Le 6 Novembre 20xx.
Cher journal,
La semaine a démarré sur plusieurs points, négatifs comme positifs.
Le positif, c'était que la soirée a continué jusqu'à six heures du matin. Jenny était partie se coucher à quatre heures, prétextant une fatigue intense (elle était ivre), Tristan et Lisa ont pris un taxi dès que Lisa a commencé à décuver, Ntina s'est endormie sur le canapé d'Agatha en serrant dans ses bras un paquet de farine qu'elle avait mystérieusement dérobé en plein milieu de la soirée, Kate, Amanita, Tom, Samira et Agatha se sont maintenus éveillés en jouant au Président, et moi... j'ai attendu que Fanta s'effondre dans le lit de son hôte pour vérifier rapidement l'état de sa cheville, en prétextant avoir oublié mon chargeur de portable là-bas. Comme je le pensais, sa cheville était bien abîmée, et je n'avais pas les compétences nécessaires pour la soigner sans éveiller les soupçons. Fanta allait devoir attendre patiemment que le temps fasse son travail en évitant de marcher n'importe comment. Tout ce que je pouvais faire, c'était augmenter temporairement son taux d'endorphines pour soulager sa douleur. J'ai donc laissé un sort discret sur le haut de sa nuque, qui s'effacerait au bout de quarante-huit heures.
Ensuite, tout le monde est soit rentré, soit parti se coucher quelque part sur le sol de l'appartement d'Agatha, étant donné que tous les lits et canapés restants étaient occupés par les personnes les plus bourr- euh qui ont eu le plus de flair. Amanita et moi avons remercié Agatha pour nous avoir prêté son logis, et nous sommes rentrées via le métro. J'ai découvert une partie inconnue de Londres ce matin-là : tout était silencieux et calme, personne ne parlait, l'ambiance était... fantomatique. C'était au choix reposant ou terrifiant. Nous sommes arrivées sans encombre jusque dans mon petit appartement, et nous nous sommes affalées dans mon lit. J'étais tellement fatiguée que je n'ai même pas pris le temps de me mettre en pyjama, ni me nettoyer le visage et me laver les dents. J'étais ce que l'on appelle communément un sacré déchet ce matin-là.
A 10 heures, Amanita s'est réveillée surexcitée comme si elle avait fait une nuit complète. Jusque-là, ça correspond à sa personnalité. Le truc, c'est qu'elle m'a réveillée au passage.
– AHAH ! Tu pensais qu'il n'y avait plus de cadeaux ? Eh bah quand il n'y en a plus, il y en a encore !
– Quesjhzzj... qu'estcequeturacontes...crie pas...
J'avais un peu de mal à parler car mon cerveau n'était pas assez oxygéné en ce bon matin, et aussi car j'avais un peu bavé dans mon sommeil, me laissant avec une bouche pâteuse.
– Des cadeaux ! J'en ai un dernier pour toi, c'était un truc de dernière minute vu ce qu'il s'est passé il y a quelques temps...
Ce dont elle parlait, c'était un des points négatifs. Quelques semaines auparavant, je pensais déjà à mon anniversaire. Ça allait être le tout premier loin de ma famille, et même si ça n'avait pas le même effet, j'éprouvais beaucoup de joie à l'idée d'avoir un appel vidéo avec mes parents le lendemain de mes vingt et un ans. Au moins, ma famille serait présente avec moi pour me le souhaiter, et nous aurions pu discuter de mon mois d'octobre, de ma semaine avec Amanita, et de ma soirée d'anniversaire chez les humains. Sauf qu'il y a quelques semaines, Moonstone a envoyé un message à nous, étudiantes sur Terre, et à nos familles, pour signaler une maintenance prévue le Dimanche 1er Novembre, qui durerait toute la journée d'après la notification. Dimanche 1er Novembre, soit la date fixée pour notre appel. Appel qui ne pouvait pas avoir lieu. Appel qui, au nom du protocole de sécurité, ne pouvait être reporté, et devait donc être annulé. Je n'en ai pas parlé ici, mais ça m'a fait un gros choc. Je n'ai pas pleuré ma solitude depuis que je suis arrivée ici ; certes, j'ai versé quelques larmes en entendant mes parents, mais c'était de l'émotion pure, pas de la tristesse. Mais à ce moment précis, j'ai fondu en larmes. J'avais des devoirs à faire pour le lendemain, et j'ai tout envoyé baladé. J'ai commandé un plat ultra gras avec un dessert ultra sucré, et j'ai dévoré le tout en quelques heures, tout en pleurant. Mes larmes avaient recouvert et mon plat principal, et mon dessert, ce qui rendait le tout humide et pas terrible à déguster. On peut dire que j'ai littéralement mangé mes sentiments ce soir-là. Quand Amanita a appris ça, elle a hurlé à qui voulait l'entendre que c'était un scandale et que c'était honteux, et elle a harcelé tous les services téléphoniques disponibles : tous lui ont répondu que c'était un aléa auquel nous devions nous attendre, et que nous avions accepté ces risques en nous rendant sur Terre.
