La promesse du voile

Par Jowie

 

La promesse du voile

 

Le sous-sol s'était refroidi.

D'un geste désinvolte, l'alchimiste mit la fleur sous le nez d'Eleonara qui, ventre à terre, combattait encore sa léthargie.

— Ça t'appartient.

Les pétales séchés craquelaient entre ses doigts. Leur parfum prenait à la gorge ; il ne rappelait pas la terre, ni la pluie, ni même le soleil, mais la putréfaction. D'où sortait cette vilaine chose ?

Ignorante comme elle l'était, Eleonara aurait été incapable de décrire une pâquerette. Et pourtant, elle reconnaissait ce spécimen-là comme s'il avait été semé et arrosé par sa main. C'était même plus qu'une reconnaissance, c'était un lien viscéral. « La fleur est mienne. »

Les récoltes des Regardeau avaient-elles été empoisonnées avec ça, cette plante censée lui appartenir ?

Muette, Dalisa assistait à la scène, divisée en clair-obscur. Défigurée par la consternation, elle retenait chaque membre de son corps avec une rigidité qui ne lui ressemblait pas. Seuls ses yeux, cloués au milieu de son visage livide, laissaient deviner une lutte contre un orage naissant. Ses prunelles miroitaient d'un étrange mélange : appréhension, colère et hâte.

Elle savait. Elle avait compris.

Ce nonobstant, Face de Glace ne contre-attaquait pas, bien qu'à une époque, n'importe quelle erreur, inconvénient ou déception aurait déclenché chez elle la plus tempétueuse des vociférations. La fougueuse héritière du Saint-Cellier demeurait silencieuse avec sa forte présence qui ne pouvait être ignorée. Un peu comme une armoire.

L'alchimiste broya ce qu'il restait de la fleur, créant une pluie de poussière dorée qui se saupoudra sur Eleonara. Du coin de l’œil, cette dernière vit sa maîtresse serrer les poings. Dalisa n'avait pas dit son dernier mot.

— Il m'est venu à l'esprit, commença tranquillement Amazzard, que je m'étais trompé de stratégie. Quand tu ne comprends pas, elfe, tu t'enfuis. Le problème, c'est que je ne sais pas comment y remédier : si je me confie à toi, il y a de fortes chances que tu ne comprennes pas non plus et que tu t'enfuies à nouveau. Alors, fais ton choix. Ignorer et subir... ou apprendre et collaborer.

Elfe. Ces propos avaient de quoi glacer les sangs. Amazzard ne lui avait jamais parlé ainsi. L'effacer, la rabaisser, la traiter comme une bestiole que l'on escorte à l'abattoir, ça, il l'avait fait. Mais lui demander son avis... ?

Mâchoire de Biais espérait une réponse spontanée, mais il était loin de s'imaginer le renversement qui opérait en Eleonara. On ne pariait pas son destin sur l'imprévisible ou le hasard. Si Amazzard avait été capable de duper Dalisa, étoile de la manipulation, qu'est-ce que ça signifiait pour Eleonara ? Qu'elle devait le considérer comme un allié ou s'en méfier à tout prix ? Les avertissements de la Dame lui revinrent en mémoire. Les intentions volages d'un comploteur n'étaient pas à prendre à la légère.

Contrastant avec la lumière crue provenant de l'étage supérieur, l'outrage renforçait ses couleurs sur la face de Dalisa.

— Arrêtez vos cachotteries ! trancha-t-elle, l'émotion obstruant sa gorge. Jusque-là, j'croyais que vous finiriez par clouer sa tête sur votre mur comme un trophée de chasse. Mon p'tit doigt me dit qu'il n'y a rien de vrai dans tout ça !

Insensible au reproche, Amazzard ne chercha ni à la consoler, ni à la remettre de son côté. Ce fut à peine s'il lui adressa un regard. Bouillonnante de rage, Dalisa ne supportait plus de se taire :

— Traître ! Si ce n'est pour vos expériences, pourquoi... ?

— Mlle Taberné, intervint-il sèchement. Vous avez assumé votre rôle ; vous avez été rémunérée. Je vous rappelle que Le Saint-Cellier dépend de vous, à présent. Vos nouvelles responsabilités vous attendent. La suite ne regarde que la créature et moi.

Expériences. Dalisa avait dit « expériences ». L'alchimiste avait-il forcé un certain traitement sur Eleonara par le biais des Taberné ? Elle se souvenait d'une histoire de calmants...

