douce-amère.
Vipère, fidèle à son poste, battait de la queue en observant l’extérieur. Le matou avait ses têtes. Elle aimait la plupart des personnes et détestait les autres. Eliott faisait malheureusement partie des autres. Aussi quand elle l’entendit feuler et cracher, Emeline s’attendait enfin à une visite de son ami, pour raison capillaire peut-être. Le Baron de l’orfèvrerie surgit par sa porte. Son visage rougissait de vexation rentrée.
Elle ne se chiffonna pas ouvertement de son attitude et lui servit la formule professionnelle avec la douceur habituelle. La fierté pouvait être indisposée d’une manière particulièrement gênante quand on souffrait d’une zone bien précise.
Il la jaugea du regard, la détaillant de haut en bas. Elle jurerait avoir vu sa moustache frétiller de mécontentement.
— Si banale. Pas même une gâterie spéciale dans les traits, lança-t-il. Alors quoi, quelques fleurs et cela suffit ? 

Il ponctua ses paroles d’un geste ample, entourant les différentes fleurs suspendues le temps qu’elles sèches, ainsi que les pots alignés sur les étagères. Il plissa les yeux, en décryptant les étiquettes.
— À moins qu’il y ait sorcellerie.
Émeline resta pantelante de recevoir tant de venin d’un inconnu. Son attitude était fort inconvenante. L’accusation de sorcellerie pouvait lui coûter cher. Dès qu’une femme se faisait un peut trop remarquer au goût de certain, il suffisait de souffler à la bonne oreille que celle-ci fréquentait le Malin pour entraîner la ville dans une chasse brûlante à l’odieuse diablesse. Elle leva le menton prête à défendre ses compétences.
— Monsieur, pour les enchantements voyez sur les pavés. Achetez ou partez, mais ne venez pas m’insulter.
Il la mesura une dernière fois du regard et partit comme il était venu, rejetant en arrière le mantel accroché à son épaule. Le goujat. Elle n’en revenait pas. Il se trouvait à l’orfèvrerie quand elle en était partie. Il s’était forcément précipité à sa suite peu de temps après. La prenait-il pour une rivale ? La question lui embruma les pensées un instant et elle ne vit pas les nouveaux visiteurs franchir le pas de la porte.

*El*
Eliott passa la porte resté grande ouverte. Elle était assise à même le sol au milieu des débris. Des formules et des listes d’ingrédients griffonnés à la hâte recouvraient son tablier. Son bras gauche montrait les mêmes marques, aussi avait-elle commencé à noircir à l’encre bleu son autre bras. Elle traçait laborieusement des signes malhabiles, fouillant sa mémoire pour y exhumer ses connaissances, étalant l’encre sur son front par intermittence.
Une tempête avait soufflé l’herboristerie la laissant dans un triste état. Selon sa propre perspective, la boutique avait toujours manqué d’ordre. Des pétales et des tiges coupées y jonchaient toujours le sol. Mais ce qu’il voyait dépassait toute mesure. Des fragments de poteries craquaient sous ses pieds.Toutes les fragrances se mélangeaient en un nid d’odeur étrange et suffocant. Il entra avec précaution, munis de feuillets humides sous le bras.
Il les avait trouvées disséminées dans l’allée alors que de lourdes gouttes commençaient à tomber. Le ciel hésitant entre éclaircis et orage, quelques rayons perçaient les nuages sombres éclairant la porte grande ouverte. Les particules dansaient dans l’air, suspendues et impertinentes. Une nébuleuse de poussière.

— Qui..? commença-il, un trait barrait son front.

Vipère lui cracha dessus. Damné sac à puce. Perchée sur son éternel rebord de fenêtre, elle le fixait comme un intrus sur son territoire. Un jour, le matou avait suivi Émeline depuis la forêt et ne l’avait plus jamais quittée. Bien sûr, l’herboriste ne l’avait jamais poussé vers la sortie.

La boule de poile gronda une dernière fois pour la bonne mesure quand Émeline lui répondit entre deux sanglots.

— Le baron est passé.
— C’est lui qui a …?

Une remarque aigre du baron avait alerté Eliott, mais trop tard. Il était parfois si lent d’esprit pour comprendre les intentions.
Elle grimaça, et secoua la tête.
— Les compagnons pharmaciens m'ont accusé de sorcellerie. Elle renifla. Et de… faiseuse d’ange.
Sur ces derniers, mots elle éclata en sanglot mais ne cessait de gribouiller comme elle pouvait sur les surfaces qu’il lui restait. Ses larmes s’écrasaient en tâches sombres, menaçant d’effacer ses efforts.

— Ces mécréants ventripotent ! Si je pouvais…! le sol crissait sous ses pas, il n’osait pas bouger et bouillait sur place.

Les alchimistes comme pharmaciens se donnaient des allures empruntés dans leur robe de sage mais leur nez bouffis sur un visage rougeaud ne trompaient pas. Et puis cette histoire avec le Baron, il avait manqué de délicatesse. Si il était sorti de l’herboristerie aussi insatisfait de l’orfèvrerie, crachant des aberrations dans les oreilles de ces vieux rapaces, ceux-là avaient saisi l’occasion en vol. Eliott fronça des sourcils. Il était responsable.

 

 

*Em*

La plume glissa et Émeline étala un peu plus d’encre entre ses doigts déjà poisseux du liquide bleu.
Elle imaginait confusément Eliott les secouer ne serait-ce qu’un peu. Il abhorrait toute forme de violence et puisait son art dans une trace de délicatesse comme un filon d’or enraciné en lui.

