J’vous aurais raconté n’importe quoi que ça aurait commencé comme ça. Une rue sans trottoir, le parking du Super C, le pont de l’autoroute 13, le 903 Montmorency tout ça pour aboutir dans le dernier double banc du cinquième wagon du métro. J’aimais ce banc. Il ne m’avait pas fallu deux ans d’université pour comprendre que a) c’était la meilleure place pour sortir à Jean-Talon ; que b) je n’y occupais pas (selon les indications de la STM) la place d’une personne à mobilité réduite ; que c) je n’y avais pas le vent dans le visage en lisant. Bref, en m’assoyant là je ne dérangeais personne, j’étais à l’aise, en sécurité, à la maison. On ne choisit pas son habitus.
Comme chaque jour, je retardais le moment de sortir mon livre. Je contemplais avec quiétude l’incessant retour des choses. Une jolie fille s’installa non loin sur un banc rétractable. Un monsieur d’un certain âge s’assit sur le banc solo à ma droite. Au-dessus de sa casquette Nordiques, un écran d) annonçait avec précision des informations qui me rassuraient moins par leur contenu que par leur présence. Je notai néanmoins que, comme prévu, le train démarra à 12 h 03. Je souris et plongeai une main dans mon sac Jansport noir qui réchauffait mes cuisses depuis 2016. J’en sortis Camus. Je lisais Camus parce qu’apparemment il faut lire Camus.
Alors que Meursault commençait à avoir dangereusement chaud, la légère brise qui me caressait la nuque me fit parvenir, au-dessus du vrombissement continu du métro, un son inhabituel. J’ignorai, j’évitai. Or, malgré moi, le son s’associa dans mon cerveau à une voix humaine. Malgré moi mes muscles se serrèrent. Malgré moi je n’aimais pas les malgré moi.
Le silence De la Concorde en témoignait : la voix qui me parvenait était celle d’un homme qui, s’il ne criait pas, parlait très fort. Mais il y avait pire : la voix se rapprochait, lentement. Le train repartit en force, à proportion de mon cœur. Mes doigts se crispèrent sur Camus, mais mon regard divagua. Par réflexe, je consultai l’écran d) et fis un rapide calcul. Il restait 5 stations et demie, soit environ 10 minutes et l’homme était dans le wagon juste derrière. J’allais y passer.
Résigné, mes yeux tombèrent dans ceux de l’homme à la casquette Nordiques. L’indifférence de son regard me rassura aussitôt.
— T’en fais pas mon gars, semblait me dire cette vieille paire d’yeux bleus. Un simple ivrogne, comme d’habitude. Reste de marbre, plonge ton regard dans ton livre et tout va bien aller.
Je repris aussitôt confiance. J’étais bête en fait. Un quêteux à l’intérieur ou à l’extérieur du train, quelle différence ? Et éviter les quêteux, je savais comment faire, c’était de routine. J’étais même un pro dans le domaine. Il y avait une méthode, suffisait de l’appliquer. Il fallait faire semblant d’être très occupé, de ne rien voir autour, d’avoir un monde à soi ; il fallait incarner l’indifférence engagée, le cynisme résolu, se faire monade. Je plongeai alors dans mon livre en faisant attention à ma position, à mon faciès, à chacun de mes gestes les plus subtils. L’étranger, c’était moi.
— Prochaine station, Henri-Bourrassa.
L’homme parvenait à ma hauteur. D’un coup d’œil presque aussi rapide que celui que j’avais jeté sur le cul de la jolie fille tout à l’heure, j’examinai ses pieds. À peine eus-je le temps d’être surpris par sa paire de Nike Air Jordan presque neuve, la puissance de sa voix et de son discours s’imposèrent à moi. Je l’écoutai sans lâcher Meursault des yeux.
— … J’étais sans papier, loin de mes amis et de ma famille, souffrant d’une insuffisance rénale, mais IL M’A GUÉRI ! Il m’a guéri et m’a dit de venir vous guérir à votre tour. Car, Il le peut, je vous le jure mesdames messieurs, j’étais au bout de mon malheur, mais Il m’a guéri et m’a dit de venir vous guérir vous aussi, VOUS, TOUS LES SOUFFRANTS DE LA TERRE !...