Dans la tourmente du doute, l'elfe souhaita se saisir des pensées de Dalisa pour ordonner à son bras de frapper, frapper, frapper, jusqu'à ce que l'alchimiste grisonnant en fût défiguré. Elle le souhaitait très fort ; si fort que la veine sous son œil saillait, gonflée. Ses bras, ses jambes et son torse brûlaient sous un seul combustible : la frustration de l'impuissance. Exhalant une énergie inutilisable pour un corps paralysé, Eleonara sentit ses épaules se débloquer d'un coup et lui rappeler l'existence de sa blessure.

Évidemment, rien n'advint : Face de Glace, belle malgré le désappointement, tendit sa main à Amazzard qui la serra avec fermeté et en toute diplomatie.

— Si tel est le cas, murmura Dalisa en reniflant d'un coup sec, je rentre de ce pas. Nous voici au terme de notre pacte, M. Amazzard. C'était moi qui avais signé votre pacte à l'époque, vous vous souvenez ?

— Parfaitement, ma chère.

Même à ses menaces les plus fades et à ses phrases les plus banales, Hémon Amazzard était capable d'ajouter une intonation musicale. Ainsi, il avait su assombrir cette triviale réplique. Il s'impatientait : il tapait du pied et tripotait sa parure de flacons.

— À votre place, je me dépêcherais de dénicher un groupe de marchands disposés à vous accorder leur protection pour le voyage de retour. Vous trouverez des pieds poudreux en route pour le Blodmoore à la Place des Échecs.

— La moindre des choses lorsqu'on renvoie quelqu'un aussi insolemment, rétorqua la jeune Taberné, c'est d'lui apporter ses affaires et d'lui souhaiter bonne route. Gentilhomme ou pas, j'en attends tout autant de vous.

Eleonara jouait à l'invisible, car elle venait de reconnaître la vraie Dalisa : autoritaire, glaciale, celle à qui l'on ne disait pas non.

L'alchimiste appartenait également à ces personnes-là ; il s'inclina légèrement, une grimace acérée plissant le coin de ses yeux. Ses lèvres s'étirèrent sur ses dents en escaliers.

— Désolé, il conviendrait mieux que vous alliez chercher votre matériel vous-même. Je dois rester auprès de la créature. Et pendant que vous y êtes, aucun besoin de revenir ici : sortez directement par la porte d'entrée, ce serait plus respectable.

Dalisa s'apprêtait à monter à l'étage lorsqu'elle refit face à l'alchimiste, le visage plâtré d'une moue de dégoût.

— J'vous préviens, si vous osez remettre pied à Garlickham...

— Vous me plaisez, Dalisa, mais votre hameau n'a plus aucun intérêt pour moi. Je comprends votre douleur et votre haine, mais votre père avait été averti : il connaissait tout à fait les enjeux du pacte, ainsi que les conséquences d'une erreur, d'une négligence. Ne pas m'obéir à la lettre consiste à me trahir ; ma confiance est très méfiante. Si la créature, par exemple, s'était montrée plus coopérative, elle se serait économisée beaucoup de peines. Pareillement, si votre père avait suivi mes conseils de discrétion...

La pointe du nez et les joues empourprées, Dalisa attaqua :

— J'vous dénoncerai !

Amazzard haussa ses sourcils gris, peu impressionné.

— Croyez-vous réellement que je me laisserai trouver aussi facilement ? Ne faites pas de moi votre ennemi, Mlle Taberné. Rentrez chez vous et oubliez cette histoire. Vous ne vous en êtes pas si mal sortie, au final.

D'abord réticente à suivre l'instruction, Dalisa se résolut finalement à pivoter sur ses talons et s'éloigner en silence.

À peine fut-elle à l'étage supérieur et à peine eut-elle claqué la porte, qu'Amazzard s'assit en tailleur à une palme de sa captive qui, jusque-là, n'avait pas bougé d'un pouce.

— Dis-moi, fit-il en se grattant son menton où poussaient de petits points argentés. Où en étions-nous ? Ah oui, ton choix. As-tu eu le temps de réfléchir, avec ta petite noix de cerveau ?

— Un peu, chuchota Eleonara, affligée à l'idée de d'entendre les aspirations tordues de l'alchimiste.

Ce dernier commença à tripoter une de ses bagues, avant de rompre le silence.

— Ma patience n'est pas sans limites. Tu devrais le savoir.

