Tout paraissait calme dans ce petit coin du royaume qui se colorait peu à peu des nuances de l’aurore. À proximité, une chouette hulula, et la brise joua un instant avec les feuillages. Soudain, il y eu comme un froissement, une déchirure dans l’univers. La hulotte qui venait de pousser son cri pivota du bec et décolla de sa branche sans demander son reste. Une souris, profitant de l’aubaine, quitta sa cachette de feuilles mortes pour se faufiler dans les profondeurs de la terre. Un instant, il n’y eut rien de plus que cet accroc indéfinissable fait dans le tissu de la réalité. Puis…
— Par tous les démons de l’enfer, j’espère que cette fois-ci, j’ai atterri dans un univers où le café a été découvert et l’eau courante inventée, grommela une voix féminine teintée d’un accent feutrée.
— En ce qui concerne le café, je peux y remédier, ma dame. Il nous reste au fond de ma besace un peu de ce fameux café du Brésil torréfié et moulu, celui-là même que ce gentilhomme argentin nous a fait goûté lors de notre dernière escale à Buenos Aires, répondit cette fois-ci un homme à l’accent espagnol prononcé.
—Aaaah, Buenos Aires ! enchaîna la première voix, soudain rêveuse. Son tango, ses nuits torrides et ses amants si délicieux…
Un silence gêné suivit.
— Hum. Je disais donc, ma dame, que si nous arrivons à mettre la main sur une cruche qui pourrait faire office de cafetière et sur un peu d’eau chaude, nous…
L’homme se tut soudain. La forêt se mit à bruire soudain, comme sous l’approche d’un danger imminent.
Dans la clairière où ils avaient atterri, Nephir s’était redressée, une main sur le katana qui pendait sur son flanc gauche. À ses côtés, Esteban abandonna l’inspection des bagages pour se mettre lui aussi aux aguets. Les deux elfides qu’ils chevauchaient s’étaient rapprochées l’une de l’autre, l’échine frissonnante et le souffle nerveux. Nephir remercia silencieusement son instinct sans faille qui lui avait commandé de troquer sa robe pailletée, souvenir d’une soirée fabuleuse dans un café de Montmartre, contre un pantalon et une chemise de lin.
Enfin, une créature monstrueuse surgit d’entre deux arbres, et balança un coup de griffe qui faillit abimer le beau visage d’Esteban. La réaction de Nephir ne se fit pas attendre : elle dégaina son katana et, avec l’économie de mouvements qui la caractérisait, bondit sur la créature pour y planter son arme. Elle avait déjà repéré son point faible, entre les yeux.
Mais, alors qu’elle allait asséner son premier coup d’estoc, la créature se détourna pour reporter son attention sur deux silhouettes qui venaient de surgir dans son dos. La suite, elle ne put y assister qu’en spectatrice, car les deux individus portèrent des coups précis et ajustés à l’aide de bâtons de combat. Ils les maniaient admirablement bien, reconnut Nephir à contrecœur. Elle n’avait pas pour habitude de se laisser secourir comme une demoiselle en détresse, et elle sentait, aux regards prudents que lui lançaient Esteban, que son visage devait laisser paraître la même expression de mépris qu’elle affichait lorsque les hommes s’évertuaient à vouloir lui donner des ordres. L’un des deux individus étaient d’ailleurs un jeune homme, mais la personne qui l’accompagnait l’intriguait d’avantage. C’était une femme dans la fleur de l’âge, aux cheveux roux coupés court, ce que l’asiatique trouvait dommage, car ils devaient être magnifiques lorsqu’ils étaient longs. Mais ce qui plaisait à Nephir était la façon qu’elle avait de se battre, avec grâce et détermination, comme si elle ne doutait pas un instant de sa victoire, avec ou sans son compagnon.
Enfin, la créature poussa un hurlement et s’affaissa lourdement à terre. Le jeune homme fit claquer son bâton sur le sol de la clairière et poussa un soupir.
— Une goule, encore. Dis, t’as encore progressé, Ayleen, fit-il en levant un regard rougissant vers la jeune femme.
La rousse lui renvoya un sourire triomphant.