 

 

*El*

Il prit la mesure des dégâts. Les recettes, les notes et connaissances accumulées en pharmacopée pendant des mois avait été emportées par les hommes jaloux qui refusaient de laisser une femme exercer leur profession. Ils avaient osé s’en prendre à elle car elle était seule, sans affiliation ou compagnonnage. Un éclat sévère passa dans ses prunelles puis il ploya les genoux pour la rejoindre au sol.
Elle s'accrochait malgré la chute. Trouvant des solutions.
Si forte.

Il voulait agir. Il ignorait quoi faire. Il lui saisit les mains délicatement lui laissant l’opportunité de s’en soustraire. La situation lui était confusément connue mais elle n’avait pas l’habitude de recevoir de l’aide, ou d’en demander. Il lui fallait lui dire avant que les mots ne se soustraient à sa volonté et fuient traîtreusement ses lèvres.

— Émeline, je t’aime.
Elle ne lui facilita pas la tâche.
— Quoi …? hoqueta-t-elle.
— Je.., il déglutit. Tu me connais, je ne te promets pas d’être un autre que je ne serais peut-être jamais. Permets-moi seulement d’être la branche sur laquelle te reposer. Laisse-moi être les feuilles qui t'abritent.
Il fouilla ses poches et déposa une petite plume tigrée au creux de sa paume libre.
Une plume de troglodyte. Le roi des oiseaux.


*Em*

Elle avait envie de lui dire qu’elle aussi et de lui sourire pour dissiper cette inquiétude qui se dessinait sur son visage. Mais on ne stoppait pas les larmes aussi aisément.

Et puis il y avait cette plume, qu’elle ne pouvait s'empêcher de fixer. Elle l'imaginait, lui, furetant des heures dans les fossés et les sous-bois à sa recherche mais l’image restait hors d’atteinte. 

Et pourtant il en avait trouvé une.
Elle écarta ses mains des siennes et essuya ses larmes, laissant des trainées bleues sur ses joues. Lors d’un de ses bavardages dissipés dans l’orfèvrerie, elle avait envié le vol des oiseaux et leur liberté. Ils pouvaient se reposer où ils voulaient puis s’envoler quand un ailleur les appelait. Eliott répondait rarement à ses divagations, il se concentrait plutôt sur l’assemblage méticuleux des montres. Elle l’assaillait d’un flot de paroles si rapide, qu’elle avait abandonné l’idée d'être écoutée, évacuant seulement le besoin de parler, cela lui suffisait. Et puis, il y avait toujours ces drôles de petites lucioles, peut-être écoutaient elles.

*El*

Il s’en souvenait.
Et il tremblait d'appréhension dans l’attente d’une réponse.
Émeline lui fit face comme elle affrontait la vie, avec clarté et bienveillance. Elle le voyait, lui. Pourquoi avait-il attendu aussi longtemps?
— Moi aussi j’aimerai être cette branche, pour toi. Elle continuait de chevroter plus que de raison.
Émeline referma sa paume sur la plume et s’approcha si près de lui qu’elle effaça l’espace entre eux. Il retrouva sa chaleur si particulière. Il souhaitait plonger sa tête dans son cou comme il l’avait rêvé si souvent mais Emeline trouva naturellement sa place au creux du sien. Il enroula ses bras autour d’elle et déposa son menton sur sa tête et inspira.
Romarin.
— Tu m’as tellement manqué, dit-elle enfouie sous la mer de ses cheveux.
— Je ne suis jamais parti, —ce n’était pas tout à fait vrai alors il ajouta — pas vraiment.
Ses sanglots diminuaient pour finalement disparaître mais il la garda contre lui.

 

 

La plume de l’oiseau roi - FIN

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JM'Ode d'été
Posté le 18/05/2025
Mignon à souhait, un baume au cœur pour commencer le week-end.
Tu nous transportes dans le temps, (entre le présent, et le bal masqué) et des vas et vient entre les points de vue des personnages facilement.

SI je dois vraiment trouver quelque chose à dire, se serait peut-être de plus de montrer au lieu de dire ; mais c'est subjectif ; et dans une seule scène, lorsque tu décris leurs habitudes et leurs interactions si jamais Emeline vient à déplacer ses affaires. En même temps, choisir de "dire" apporte à la nouvelle un côté paisible et contemplatif. Si c'est le but, c'est réussi !
Si tu as envie de l’améliorer encore plus, la différence de point de voix des personnages pourraient être plus marquées par la façon dont leurs métiers « forment » leurs pensées. Emeline avec ses odeurs, ses mélanges, et Eliott avec ses rouages, ses tic-tacs et sa logique.

Et cette fin, j’ai envie de dire, et c’est tout ? On en réclame une suite. Donc tu peux fièrement te dire : My job is done. 😊
MISO
Posté le 20/05/2025
Merci Ode,
Je vais m'y employer dans mes prochains récits. C'est un des aspects que je dois travailler. Comme tu l'as dit j'essayais de construire une ambiance très douce et introspective.
Montrer au lieu de dire a été l'un des aspect à corriger tout au long de l'écriture (j'ai encore une plume en carton :D)
Je vais y réfléchir pour ce passage dont tu parle.

Sinon, j'essayais de montrer comment ils envisagent leur environnement différemment plutôt que leur façon de pensé en fonction de leur métier, mais c'est juste.
Je ne voulais pas tomber dans rouages=logique, mais plutôt un artiste sensible qui préfère se plonger dans la minutie plutôt que d'affronter les choses.

A creuser tout ça.

Merci pour ton commentaire !
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