La jeune elfe déglutit avec peine. Prendre une décision demandait de peser le pour et le contre. N'ayant droit à aucune explication, elle devait choisir à l'aveuglette et à la hâte, car l'air entre son « nouveau » maître et elle se tendait. Eleonara n'avait qu'une consolation : des picotements lui informaient que ses cuisses lui revenaient gentiment.

Profondément ennuyé, Amazzard roula exagérément des yeux. Appuyée contre son poing, sa mâchoire paraissait presque redressée.

Eleonara fit de son mieux pour s'exprimer malgré avec sa voix étouffée :

— J'ai décidé. Je souhaite savoir.

— Et collaborer ?

— Et collaborer.

— Parfait.

L'elfe espérait avoir tiré la carte la plus avantageuse. Elle n'aimait pas aller à l'encontre de la volonté de la Dame, mais elle en avait marre de l'ignorance, d’attraper des bribes de mystères ça et là, d'être incapable de les associer et de les comprendre. La première partie de l'accord l'attirait principalement ; quant à coopérer... Coopérer n'était après tout qu'un mot. On pouvait exécuter et suivre les idées d'autrui en apparence, tout en demeurant fidèle à soi-même.

Amazzard joignit ses mains et les posa sur le tissu tendu de sa tunique noire.

— Je ne te cacherai pas la vérité, mais n'espère pas recevoir la vérité entière en un seul jour. Sinon, à quoi bon rester auprès de moi, hein ? Le processus sera certes long, mais les années sont notre seule solution. Ce n'est pas ma faute que tu aies autant besoin de temps pour digérer les choses. C'est ironique, mais ta lenteur tombe bien, parce que du temps, j'en ai plein.

Il fit une pause, pendant laquelle Eleonara, frappée de nausée, reposa sa tête par terre.

— Dès ce soir, nous partirons en lieu sûr. À partir de maintenant, ton devoir sera de me prouver ton implication. Je ne suis pas ton bourreau, mais ton patron. Proteste, hésite, refuse, et ton sort tendra vers celui du tavernier. Fais ce que je te dis et tu seras récompensée : chaque jour, tu auras l'occasion de poser une question, à laquelle je répondrai si je t'estime méritante. Aujourd'hui, tu m'es revenue et tu as choisi l'option qui m'arrangeait le plus. C'est un début prometteur. Alors, fais parler ta curiosité.

Se tournant sur le côté, l'elfe le dévisagea. Elle avait du mal à croire en la générosité de sa proposition.

— Je ne suis pas ton bourreau, répéta Amazzard sur un ton excédé.

Amoncelées dans sa mémoire, des centaines de questions se cognaient, se poussaient, avides de gagner du terrain, d'écraser leurs rivales et de remporter la course jusqu'aux lèvres d'Eleonara. Une gagnante se proclama :

— Quel est le rapport entre la fleur jaune et moi ?

Lorsque Mâchoire de Biais se plongea dans ses explications, Eleonara sut que sa question avait été approuvée.

— As-tu entendu la légende qui prétend qu'après l'Extinction, Hêtrefoux s'est reboisée seule, en quelques nuits seulement, sans graine, sans soleil et tout le tralala ? Beaucoup de nos contemporains le nient, classant ce fait comme fabulation. Les Sylvains, eux, ne divulguent rien à personne. Tu t'étonneras cependant de voir à quel point mes connaissances à ce sujet rivalisent avec les leurs. Sais-tu combien d'elfes sont morts, le jour de leur fin ?

À cet instant, Eleonara étouffa un gémissement. Un frisson frigorifiant avait éclos à la racine de ses cheveux et s'était profilé le long de sa colonne vertébrale. Bientôt, avec un peu de chance, ses hanches se libéreraient elles aussi de leur étau, ou peut-être ses membres antérieurs, qu'elle ne sentait plus.

— Non, je ne sais pas, répondit-elle, saisissant mal le lien entre la fleur jaune et l'Extinction.

— La réponse est facile : il suffirait de compter les Oxomores de la Forêt Maudite. Car, vois-tu, un elfe mort donne naissance à un arbre. C'est une spécificité du sang elfique ; au contact avec la terre, il coagule, durcit et forme une graine. Ce phénomène est proportionnel à la quantité de sang versé par le même corps. Plus un individu perd de sang, plus grande sera l'espèce végétale créée.