– Ils veulent juste nous pourrir la vie ! Tu vas voir, mes mères vont faire un scandale elles aussi ! Je vais bombarder de lettres et de mails le service communication !
Malgré tout ça, j'avais déjà fait le deuil de mon moment privilégié avec ma famille. J'ai tiré une tête de déterrée pendant quelques jours, ce qui avait inquiété plusieurs personnes au sein de l'association. Samira avait même proposé de partager son smoothie maison, ce qui était rarissime : Samira n'avait aucun problème pour tout partager, même son plat favori, mais son smoothie du jour ? Si on voulait y goûter, il fallait lui passer sur le corps, car c'était sa source principale d'énergie étant donné qu'elle ne buvait pas de café. En bref, j'avais fait de mon mieux pour oublier cette déception, et entendre Amanita en parler de bon matin alors que j'étais la définition même de l'épuisement n'était franchement pas bon pour mon moral, et ça se voyait sur mon visage.
– Ne me regarde pas comme ça, je te promets que ça va te rendre heureuse ! Attends quelques secondes, c'est dans ma valise... ah AH !
[LES PROPOS SUIVANTS SEMBLENT AVOIR ÉTÉ AJOUTÉS MANUELLEMENT. RECHERCHES EN COURS.]
Amanita avait sorti un paquet tout fin, et surtout incroyablement bien emballé.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Ouvre-le, tu verras bien !
J'ai ouvert le paquet et j'ai découvert un cadre, avec à l'intérieur un magnifique portrait de ma famille et moi-même. Sur ce dessin, mes parents portaient leur traditionnel costume de cérémonie, et j'étais vêtue de ma tenue d'anniversaire, une longue robe taillée près du corps, entièrement recouverte de paillettes d'argent, et coupée sur le côté pour laisser passer ma jambe gauche. Le portrait laissait penser que je l'avais réalisé hier, lors d'une réunion avec ma famille pour célébrer mon anniversaire. Voir les visages souriants de mes parents m'a à la fois fait du mal, car ça me rappelait leur absence, et en même temps beaucoup de bien, car je sais que quoi qu'il arrive, ils pensent à moi et m'aiment fort. Je sais, on dirait une gamine qui tente de se rassurer, mais j'ai seulement vingt-et-un ans, c'est rien vingt-et-un ans dans la vie d'une sorcière !
– Le portrait est superbe... c'est toi qui l'a dessiné ?
– J'ai donné l'idée générale à une copine que j'ai commissionnée pour dessiner le reste ! J'avais quelques photos de tes parents en stock, et par chance trois d'entre elles semblaient normales, donc elle n'a pas posé de questions.
– C'est génial ! Je vais l'accrocher sur le mur au-dessus de mon bureau ! Enfin, si je trouve de la place parmi toutes mes plantes......
Je possède beaucoup trop de plantes. En même temps, on ne sait jamais, je pourrais en avoir besoin !
– Je suis ravie que ça te plaise ! Je sais à quel point c'est dur pour toi de ne pas pouvoir voir tes parents, surtout pour ton anniversaire... mais je suis certaine qu'ils organiseront une énorme fête à ton retour ! Et t'as intérêt à m'inviter, j'veux voir ma meilleure amie habillée comme une reine et se faire traiter comme une déesse !
– AH ! Dis plutôt que t'as envie de manger les gâteaux que mon père va faire !
– ... oui bon ok, j'ai aussi envie de bien manger.
Sa remarque m'a arraché un petit rire, ce qui m'a remonté le moral.
[LA PARTIE SUIVANTE EST CRYPTÉE. D'APRÈS LES LIGNES DE CODE DU SORTILÈGE, SEUL UN NOMBRE LIMITÉ DE PERSONNES SONT AUTORISÉES A POURSUIVRE LA LECTURE DE CE PASSAGE. DES EXPERTS SONT EN TRAIN DE DÉTRUIRE LE SORTILÈGE.]
— ...tiens, c'est pour toi !
Amanite m'a tendu une petite boîte couleur jade, avec un bouton noir tout au centre.