Je ne pus m’empêcher de déroger à mes propres règles et jetai des coups d’œil de moins en moins subtils vers l’homme qui se trouvait maintenant juste devant moi, accroché d’une main à la barre centrale, agitant l’autre dans de grands gestes véhéments. C’était un jeune homme noir, pas beaucoup plus vieux que moi. Je ne me souviens plus de son visage, car ce qui m’avait avant tout frappé chez lui était ses vêtements. Outre ses souliers, il avait une tenue rien de plus tendance, « normal » : jeans pâle ajusté, veste beige sur un t-shirt noir. Plus encore, il était propre. Bref, rien à voir avec ce que le regard de monsieur Nordiques m’avait vendu.
— Prochaine station, Crémazie.
Ce dernier et la jolie fille ne flanchaient pas et gardaient leurs regards mornes rivés sur leurs téléphones. Les deux femmes noires d’Henri-Bourassa firent de même. La triste absurdité de la scène me frappa d’un coup. Car, lui, lui ne s’arrêtait pas.
— Je vous le dis, mes frères et sœurs ! continuait-il en décrivant de larges cercles autour de sa barre d’appui. Cette voix s’est adressée à moi pour venir vous guérir de vos maladies ! Alors, que celui d’entre vous qui est malade, frappé par n’importe quelle maladie, que celui-là lève la main ! Et alors je vous le promets, je demanderai à la voix de le guérir, et IL SERA GUÉRI ! Je vous jure qu’il sera guéri, comme je l’ai été !
J’avais complètement abandonné Meursault et ma méthode avec lui. Mon regard et mon être tout entier étaient captivés par ce jeune homme, et plus particulièrement par sa force. Oui, je savais dès lors qu’au-delà de ce discours, tout ceci, toute cette histoire était une question de force. Et, malgré moi, ce jour-là, à cet instant précis où cet inconnu demandait aux gens de révéler leurs maladies, malgré moi dis-je, une phrase s’est insinuée dans mon esprit.
Pouvez-vous guérir le désespoir ?
Je ne l’ai pas demandé, évidemment. Évidemment, je n’ai rien dit. Par peur, avant tout. Par peur maladive de l’humiliation. Mais aussi parce que le mot était mal choisi. Non, ce n’était pas le désespoir. Le désespoir, je n’en ai pas le droit, serait-ce que par respect pour mes parents. Mais je n’en ai aussi pas les moyens.
Non, ce n’était pas le désespoir. C’était quelque chose de lourd : une sorte de lassitude, un dégoût généralisé, la souffrance sans contenu de l’anesthésie. C’était des rues sans trottoirs, des parkings à moitié vides, le cri incessant des autoroutes. C’était les Galeries Laval en face du Centre Laval, un Tim Hortons à chaque 300 mètres, un océan de piscines hors terre. C’était accélérer le pas pour éviter de parler aux voisins, une camionnette Amazon ralentie par un dos d’âne, une fille de mon âge assise sur un trottoir désert en fumant un joint un mercredi à 13 h. C’était tout ça et rien de tout ça à la fois. C’était la pesanteur de l’apesanteur, le totalitarisme d’un non-lieu, l’insignifiance capitale d’un point gris sur une carte. Dans un parc vide au gazon fraichement coupé je suis là et je ne souffre rien d’autre que le retour incessant et inévitable du retour incessant et inévitable de l’écrasant étouffant éternel misérable statu quo quotidien. Je souffre. Je souffre avec les millions d’autres qui, comme moi, ont peur de n’avoir jamais vécu.
— Prochaine station, Jean-Talon. Correspondance avec la ligne bleue.
Mon regard fit un tour de table. Personne n’avait levé la main à sa demande. Les deux femmes noires avaient changé de wagon. Monsieur Nordiques secouait la tête d’exaspération. La jolie fille envoyait des Snapchat. Mais lui persistait et traduisait maintenant son message en anglais. Son discours était moins fluide, mais tout aussi puissant. Puissant, oui, c’était le terme. Ce jeune homme me touchait avant tout parce qu’il me dégoutait de ma propre impuissance. Bien sûr il était aisé de l’accusé de charlatanisme, d’anachronisme ou de je ne sais quelle autre chose du haut de notre condescendance « rationnelle ». Il me vint néanmoins l’impression qu’on l’accusait avant tout de force ; que dans les regards vides, dans les cous cassés et les corps recroquevillés, on évitait non pas de regarder un être qui fait pitié, mais dont nous ne sommes pas dignes. La force aussi est peut-être un anachronisme.