Eleonara soupira. Donc elle et ses ancêtres partageaient le talent le plus inutile, le plus ridicule, le plus décevant de la Terre : faire pousser des plantes. Elle allait sombrer dans la folie : Amazzard se moquait d'elle, il piétinait ses espoirs. Elle lui demandait la vérité et il lui donnait des balivernes. S'il lui proposait de devenir sa jardinière personnelle, elle allait piquer une crise.

— Vous me prenez pour une idiote.

— Pas du tout. Tu te souviens du fossé dans la forêt de Garlickham ? En tombant dedans, tu t'es cogné la tête. Si tu n'avais pas sombré dans l'inconscience, tu aurais vu la fleur dorée germer à partir d'une goutte de ton sang.

Opiniâtre, Eleonara garda le silence, certaine que l'humain finirait par la pointer du doigt pour s'exclamer : « Je t'ai eue ! ».

Amazzard s'était préparé pour une telle réaction.

— Détrompe-toi. Vas-y, essaie, si tu ne me crois pas, la nargua-t-il, agressif. Tranche-toi un doigt et dis-moi si tu n'arrives pas à faire un buisson.

Peu tentée par une expérience de ce type-là, Eleonara se laissa convaincre par le ton provocateur de son interlocuteur.

Néanmoins, si elle possédait réellement ce don, pourquoi ne s'en était-elle pas aperçu plus tôt ? Les taverniers n'avaient jamais été tendres avec elle ; elle avait dû saigner à mille occasions et pourtant, rien d'extraordinaire ne s'était passé. Puis elle comprit pourquoi : son sang n'avait goutté que sur les dalles de la cave du Saint-Cellier. Il n'était jamais entré en contact avec de la terre.

— Alors c'est vrai que vous avez empoisonné les pommes de La Mélatine avec ma... cette fleur ?

— Ça, c'est une toute autre question. Si demain, tu... Aah !

Le cri fit sursauter Eleonara. En hurlant, Amazzard avait plaqué ses larges paumes sur ses orbites, tandis qu'une deuxième paire de mains plus fines s'attaquait férocement à ses yeux.

Devant ce spectacle abracadabrant, l'elfe resta de marbre. Ce n'était pas qu'elle n'osait pas bouger. Ça, elle l'aurait bien voulu ; cependant, lorsqu'on a les bras et les chevilles endormies, se déplacer s'avère problématique.

Les dents serrées de Dalisa. Le flacon planté dans l’œil de l'alchimisite. Le contenu s'y déversant. Les gestes aliénés d'Amazzard, faiblissants.

Absurde. C'était le seul mot pour décrire la scène à laquelle Eleonara assistait et ne saisissait que par fractions.

Une minute de lutte acharnée s'écoula, puis Amazzard s'écroula de tout son long, comme mort, pour fixer l'elfe de ses yeux exorbités et injectés de sang.

 

Absorbés pas leur discussion, Hémon Amazzard et Eleonara n'avaient vu personne entrer et se cacher dans l'ombre. C'était pourtant ce que Dalisa avait fait, avant de se matérialiser derrière eux, prête à venger son père.

Comme si son acte n'avait pas suffi à sa rancœur, Face de Glace jeta hargneusement le flacon utilisé, qui alla se briser contre un mur. Une sacoche en toile en travers de ses épaules, elle surplombait sa victime. Sa sacoche était celle que l'elfe lui avait emprunté lors de son escapade avec l'alchimiste.

— Il ne mentait donc pas, constata Dalisa avec un regard pour le flacon cassé. Ses potions agissent plus violemment si elles rentrent par les yeux. Quand il se réveillera, il ne se souviendra de rien et se contentera de deviner ce qui lui est arrivé. Exactement comme moi à mon réveil après le meurtre de mon père. Cette ordure... (Elle envoya son talon dans les côtes de son ex-allié.) Cette ordure se tenait devant moi ce jour-là et m'a fait avaler un ragoût de sottises !

Appréhendant une explosion de sa maîtresse, Eleonara la fixait craintivement, prête à se rouler en boule. Elle n'avait pas envie de lui servir de canalisateur de colère.

Un grincement aigu l'informa que Dalisa avait rouvert le soupirail.

 

L'une blonde, l'autre rousse, l'une couchée, l'autre debout ; les deux filles échangèrent un regard chamarré de sentiments : rancune réciproque, incompréhension, remise en question, regret, furie. La situation n'avait rien altéré ; elles se détestaient toujours autant.

— Lève-toi, maugréa Dalisa en fronçant le nez. Ne te méprends pas : j'espère de tout cœur que tu crèveras avant l'été.