— C'est quoi ce truc ?
— Un enregistrement vidéo ! Il a été fabriqué de sorte à ne s'activer qu'avec ton empreinte digitale et ton essence magique. En gros, ça n'obéit qu'à toi. Tu peux le consulter autant que tu le souhaites !
Un enregistrement ? Visiblement, l'objet venait tout droit de Moonstone. Il devait faire partie du colis clandestin qu'Amanita a reçu de ses mères.
– Ça vient de mes parents ?
– C'est exact ! Je n'ai que cette info par contre, car comme je te l'ai dit, ça n'obéit qu'à toi. De toute façon, je n'ai pas besoin d'en savoir plus, ça reste de l'ordre du privé. Je vais aller prendre ma douche, tu peux regarder l'enregistrement tranquillement si tu veux !
Je n'ai pas eu le temps de lui répondre, car Amanita avait déjà attrapé sa serviette de bain, ses vêtements de rechange, et s'est enfermée dans ma salle de bains, avec sa mini enceinte pour écouter de la musique. J'ai donc suivi son conseil, et j'ai commencé par étudier de nouveau la boîte. Il n'y avait rien d'inscrit dessus, ni le moindre motif permettant d'identifier qui l'avait envoyée et à qui elle était destinée. Pour ça, il aurait fallu qu'une équipe de sorcier.e.s Or et Argent s'allient pour faire un relevé non seulement d'empreintes et d'ADN, mais aussi une étude de l'essence magique enregistrée à l'intérieur. L'identification d'une essence magique n'est pas une mince affaire, surtout quand la quantité est infime, et seul.es les sorcières et sorciers les plus compétents peuvent le faire. Je sais que ma mère n'en est pas capable, car ça part sur un degré de précision et de profondeur trop élevé pour elle, même avec des potions et des sorts spécialisés. Pour ma part, je n'en sais rien, je n'ai jamais essayé, mais étant donné que je n'ai pas développé tant que ça ma magie médicale, mes compétences restent assez limitées. Je devrais entraîner mes yeux d'argent un peu plus souvent, on ne sait jamais...
L'information concernant l'enregistrement devait certainement provenir d'un écrit éphémère, car Amanita m'avait parlé d'une lettre. Elle avait été triste de ne pouvoir la lire qu'une seule fois, mais ça lui avait fait plaisir malgré tout.
Impatiente de découvrir le contenu de l'enregistrement, j'ai fini par appuyer fermement sur le bouton noir. La chose a scanné mon doigt, avant de laisser la boîte s'ouvrir comme une fleur de lotus. Le fameux bouton a changé drastiquement de couleur et s'est mis à flotter légèrement, passant d'un noir obsidienne à un blanc... opale. La sphère a ensuite produit une sorte d'écran qui grésillait. Au bout de quelques secondes, une image est apparue : mon père, dans son habituel costume de cérémonie, et ma mère, avec sa robe dorée. La même que la mienne, simplement d'une couleur différente.
– Alors, comment ça fonctionne ce truc... AH ! C'est bon, ça enregistre, a dit la voix de mon père, tandis que son image s'affairait autour des limites de l'écran.
Mon père a ensuite reculé et s'est assis à côté de ma mère, avec un grand sourire. Ils ont ensuite tous les deux sorti des cotillons, qu'ils ont fait exploser en direction de la caméra.
– JOYEUX ANNIVERSAIRE OPALE ! Se sont-ils exclamés. Les entendre me le dire a ravivé un peu de bonheur en moi.
Ensuite, c'est ma mère qui a pris la parole seule.
– Encore un joyeux anniversaire ma chérie ! Nous sommes terriblement désolés de ne pas pouvoir te le souhaiter directement... ton père et moi avons été très déçus par l'organisation du comité ! Les parents d'Amanita ont fait tout ce qu'elles ont pu pour plaider notre cause, et nous les en remercions, mais en vain. Alors, nous avons décidé de... euh... « contourner les règles ».
Ma mère avait dit cette dernière phrase en murmurant, de peur d'être prise en flagrant délit. Le respect des règles est un élément fondamental chez nous, car les règles sont faites pour maintenir l'ordre dans notre société. Les briser reviendrait à tout rejeter, même la paix et l'harmonie. M'enfin, si vous voulez mon avis, je ne vois pas en quoi des parents souhaitant un joyeux anniversaire à leur fille en échange universitaire reviendrait à désirer le chaos.
– Nous avons appris qu'il y avait une petite soirée organisée par tes copines humaines pour ton anniversaire, nous étions content de voir que tu n'allais pas être seule, même si Amanita allait te tenir compagnie ! Tu pourras tout nous raconter lors du prochain appel ! A continué Papa, toujours avec son grand sourire.
