J’ai connu Madame Galijatović, Nina à présent pour moi, au lycée où elle enseignait la philosophie. Notre première rencontre était il y a maintenant 18 ans, mais j’en ai gardé un souvenir plutôt intacte. Je me souviens de sa façon de parler, sa voix calme et grave, et de sa manière très directe de nous parler de philosophie. Au premier abord, elle me semblait froide et hautaine, et même si je ne détestais pas ses cours, je ne les aimais pas pour autant. Ce n’est pas le genre de professeur dont vous vous souvenez des années plus tard car il ou elle a « changé votre vie ». Non, Nina n’en avait que faire du côté romantique de l’enseignement, elle n’était pas là pour transmettre une passion, ou faire naître des vocations. Elle vous appelait « Madame » ou « Monsieur », et ce qui importait c’était la philosophie, d’en parler, de réfléchir, de débattre. Elle était même capable de vous traiter d’idiot si vous n’aviez pas d’arguments sur un sujet donné. En résumé, elle n’était pas de ces professeurs dont on se rappelle les bons souvenirs avec ses camarades de classe des années plus tard.
Alors quand j’ai pris mon poste de bibliothécaire il y a presque dix ans, je fut très étonné de la voir débarquer chaque semaine et de découvrir sa curiosité littéraire. Elle lisait beaucoup, trois à quatre livres par semaine, principalement des nouveautés, de toutes nationalités et d’univers différents. Evidemment, les Prix Nobel de littérature devaient passer sous son radar dès leur sortie et j’avais droit à un petit compte rendu. J’appris après quelques mois qu’elle tenait même un blog où elle publiait ses analyses et critiques littéraires. Elle était assez bien suivie et régulièrement invitée par la radio locale lorsqu’un de ses articles rencontrait un petit succès. Nous devinrent petit à petit proches à travers les livres, je l’appelais Nina, mais elle ne m’appelait pas. C’est quelque chose que je remarquais assez tard : elle n’appelait pas les gens par leurs noms, ni ne les tutoyait, et les vouvoyait rarement. Elle évitait toute désignation, choisissant des tournures de phrases sans sujet. J’interprétais cela comme un défaut de mémoire, me rappelant qu’au lycée non plus elle n’utilisait pas nos noms. En revanche, le sien m’avait toujours intrigué : « Galijatović ». Ou plutôt le nom de son mari croate, originaire de Šibenik, petite ville de la côte méditerranéenne, comme elle me l’apprit plus tard.
Je me levais pour me resservir du café, et entendis la pendule sonner dix-sept heures. Il était l’heure de partir. Je pris mes affaires, éteignais toutes les lumières de la bibliothèque, nettoyais ma tasse dans l’évier et sortais en fermant derrière moi. Sur le chemin, je m’arrêtais chez le fleuriste, puis continuais ma route. Arrivé devant le bâtiment, je montais les deux étages à pieds et pénétrais dans le couloir aux murs verts. Je saluais l’infirmière de garde et me rendis directement chambre 206. Après deux coups secs, j’entendis un faible « entrez » et ouvrais la porte.
- Bonjour Nina, bon anniversaire, m’écriais-je gaiement.
- Merci, merci, oh des tulipes jaunes, me répondit-elle en apercevant le bouquet que je lui tendais. J’ai horreur du jaune.
- Voulez-vous que je les remporte ? lui demandais-je avec une pointe d’ironie.
- Oh non, bien-sûr que non. Il y a un vase sur la commode, ça ira très bien.
Je me rendis dans la salle de bain et remplis le vase, puis y plongeais les tulipes. Je posais alors le vase sur sa table de nuit et pris une chaise pour m’assoir en face du lit où elle était couchée.
- J’ai apporté votre commande : deux Jon Fosse, le dernier Amélie Nothomb…
- Où est Le pont sur la Drina ? m’interrompit-elle.
Je sortis le dernier livre de mon sac et le lui tendis. Elle le regarda un instant puis me lança avec irritation :
- Ce n’est pas un livre de la bibliothèque ! Qu’est-ce-que cela signifie ?
- Et bien, vous me le demandez régulièrement, je pensais que puisque c’est votre anniversaire j’allais vous l’offrir.
- Je n’ai pas besoin de traitement de faveur, je suis ici depuis trois semaines seulement à cause d’une mauvaise chute mais je ne compte pas y rester, croyez-moi, donc remballez votre pitié !
- Je reprends Ivo alors ?
Elle me lança un regard outré et écarta le livre de moi :
- Ivo, Ivo, mais pour qui vous prenez-vous à l’appeler par son prénom ?
- Est-ce mal ? Je vous demande pardon, répondis-je gravement, non sans une pointe de sarcasme, une main posée sur le cœur.
- Bon et qu’en avez-vous pensé ? Vous l’avez lu au moins ?
- A vrai dire, cela fait au moins 18 ans, je ne m’en souviens pas trop, mais il y avait un pont…
- Mais quel idiot vous faites Aymeric !
Et elle se lança alors dans une leçon enflammée dont elle avait le secret, mais je n’écoutais pas, je souriais, elle m’avait appelé Aymeric.