Eleonara s'assit sur ses talons avec difficulté. Qu'était-ce pour un nouveau jeu ?

— J'ai dit : lève-toi !

Dalisa la saisit et la tira par le poignet, manquant de le lui déboîter. Eleonara, qui avait regagné la maîtrise de ses jambes, s'efforça de se tenir droite sur des pieds froids qui ne répondaient pas.

— Maintenant, rends-moi mes vêtements. Mon chaperon, ma chemise de laine, mes bottes, mes collants, mes gants. Tout.

L'elfe ouvrit la bouche, écœurée. Elle ne pouvait pas faire ça. Elle ne pouvait pas lui rendre son chaperon vert épinard.

Le regard de Dalisa lui glissa dessus comme une lame de boucher sur le dos d'un porc et s'arrêta à l'ourlet de sa cape.

— À bien y réfléchir, garde-les. Tu les as souillés et troués. Ton odeur et ta sueur les ont contaminés. Je n'en veux pas. Qu'ils pourrissent avec toi.

Eleonara lui fut reconnaissante.

— Sais-tu combien de personnes habitent dans cette maison ? demanda soudain Face de Glace, un petit sourire en coin.

— Euh, ce n'est pas une maison abandonnée ?

— Quinze hommes logent en haut, idiote. Quinze hommes au service d'Amazzard.

Sur ce, Dalisa la poussa vers les marches remontant vers le soupirail entrebâillé.

— T'as plutôt intérêt à disparaître vite. Attention, je compte... et à trois je crie !

Propulsée par un coup dans le dos, l'elfe jaillit de l'entrée souterraine, se tordit une cheville et s'écroula dans la venelle sombre, tandis qu'un cri perçant lui déchirait les tympans. L'adrénaline de la peur afflua dans ses jambes. Elle se remit debout avec un rictus de douleur ; elle s'était écorchée les genoux et avait les fourmis aux pieds. Sans regarder derrière elle, Eleonara claudiqua, puis accéléra malgré les élancements, obliquant à chaque occasion.

L'air sifflait dans ses oreilles. Ses bras, encore sous l'effet de la drogue, se balançaient en avant et en arrière sans contrôle, si bien qu'ils la percutaient assez fortement parfois.

Ses pas se changèrent en pluie saccadée et chaotique. Eleonara volait, dérapait aux coins de rue, rythmée par les coups cognant dans sa poitrine. Les bâtiments et les allées, en vrai labyrinthe, fuyaient contre elle. La poursuivait-on ? Le voisinage avait-il entendu le cri de Dalisa ?

Lorsque ses poumons menacèrent de céder, Eleonara manqua de s'effondrer, sans souffle et trempée, en reconnaissant un mirage de cases noires et blanches. La Place des Échecs.

Prenant appui contre une maison à encorbellement, elle lorgna vers la ruelle à peine quittée. N'apercevant aucun danger à l'horizon, elle prit conscience de sa rapidité et de sa légèreté qui commençaient sérieusement à lui plaire. Personne ne l'avait suivie.

Sa satisfaction fut hélas vite détrônée par une dure prise de conscience. Personne ne l'avait suivie parce qu'il n'y avait personne à cette heure ni dans cette rue-là, ni dans la vieille maison au soupirail.

Dalisa lui avait menti.

Personne ne l'avait suivie, car la maison était vide et l'alchimiste assommé. Il était un loup solitaire ; sans Torlan, il n'avait plus un seul homme à son service.

Eleonara se mordit le côté de la main. Comme elle avait dû rire, Dalisa, en la voyant partir au triple galop, le cœur hors de sa cage thoracique !

Quelle haïssable, haïssable humaine ! Eleonara balayait rage, consternation et confusion les unes après les autres. La mort de Taberné, la ruine de La Mélatine, les mystérieuses « expériences », la fleur jaune, la revanche de Dalisa, le fait qu'elle lui ouvre le soupirail... Assimiler cette histoire insensée ne serait pas pour sitôt. Et dire qu'Eleonara avait été à un doigt d’œuvrer pour Amazzard. À un doigt !

Prise d'une foudroyante onde d'angoisse venant de nulle part, Eleonara vérifia l'échancrure de sa robe à la recherche du flacon bleu aux reflets dorés. Elle espérait qu'il ne s'était pas fêlé ou qu'il ne lui avait pas fui à son insu.