– Et puis ne t'en fais pas, on songe déjà à rattraper ta fête d'anniversaire ! Ton père a déjà commencé à faire des petits fours... d'ici quelques semaines je n'aurai plus une seule petite place dans le congélateur...
– Oh ! Tu veux faire quoi comme petits... ah oui, c'est vrai, c'est un enregistrement, ils ne peuvent pas m'entendre.
J'étais tellement prise dedans que j'avais oublié qu'ils ne pouvaient pas me répondre. Je poserai la question à mon père la prochaine fois.
– ... mis à part ça, tout va bien pour nous. Tu nous manques, ça c'est vrai, mais on s'y habitue. Après tout, tu ne vas pas rester à la maison éternellement, il y aura bien un jour où tu prendras ton envol bien loin de chez nous avec un petit copain ou une petite copine, ou même toute seule car tu en auras marre de nous ! Mais si tu en as marre de nous, s'il te plaît ne le dis pas, invente un beau mensonge pour nous faire plaisir...
J'ai pouffé de rire face à la remarque de ma mère. J'étais contente d'entendre qu'ils allaient bien, même si ça ne faisait qu'un mois depuis notre dernier échange. Savoir que ma famille était en bonne santé me rassurait, car entre nos appels, je n'avais aucun contact, aucune nouvelle. Personne ne nous a parlé de la procédure en cas de décès ou de maladie d'un de nos proches. Je ne sais pas si on est informés avant l'échange, si on peut rentrer rendre visite aux malades ou assister aux funérailles... pour être honnête, vu comment se sont passés certains éléments de l'organisation de notre échange, je ne serais pas étonnée qu'ils nous refusent le droit de rentrer pour urgence familiale, en brandissant leur sacro-saint « C'est vous qui avez décidé de partir, vous devez en assumer les conséquences ».
– La carte mémoire va bientôt être remplie, alors on doit terminer cette vidéo. Nous t'aimons très fort ma chérie, et nous sommes fiers de ce que tu fais pour notre royaume. Je suis sûr que tu apprends beaucoup de choses pour tous et toutes nous rendre meilleur.e.s !
– Nous avons hâte de savoir comment se passe la vie pour toi, si tu apprécies toujours autant les humains et humaines qui t'entourent et si tu as ouvert ton cœur ! C'est important d'exprimer ses émotions, montrer aux gens qu'on les apprécie et respecte, ce n'est que de cette façon que notre entourage et nous-mêmes pouvons devenir de bonnes personnes.
– Bon, l'amour ne fait pas forcément des miracles non plus. J'ai beau dire à ta mère que je l'aime au quotidien, elle ne s'est toujours pas améliorée en comptabilité pour la boulangerie...
– ... ça me fait mal de le dire, mais ton père marque un point! A répondu ma mère en riant.
C'est vrai qu'en dehors de ma famille, les signes d'affection sont rares. Quand j'ai demandé à mes camarades de classe pourquoi leurs parents ne les embrassaient pas ou ne les prenaient pas dans les bras à la sortie de l'école, nombre d'entre eux m'ont répondu qu'iels ne recevaient pas de marque d'affection, car iels savaient déjà que leurs parents les aimaient, et que montrer des preuves d'amour reviendrait à dire que nous doutons de l'amour que nous nous portons entre nous. Pas de doute, pas de questionnement, nous savons que notre famille nous aime quoi qu'il arrive, un point c'est tout. Je me souviens avoir pensé que c'était un peu triste de ne pas recevoir de câlins. Ma mère m'avait dit, quand je lui ai raconté, qu'en soi leur logique n'était pas mauvaise : notre famille est censée nous aimer quoi que nous décidions, c'est le rôle d'une famille ; mais elle m'a ensuite dit qu'elle préférait me montrer ce qu'était vraiment l'amour.
– Mieux vaut trop aimer que pas du tout. Et de préférence, aimer correctement. Si on ne montre pas ce qu'est l'amour, on peut croire n'importe quoi à son sujet et tout accepter en son nom, parce qu'on ne sait pas réellement ce que c'est. Ton père et moi, on veut te donner l'exemple, comme ça, plus tard, tu sauras différencier l'amour et... d'autres sentiments. Tu sauras aimer, et être aimée en retour. L'amour c'est important ma chérie, mais pas que romantique. L'amitié aussi, c'est important. Aimer ses proches, ça ne peut qu'être bénéfique, à condition qu'iels t'aiment véritablement en retour. Mais surtout, on veut t'enseigner à t'aimer toi. T'accepter, t'apprécier, même avec tes défauts. Parce que la seule personne sur qui tu peux t'appuyer jusqu'à la fin, c'est toi-même. Apprends à aimer, être aimée, et t'aimer. Avec tout ça, ton existence sera bien plus paisible.