Nephir se retint de rouler les yeux pour signifier son ennui et, à la place, se racla la gorge.
Aussitôt, la rousse réagit et d’un moulinet du bras dirigea son bâton vers l’intruse, qui répondit en levant son katana.
Les armes s’entrechoquèrent et les deux femmes se toisèrent.
— Bonjour, je m’appelle Nephir. À qui ai-je l’honneur ? Et dans quel endroit suis-je ?
— Excusez-moi, je pensais… commença la rousse en baissant son bâton, avant de raffermir sa voix : Ayleen, je me nomme Ayleen, et vous êtes en mon royaume de… euh, dans le royaume de Kaïs.
Nephir laissa flotter un sourire sur ses lèvres. Décidément, cette jeune personne lui plaisait énormément. Elle aimait ses yeux emplis d’arrogance et son menton fier, témoins d’une haute naissance qu’elle s’efforçait de dissimuler, en vain. Elle aimait les courbes délicates de son corps, aux mouvements fluides dans ses habits de paysans, ses mains fines et adroites, son cou de cygne, mis en valeur par ses mèches courtes et la sueur qui y perlait. Son esprit s’égara. Elle se prit à imaginer ce corps jeune et triomphant, dans la pénombre d’une couche, se courber de plaisir sous ses félines caresses. Elle ne perdrait pas un morceau de ce territoire inconnu, et prendrait le temps de l’explorer de haut en bas, de le goûter et de l’admirer jusqu’à l’épuisement. Un sourire coquin étira le coin de ses lèvres… En face d’elle, le visage d’Ayleen se troubla, comme si elle avait deviné la tournure qu’avait prit ses pensées.
Pour l’apaiser, Nephir brisa le silence d’une voix aussi cordiale que possible.
— Ayleen. Je suis enchantée de faire ta connaissance, Ayleen. Voici Esteban, mon… serviteur (elle ignora le regard assassin que lui renvoya l’hidalgo). Nous sommes des voyageurs égarés, et nous avons chevauché bien trop longtemps. Abuserai-je si je vous demandais l’hospitalité ?
— Oh, eh bien, je suis moi-même une invitée, chez mes amis Saraï et Shan (elle désigna du menton le grand nigaud qui se tenait à côté du cadavre de la créature). Mais je suis sûre qu’ils seront ravis de vous accueillir.
Ayleen jeta à ce Shan un regard qui ne supportait aucune réplique. Nephir sentit son cœur se gonfler d’un sentiment qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Elle songea un instant à la petite Allemande qui avait partagé son lit durant cette halte dans un Berlin rempli de machines à vapeur, et passa une langue rêveuse sur ses lèvres. Durant toutes ces années, depuis la dernière bataille contre le Royaume, Esteban et elle n’avait jamais cessé de fuir.
Parfois, la trêve s’imposait…
Eh beh, je ne connais pas Nephir, mais elle a l'air de valoir le détour ! C'était drôle de la voir considérer Ayleen presque comme une proie - connaissant la princesse, je crois que ça m'aurait bien amusée que Nephir tente quelque chose avec elle, j'aurais été curieuse de voir sa réaction !
Voilà voilà, ne connaissant pas tes personnages, je ne vois pas quoi ajouter mais c'était une lecture sympa. Ah et puis, les personnages qui voyagent entre les mondes et en rapportent des anecdotes (café, robe, etc) me plaisent toujours bien, donc j'étais contente d'en avoir ici ^^
Bravo pour ta participation et à tout vite !
Je me suis laissée embarquer dans ton écriture et je t'avoue que j'adore tes descriptions ! Sans compter l'héroine qui a l'air d'avoir un sacré caractère. J'imagine que tu les as fait débarquer directement dans l'univers de Slyth (que je n'ai pas encore lue en entier mais je devine), et c'est un joli tour de force parce que c'est plus facile de faire venir les personnages des autres dans son monde à soi que de parachuter les siens dans le monde de l'autre.
En tout cas, bravo ! Même si ça me laisse un peu sur ma faim, je pense que maintenant le lecteur doit laisser travailler son imagination, héhé... :)