Elle se permit de respirer. Le découvrir bien à sa place, au bout d'une cordelette traficotée en collier gonfla son cœur de joie. C'était son petit triomphe sur ses adversaires humains. Minuscule, sans grand impact, mais une victoire contre vents et marées.

 

Des grommellements résonants attirèrent son attention. Regroupées, les unes coupant la vue des autres, les fameuses religieuses rencontrées une heure auparavant la méprisaient du coin de l’œil. Le fait que leur cible s'était échappée en employant une voie de secours des plus scandaleuses les froissait encore.

Grisée par sa course dégingandée, Eleonara leur aurait volontiers tiré la langue avant de s'en aller lâchement. Cependant, au spectacle de leurs guimpes les voilant de la tête aux épaules et emballant leurs gorges et leurs visages, Fille-Sans-Nom, Fille-Sans-But eut une révélation : « On ne voit pas leurs oreilles. »

Plusieurs fois, elle cligna des yeux. Les communautés monastiques n'étaient-elles pas en plus réputées pour leur inclination au silence, à l'isolement et à l'autarcie ?

Une vague fraîche embrassa l'orpheline de Hêtrefoux sur les deux joues. C'était l'opportunité de sa vie, la chance de connaître la paix tant réclamée. Sous la sobriété et les multiples couches d'un tel costume, personne ne se douterait de son secret. Le voile immaculé remplacerait la touaille maculée et ses oreilles aiguisées seraient à l'abri des regards. Au sein de cette noble organisation, son mutisme et sa misanthropie passeraient pour dévotion et application ; sa vocation masquerait un besoin de protection. En intégrant cet ordre, l'elfe se moulerait en Einhendrienne.

Peut-être n'était-il plus le temps de fuir, mais de devenir.

 

Rassemblant son courage, Eleonara s'épousseta et marcha droit vers les moniales. Les mains dans les manches et droites comme des piquets, celles-ci émirent un reniflement vexé et une onde de murmures mécontents. C'était le retour de l'ingrate.

Consciente qu'elle s'apprêtait à décider de son futur sans l'influence de personne, Eleonara articula, avec la plus grande concentration, s'efforçant à ce que les humains appelaient « politesse » :

— Bien le bonjour, euh, désolée pour toute à l'heure... Euh, je voudrais devenir bonne sœur.

Cette déclaration, malgré sa maladresse, fut en gré d'instaurer la perplexité générale. Les nonnes sortirent graduellement de leur surprise en s'échangeant des coups d’œil amusés.

Une des religieuses, la quadragénaire bouffie et rose qui l'avait précédemment abordée, se détacha du groupe et demanda d'un air solennel :

— Serais-tu prête à prendre le voile, à accepter les vœux ? À te montrer digne de notre établissement ? À vivre dans la simplicité, la chasteté et le recueillement ?

En ce qui regardait les deux premières valeurs, Eleonara les considérait acquises, quant à la dernière, eh bien, il faudrait l'apprendre.

À sa confirmation, les femmes manifestèrent leur satisfaction par un applaudissement contenu. Leurs sourcils élevés traduisaient leur étonnement quant au ton de son « oui ». Ce qui aurait dû être calme et serein, se révéla déterminé et passionné.

— Excellent, finit par conclure la rondouillarde. As-tu de quoi payer la dot ?

Eleonara recula, perdant ses moyens, alors qu'elle s'était évertuée à les ramasser, un à un. Elle n'était pas là pour se marier !

— La dot ? bégaya-t-elle.

— La taxe d’inscription, reformula la nonne. Elle a pour but de financer les mesures administratives nécessaires à ton sacrement, ainsi que le coût du tissus qu'il faudra pour te coudre une tenue. Oui, même nous, partisanes de l'humilité, sommes contraintes à nous courber de temps à autre devant l'argent.

Eleonara se souvint des pièces que lui avait donné Agnan. Serait-ce assez ?

— Ce n'est pas beaucoup, balbutia-t-elle en voulant les sortir, mais...

Son cerveau avait beau renouveler l'ordre « mettre la main droite dans la poche », la partie concernée ne réagissait pas et demeurait décontractée, en dormant vers le bas. Eleonara retenta l'opération avec la main gauche. Cette dernière se montra difficile, mais finit par se plier à la consigne.

— Oh, cela suffira largement ! s'écria la nonne bouffie.

Elle lui arracha la monnaie des mains en riant, ses consœurs pouffant derrière elle. Qu'avaient-elles à s'égayer de cette façon-là ? Était-ce trop ? Trop peu ? N'étaient-elles pas censées dédaigner la valeur de l'argent ?