Pendant quelques secondes, j'ai pensé à Agatha qui souffrait de l'image que le monde lui renvoyait concernant son surpoids. J'ai pensé à Samira, qui souffrait d'être aussi différente de sa sœur, à qui tout semble réussir. Est-ce que elles aussi, elles ont reçu des mots similaires à ceux de ma mère ? Ou est-ce que cette partie importante a été occultée tandis qu'elles grandissaient et évoluaient en ce monde ? Est-ce que cet enseignement a été noyé et anéanti par la méchanceté dont les humains peuvent faire preuve ?
Je me rends compte d'à quel point j'ai eu de la chance. Si mon éducation et mon environnement avaient été différents, j'aurais pu souffrir de la même façon qu'elles.
– Hmmm, je pense que c'est tout pour les nouvelles... je n'ai rien d'autre qui me vient en tête... et toi chérie, tu as autre chose à dire ?
– Oh ça, j'en ai des trucs à dire. Fais attention à ta tension, fais de l'exercice régulièrement, fais attention à ne pas manger trop de sucre pour ne pas faire de diabète... AH ! Tant que j'y pense, si ton amie Samira a constamment le visage rouge, soit elle fait de la couperose, soit elle a un problème de circulation sanguine. Ça pourrait être bénin pour la deuxième hypothèse, mais il faut se méfier malgré tout...
Un problème de circulation sanguine ? Ça pourrait être une explication plausible. J'espère que Samira est en bonne santé, c'est vrai que ça m'inquiète un peu cette histoire...
– Enfin bref, c'est tout pour le moment. Nous pensons très fort à toi et te souhaitons bon courage, et nous nous reverrons fin Novembre pour notre appel !
– Gros bisous ma chérie, nous t'aimons fort !
Mes parents ont envoyé des bisous imaginaires vers la caméra, qui après quelques secondes, s'est arrêtée nette. Je ne m'en étais pas rendue compte, mais quelques larmes avaient coulé sur mes joues. J'ai attrapé une boîte de mouchoirs pour essuyer tout ça, puis j'ai relancé l'enregistrement. Au bout du troisième visionnage, Amanita est sortie de la salle de bains, fin prête à rentrer chez elle.
– Alors c'était comment... oh, tu pleures !
Oui, à la fin je me suis mise à pleurer comme un bébé, secouée par mes émotions.
– Ouais, un peu. J'ai dû pleurer l'équivalent d'un lac !
Amanita a ri un peu, et m'a prise dans ses bras.
– T'inquiète pas, tu pourras leur parler dans un mois. Tu es contente quand même de mon cadeau ?
– Très. Je te remercie, toi et tes mères vous avez pris un grand risque pour moi, je ne l'oublierai pas.
[FIN DU PASSAGE CRYPTÉ. LA SUITE DES ÉCRITS NA PAS NÉCESSITÉ L'INTERVENTION D'UN.E TRADUCTEURICE.]
Nous sommes restées quelques minutes dans les bras l'une de l'autre. Puis, l'heure est venue pour Amanita de rentrer chez elle. Elle m'a laissé quelques sucreries venant tout droit de France, et m'a promis de me faire découvrir plein de bons produits lorsque je viendrai lui rendre visite pendant les vacances de fin d'année. Quand Amanita est partie, ça m'a fait bizarre de me retrouver seule dans mon appartement, alors j'ai décidé de m'occuper l'esprit avec les devoirs prévus pour les tutorials, et quelques exercices de traduction pour le cours de Chinois mandarin. Amanita m'avait apporté beaucoup d'aide pour mon sortilège concernant la langue des signes, alors ce n'était pas ma priorité du jour. J'ai plutôt bien bossé pour un lendemain de soirée, et j'ai eu la bonne surprise de recevoir un message de Samira.
Samira : Salut ! Amanita est bien rentrée ? Ça doit te faire bizarre d'être toute seule dans ton appartement...j'ai oublié de te dire, mais Tristan a pris pleins de photos pendant la soirée, tu peux y jeter un œil sur le groupe !