Mais toute cette indifférence, ah ! Oui, c’était là toute la tristesse de la scène. Je le savais seulement inconsciemment à ce moment-là mais le train entamait son dernier sprint et mon cœur était chamboulé j’en avais le souffle coupé. Oui je vois ça d’ici mais il restait trente secondes avant que je doive partir à mon tour et poursuivre le train du quotidien. Les gens se lèveraient alors en masse et moi aussi mais avec confusion voyez-vous car j’aurais du mal à me fondre dans le flux. Et pourtant je sortirais moi aussi et la sortie de Jean-Talon serait là juste devant moi parce que a) c’était la meilleure place pour sortir à Jean-Talon. Oui je sortirais mais presqu’à contrecœur et les larmes aux yeux parce que je ne le saurais pas encore mais dans quelques heures à peine la Reine d’Angleterre mourrait enfin et les gens pleureraient pour elle alors qu’ils auraient déjà oublié le Guérisseur de Montréal ce jeune homme noir qui m’aurait montré mon chemin alors qu’elle ne m’aurait donné qu’un bon titre de récit. Ils pleureraient le mauvais anachronisme. Et voyez-vous dans trente secondes je serais là sur le quai à la merci du flux mais tout juste avant que les portes ne se referment derrière moi j’entendrais le Guérisseur de Montréal dont je ne me souviens plus du visage mais dont je n’oublierais jamais le regard d’éternité prononcer ces dernières paroles qui résonneraient encore longtemps jusque dans ma poitrine et dans ma chair de poule vous pouvez me croire je sais ça d’ici.
— RECEVEZ LA GUÉRISON ! RE-CE-VEZ LA GUÉRISON !
***
Un mois plus tard, je ne sais quel miracle m’a fait déroger de mon trajet habituel. Je me retrouvais entre trois rues inconnues, elles-mêmes entre trois boulevards. Je descendais l’une de ces rues, quand, soudain, se trouva sur ma gauche un tout petit parc, fait sur le long. Je n’entendais alors plus une voiture, chose rare dans ma vie, chose inquiétante. Et pourtant, à cet instant précis, j’étais habité par une profonde sérénité. J’avais vaincu ma contradiction.
Je ralentis le pas sans tout de même m’arrêter. Je marchais au rythme de la chute des feuilles qui, comme des millions de flocons de neige multicolores, tombaient avec grâce de leurs branches. Elles venaient joncher les mille et une minuscules collines du parc, comme une mer aux vagues sinueuses. Plus un brin de gazon fraichement coupé n’était visible. Le parc n’était plus vide.
Je compris alors quelle supercherie on m’avait fait croire jusque-là dans ma vie, quel mensonge nous avions tous suivi. Ce n’était pas le parc qui occupait une portion de la ville, mais la ville qui occupait une portion du parc. Ces trois rues n’étaient pas ses délimitations, mais ses cicatrices ; et ses collines, le reflux de coups d’obus. Il y avait eu une guerre, ici. Elle durait encore.
Les feuilles se battaient seules de leur côté. Elles se sacrifiaient dans le mince espoir qu’un jour, une racine de leur arbre perce une dalle de béton. Elles se sacrifiaient pour la puissance. Et nous, on nous avait fait croire qu’il fallait être du côté du béton, du gris, de l’inerte. Mais moi, je vous le dis, je préfère l’arc-en-ciel et le chaos de la vie. Choisis ton camp, camarade. J’ai choisi le mien.
Alors dressez vos barricades, regards indifférents ! La force est le plus grand ennemi du statu quo. Et ce n’est que lorsque vous aurez tout perdu, que lorsque la capitale de l’insignifiance aura brûlé, ce n’est qu’alors que je tournerai mon regard d’éternité vers mes frères et mes sœurs, vers tous les souffrants de la Terre, et que je leur dirai :
— Recevez la guérison.
Un rien dubitatif quant à la fin, et à ce parc. Ne connaissant pas Montréal (hélas!) Peut être que je rate quelque chose. Et que je ne recevrai pas la guérison. Damned.
Merci pour ce texte en tout cas!
Quant au parc il n'est pas à Montréal, mais à Laval (ville de l'autoroute au nord de Montréal), tout comme "les rues sans trottoirs, le parking du Super C, le pont de l’autoroute 13", etc. Disons avec euphémisme que Laval est plus laide que Montréal. Un tel parc, un tel moment de grâce dans cette ville mort-née était un moment d'exception.
Merci encore,
AGL