Les drôles de pies s'écartèrent alors afin de laisser passer une nonne à l'échine arquée qui envoyait des coups de canne à tout ce qui bouchait le passage. Sa peau était si ridée que des lambeaux de peau pendaient devant ses yeux, deux minuscules trous noirs.

— Je veux voir la nouvelle de plus près ! exigea-t-elle en boitillant jusqu'à Eleonara.

Sans la moindre gêne ou permission, la vieille commença par tester l'élasticité de ses joues, ainsi que la propreté de ses ongles, avant d'examiner sa dentition, n'hésitant pas à pincer la pauvre maltraitée par le nez et le menton. Elle vérifia également ses réflexes oculaires en claquant ses doigts recourbés une fois à droite, une fois à gauche.

Le visage tripoté de toutes les manières imaginables, Eleonara croyait l’auscultation terminée ; hélas, il manquait le supplice final. La sœur lui retira brusquement sa capuche pointue et posa sa main sur la touaille. Paniquée, l'elfe voulut instinctivement intercepter son geste, prête à sortir les griffes et les dents s'il le fallait. La vieille femme écarquilla ses yeux veineux.

— Je ne vais pas te manger, côtelette. Les vers de terre ont plus de jus que toi. Sœur Griselle, tant qu'on y est. Tâche de te souvenir de mon nom... parce que moi, j'ai tendance à l'oublier.

Pâlissante, la « côtelette » écarta son bras à contrecœur, craignant de tomber dans les pommes. Doucement, la vieille moniale souleva un coin du foulard très serré de façon à voir l'orifice du conduit auditif. Lorsque son assaillante se désintéressa enfin de ses oreilles pour estimer son tour de taille, Eleonara était persuadée d'être décédée à huit reprises au moins.

— Très bien, Sœur Griselle, voulut interrompre la nonne embonpoint.

— Attendez, encore la deuxième narine... Voilà. Sœur Agnieszkaaaa ! appela Sœur Griselle de sa voix suraiguë.

Se portant en avant avec un air de défi, la jeune moniale au nez et de cochon qui avait vu l'elfe passer sous sa robe apparut, une tablette de cire et un stylet à la main.

— Dictez, ma sœur, je note.

— Écrivez : peau transparente et étirée, genoux en sang, os saillants, ongles sales, difficultés respiratoires, hygiène buccale douteuse, senteur d'ail...

— Vous allez trop vite ! protesta la gamine.

— Procédons, s'impatienta la moniale trapue en prenant Eleonara à l'écart. J'ai quelques questions à te poser. Tu y répondras sagement, car ce que tu diras déterminera ta place et ta fonction parmi nous... Si tu es prise, naturellement.

Les lèvres de la religieuse s'écartelèrent en sourire ; ses yeux, en revanche, restèrent mats, sans étincelle. L'elfe serra les mâchoires, ne se réjouissant pas de devoir réutiliser sa voix. On brasserait son passé, n'est-ce pas ?

Sa détermination s’effritait. Était-ce une bonne idée, finalement, de vouloir rejoindre un cloître sur un coup de tête ?

Il n'était hélas plus question de feuilleter ses pensées plus longtemps : l'interrogatoire avait démarré.

— Ancienne occupation ?

— Servante de cuisine, mentit Eleonara.

— Âge ?

Elle dut prendre le temps de réfléchir. Sauf erreur, elle devait avoir entre quatorze et quinze ans... ou était-ce seize ? Elle n'en était pas certaine... mais la croirait-on ? La jugerait-on trop maigre ou trop faible pour son âge ? Jusqu'à présent, son image tendait vers le minable.

Pour se rattraper, elle répondit :

— Treize ans.

— Treize ans, Sœur Naimée, rectifia la rondouillarde.

Cette dernière avait parlé calmement, mais derrière elle, les autres moniales susurraient leurs impressions qui venaient mourir dans les oreilles concernées :

— J'aurais juré qu'elle en avait douze.

— Par Diutur, ce n'est qu'une brindille desséchée !

— À mon avis, c'est une adepte du jeûne.

Entre-temps, Sœur Agnieszka griffonnait avec véhémence sur sa tablette, le bout de sa langue guignant par le coin de sa bouche.

— Silence, mes sœurs ! s'écria Sœur Naimée, avant de reporter son attention sur l'examinée. As-tu été baptisée ?