J'ai regardé les photos envoyées sur le groupe, toutes placées dans un fichier. nous avons plusieurs photos de groupe, et d'autres photos de scènes de la soirée, entre le concours de costume, la partie de jeux vidéos, des personnes qui discutent. Tristan a même pris en photo le moment où je touche les mains de Samira... c'est un beau cliché. Je vais la faire développer et l'ajouter dans mon journal.
Décidément, cette fille a vraiment un don pour me remonter le moral.
La rentrée s'est plutôt bien passée, même si je l'avoue, j'aurais bien aimé me reposer un peu plus... on ne dirait pas comme ça, mais mes vacances étaient sacrément mouvementées en vivant avec Amanita pendant une semaine. Ma meilleure amie est un peu comme Agatha, toujours (trop) pleine d'énergie, du coup il faut suivre et garder le rythme. J'aurais mérité au moins six jours sous ma couverture à ne rien faire.
Mais bon, j'ai choisi d'aller à l'université, je dois assumer mon choix !
La semaine a d'ailleurs été plutôt mouvementée. Lasse de voir l'administration se tourner les pouces devant son chargé de tutorials désastreux, Mme Thomas a décidé d'employer les grands moyens. Elle s'est donc pointée comme une fleur dans mon groupe, a pris une chaise, et s'est posée en fixant Dickens du regard. Et là, le massacre a commencé. Quand je dis massacre, je ne dis pas qu'elle a sorti un fusil de chasse et qu'elle lui a tiré dessus, et heureusement d'ailleurs, je suis certes habituée à la vue du sang, mais pas mes camarades, et j'avoue que je ne compte pas assister à un assassinat en direct durant mon année sur Terre. Par contre, ce qu'elle a sorti, ce sont des remarques si sèches et pleines de mépris qu'elles avaient le même effet qu'une balle.
« Ridicule, et vous osez dire que vous êtes compétent ? »
« Feu ma grand-mère ferait un bien meilleur boulot... »
« Dites-moi, vous êtes sûr d'avoir compris la matière ? »
« Doux jésus, nous ne sommes plus en 1250, nous sommes civilisés et cultivés maintenant... enfin, normalement... » (Pour le contexte, elle a affirmé ça en le regardant de la tête aux pieds à la fin de sa phrase, avec un ton condescendant qui me donnait l'impression qu'elle insultait non seulement Dickens, mais aussi ses héritiers. Terrifiant.).
A la fin de la séance de tutorials, elle a pris ses affaires et s'est dirigée vers la sortie comme si elle était la reine de ce pays. Elle avait beau être petite, sa présence prenait toute la place dans la pièce. Pour finir en beauté, Dickens a eu le malheur d'essayer de répliquer.
– Ça y est, vous avez fini de perturber mon cours ?
– Fini ? Cours ? Parce que vous appelez ça un cours, faire « travailler » les élèves sur la même dissertation depuis un mois et demi sans aucune aide ? Oh mon chou, bien évidemment que je n'en ai pas fini ! La direction refuse de me laisser trouver une personne compétente pour les tutorials, alors la seule solution est de venir directement aux tutorials et vous enseigner comment devenir un bon chargé de tutorials ! Tant que vous n'aurez pas changé vos méthodes – et au passage votre mentalité puante et misogyne – je viendrai. Dans tous vos cours. Avec tous vos groupes.
Elle ne lui a même pas laissé le temps de répondre, et est sortie de la salle de cours. Nous avons décidé de déguerpir en silence, puis une fois dans les couloirs, Ntina et moi avons explosé de rire.
– Oh mon dieu, c'était une humiliation publique !
– T'as vu la tête de Dickens ? On aurait dit une statue de marbre !
– La hoooonte, on dirait qu'il vient de se faire engueuler par sa mère ! J'avais déjà beaucoup aimé Mme Thomas l'année dernière, mais là ? Je l'admire autant qu'elle me terrifie ! Elle ne va pas lâcher le morceau !
– C'est une très bonne stratégie en vrai, puisque l'administration ne veut dégager personne, elle va le pousser à partir ! Bon débarras, on aura enfin une vraie méthodologie !
– J'avais appliqué la méthodo de Mr Mbongo pour notre dernière dissertation, et Dickens a eu l'audace de dire que c'était brouillon ??
– Quel abruti ce type... je suis sûre que si tu montres ta copie à Mme Thomas, elle va adorer !
– J'en suis certaine. D'ailleurs, c'était quoi ton plan pour le commentaire de texte qu'on avait à faire pour demain ?
Avec Ntina, Kate et Agatha, nous avons d'ailleurs pris l'habitude d'échanger nos plans et idées pour les tutorials. J'aime beaucoup travailler en groupe pour les projets individuels, car ça apporte des points de vue différents que l'on ne remarque pas forcément. De plus, à chaque fois qu'on l'aide, Agatha nous montre de nouvelles photos de son chat. Elle adore son chat. Quand on bosse à l'assos', Samira ramène parfois des cookies, et on se fait un goûter géant pendant qu'on fait tourner nos idées. En parlant de l'association, Jenny a fait une réunion ce vendredi afin de partager quelques informations sur les actions à venir pour l'association.
– Comme chaque année, on va bientôt commencer les campagnes de dons pour les centres d'hébergement et de protection pour les femmes victimes de violences. Tom et Ntina avaient fait un carton avec leur concert caritatif l'année dernière, et les biscuits de Noël d'Agatha et Samira ont permis de financer une jolie partie de la rénovation d'un immeuble pour offrir plus de places pour les femmes en danger. Cette année, les dons de nourriture et de produits d'hygiène ont baissé, mais les gestionnaires de ces établissements ont surtout besoin de bénévoles car il y a eu beaucoup d'entrées, et surtout des femmes avec des enfants... j'ai déjà songé à de l'aide médicale avec une action en lien avec le CHU, et Jameela m'a dit être motivée pour une assistance juridique, mais si vous avez des idées, n'hésitez surtout pas à m'en faire part.
– Je pourrais proposer des séances de baby-sitting pour garder les enfants, en attendant que les mamans puissent régler tout ce qui est administratif ? Par contre je ne vais pas être capable de gérer plus de cinq enfants seule... a proposé Kate. Dans son temps libre, elle fait du baby-sitting pour se faire un peu d'argent, car douce et pédagogue, elle a fait l'unanimité auprès des parents de son quartier.
– C'est une excellente idée ! Il faudrait qu'on s'organise en fonction de vos emplois du temps, surtout si vous êtes nombreux et nombreuses.
– Et pourquoi pas aussi un peu d'aide aux devoirs ? Surtout si on vit près d'un de ces établissements, si on accorde quarante-cinq minutes tous les deux jours, ça se fait bien et ça laisse les mamans respirer aussi ? Ai-je proposé à mon tour.
Il me semble que je vis près d'un foyer pour femmes, à une ou deux stations de métro. Quitte à rejoindre une association féministe, autant être réellement active et utile pour les personnes concernées.
– Oui, ce serait super ! Je peux vous donner une liste des centres demandant notre aide avec leur adresse, et vous pourriez vous adapter pour le bénévolat. Je suis consciente que vous avez également une vie à côté, et avec les partiels qui approchent lentement mais sûrement, vous aurez moins en moins de temps à consacrer, alors autant bien s'organiser. Je vais voir aussi avec l'asso LGBTI et anti-raciste si des actions peuvent être mises en commun pour augmenter notre efficacité. Nous aurons certainement une grosse réunion d'ici quelques temps.
Jenny a mis un rappel sur son téléphone, afin de ne pas oublier de nous envoyer la fameuse liste. Kate avait déjà commencé à créer un tableau en ligne pour nos disponibilités et nos compétences. Comme je m'en doutais, on m'a collée dans la catégorie « cours de français ».
– Je sais que Lisa n'était pas un modèle d'assiduité dans ses cours, mais elle avait raison quand elle disait que le français n'était pas une langue facile à apprendre, m'a expliqué Kate. Comme tu y as vécu, tu es la mieux placée pour pouvoir enseigner cette langue. Tiens, en parlant de langues, ça me fait penser que je dois donner des cours de langue des signes anglaise le samedi maintenant... je vais le noter dans mon planning.
En discutant avec elle un soir autour d'un café, j'ai découvert qu'elle souhaitait devenir professeur des écoles. Son parcours scolaire avait été semé d'embûches, puisqu'elle n'a pas toujours été capable de lire sur les lèvres, et que ses appareils auditifs étaient complètement inutiles à l'époque. De plus, ses professeurs ne semblaient pas très enclins à faire des efforts, et elle n'avait pas d'accompagnateur à l'école pour lui traduire en langue des signes.
– On me laissait beaucoup de côté parce que je n'entendais rien et ne parlais presque pas... j'ai eu de la chance d'être bien soutenue par mes parents et d'avoir tenu le coup tout le long de ma « formation », parce que sinon j'aurais certainement abandonné les cours avant la fin du lycée.
Ses parents avaient dû se battre pour qu'elle puisse s'adapter : cours de théâtre, remise à niveau, orthophonie... tout cela demandait temps et énergie, ce qui n'était pas facile pour la petite fille qu'elle était.