Comme Eleonara la dévisageait avec de gros yeux, la nonne reformula :

— T'a-t-on trempé la tête dans un grand récipient de liquide ?

L'elfe se souvint de Dalisa et de comment celle-ci avait essayé de la noyer dans un tonneau. Elle répondit par l'affirmative.

— Bien. Es-tu de parenté avec un lépreux ou un criminel ?

— Euh, non...

— As-tu récemment été victime d'une maladie contagieuse ? Variole, peste, suette...

— Non, Sœur Naimée.

Les terribles fièvres et les rhumes attrapés au Saint-Cellier lui revinrent en mémoire. Dans ces supplices-là, son corps se torturait, toussait, crachait, mais les symptômes étaient passagers ; et, enfermée dans son cellier, elle avait toujours regretté ne pas avoir transmis un germe ou deux aux Taberné.

— Saurais-tu lire, par hasard ? Écrire ?

Quelques moniales s'esclaffèrent.

— Les deux, Sœur Naimée.

Les rires cessèrent net et Agnieszka cassa la pointe de son stylet.

Les moniales se dévisagèrent. Aucune d'entre elles ne s'était préparée à entendre ça d'une mendiante. Sœur Naimée fut la première à se ressaisir.

— Ah ! C'est... bien. Très bien. Peut-on savoir comment tu as acquis un tel savoir ?

Les nonnes se penchèrent en avant ; Eleonara, en arrière.

— Une amie...

Piètre menteuse, l'elfe faillit s'étrangler sur le mot. Cacher la vérité demandait une bonne dose d'énergie et de maîtrise de soi.

Se lavant de son sourire artificiel, Sœur Naimée claqua des doigts. Agnieszka se refondit dans les rangs noirs et blancs.

— Ce sera tout.

Eleonara soupira longuement. Elle se demandait si, avec son aspect crotté de gueuse et ses réponses déconcertantes, il lui restait encore une chance d'être acceptée. L'idée de s'entourer de telles commères lui plaisait d'ailleurs de moins en moins.

« Non ! se ressaisit-elle. Je ne dois pas penser comme ça. La Dame ne m'en voudra pas. Tout ceci me sauvera. Je n'aurai plus à fuir. Je ferai profil bas au monastère le temps de me renseigner sur les elfes, les Sylvains et les humains en général. Oui, je ferai exactement ça. En plus, les nonnes, les érudites, les bouquins et les vieux parchemins, ça va main dans la main, c'est parfait. Dès que j'aurai élaboré un plan plus concret, je retenterai ma chance auprès de Hêtrefoux. Cette abbaye ne doit pas se trouver très loin de toute façon. »

— Tu garderas tes hardes pour la marche, lui informa Sœur Naimée. Arrivée au Don’hill saine et sauve, si les dieux te le permettent, je te donnerai de vrais souliers, ainsi que ta robe, ta guimpe et ton voile. Espérons que tu plairas à l'Abbesse, celle qui nous gouverne toutes. Il faudra patienter pour faire sa rencontre : elle ne quitte jamais le Don'hill. En attendant, allons voir ce que M. l'Abbé pense de toi.

Alors, c'était dit. Eleonara l'esclave de Garlickham intégrerait le monastère du Don'hill.

Pour le meilleur ou pour le pire.

 

 

 

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GueuleDeLoup
Posté le 01/01/2019
Coucou Jowie!
Voilà qui fait bien avancer l'histoire et explique davantagde "ce certain nombre de nonnes" XD
Bon, c'est bien cool, j'ai hâte de voir ce quer ça va donner et j'espère surtout que l'on va finalement découvrir d'autres elfes (mais peut-être pas dans ce tome?)
Et je veux que eleonara ait un ami qu'elle considère en tant que tel :'(.
 
DEs poutoux et à bientôt! :*
Jowie
Posté le 01/01/2019
Hey hey !
En effet, ce chapitre donne un sacré petit coup de fouet à l'histoire (qui en avait besoin). Et oui, maintenant tu sais enfin pourquoi j'ai parlé de nonnes dans le résumé xD
Concernant les elfes, j'ai terriblement envie de te répondre mais je ne peux pas le faire sans lâcher un très gros spoil xD Mais ne t'inquiète pas, Eleonara va mener l'enquête ^^
C'est vrai qu'Eleonara n'a pas trop d'amis, là, mais ça va venir, ne perdons pas espoir :D
Merci d'être passée pour lire et commenter :)
Plein de poutoux !
Jowie
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