– Je n'ai pas envie que d'autres personnes passent par tout ça, les efforts, la fatigue, l'ignorance, le mépris même. Les gens aussi devraient faire un effort, on n'y peut rien si nos oreilles ne font pas leur travail, nous aussi on a notre place dans cette société ! Au début du collège, j'ai été harcelée justement parce que mes capacités n'étaient pas encore assez développées, et les autres en jouaient. Ça se moquait de moi littéralement derrière mon dos, ça me hurlait dans l'oreille quand je passais dans les couloirs, on me racontait n'importe quoi quand je demandais des explications, les gens s'amusaient à me faire peur... le directeur n'a rien voulu faire quand j'en ai parlé, il a juste dit à mes parents de me placer dans une institution spécialisée. Heureusement, j'ai vite changé de collège, et l'association dans laquelle mes parents étaient se sont chargés de pourrir mon ancien établissement. Ça a été moins dur après, car les gens ne me voulaient plus du mal, mais j'ai mis du temps à m'adapter, parce que j'avais toujours l'impression qu'on allait se moquer de ma voix, me faire peur dans les couloirs, ou me ridiculiser en me mentant. Ça m'arrive encore un peu d'avoir peur, parfois.
Quand elle a dit ça, j'ai vu la tristesse dans son regard. Kate est une personne assez discrète et neutre, qui exprime ses émotions de façon très mesurée. A Moonstone, elle serait très appréciée, voire même érigée en citoyenne modèle. Contrairement à Samira qui s'efface presque volontairement, Kate a hérité de ce comportement par ses parents, et agissait ainsi bien avant ses mésaventures. Elle a toujours préféré le dialogue et a su développer sa répartie, même si on ne la voit jamais à l'œuvre sur ce point.
– Quand il y a une joute verbale, c'est généralement Jenny qui s'en occupe. Mais je sais me défendre quand il le faut !
Sa détermination et son envie de changer les choses pour rendre la vie plus accessibles à ses comparses sourds et sourdes m'avaient rendues admirative, et m'ont poussée à faire moi aussi des efforts. Ce jour-là, je lui ai payé une part de gâteau et demandé des conseils pour apprendre la langue des signes. Kate était ravie, et en plus de ses conseils sur place, elle m'a envoyé le soir-même pleins de liens pour pouvoir être plus inclusive pour les personnes handicapées. Si Amanita a pu m'aider à ce point pour mon sortilège, c'est aussi grâce aux informations transmises par Kate.
Alors que je repensais tranquillement à tout ça, Jenny a coupé net le fil de ma pensée.
– Une dernière chose avant de mettre fin à la réunion, mais je tenais à vous informer que mon réseau a retrouvé la fille qui a témoigné anonymement. Je l'ai contactée, et elle devrait venir à notre rencontre dans le courant de la semaine prochaine. Lorsque j'aurai plus d'informations je vous le dirai, parce qu'elle est très angoissée et pour l'instant pas très à l'aise. Notre rôle c'est de la soutenir et de l'aider psychologiquement, et il faudra nous y préparer. Si vous avez peur de faire une boulette ou de ne pas réussir à aider, il n'y a aucune obligation de venir, même si j'avoue que j'aimerais lui montrer qu'on est nombreux et nombreuses de son côté. Ça vous va ?
Nous avons tous et toutes acquiescé. Ntina et Agatha avaient déjà affirmé à Jenny qu'elles viendraient, Kate réfléchissait encore (car son emploi du temps se remplissait à une vitesse folle), et Tom avait émis des réserves, peu sûr que sa présence soit pertinente.
– Elle ne va peut-être pas vouloir qu'un homme soit présent, je te laisse prendre la température avant de te dire si je viens ou non.
– C'est noté.
Samira et moi avons aussi accepté de venir, quand bien même nous n'étions pas certaines d'être très utiles. Samira avait peur de donner l'impression qu'elle venait juste voir cette fille, comme si elle était une bête de foire, et c'était aussi la sensation que j'avais, quand bien même je souhaitais voir comment Jenny et les autres allaient gérer la situation. Pour compenser, nous avons décidé de cuisiner. Quitte à recevoir quelqu'un, autant traiter notre invitée d'une façon convenable et la mettre à l'aise pour parler, d'autant plus qu'il était clair que la conversation allait durer un peu.
Du coup, j'ai fait un sacré plein de courses, puisqu'en apprenant qu'on allait cuisiner, toute l'association, ainsi que Lisa, Tristan, Fanta, et Esther, la présidente de l'association LGBTI, ont décidé qu'on devait leur faire goûter nos plats. Allez, au boulot !