« Elle chante au milieu du bois,
La Source et je me demande,
S’il faut croire à cette légende
D’une fille qu’on y trouva. »
La Source, Isabelle Aubret
C'était un petit village niché au creux des montagnes. Pour y accéder, il fallait quitter la nationale puis prendre une petite route, puis une autre. Après quelques virages et quelques côtes, on était arrivé. Bérénice gara sa voiture sur la première place qu'elle trouva puis marcha en direction du cœur du village. En longeant ce qui semblait être l'artère principale, elle parvint à l'Office du tourisme, ouvert malgré la saison. C'était un 22 mars et, si le soleil était bien présent, le vent refroidissait nettement les températures.
Après avoir pris quelques renseignements, Bérénice partit à la recherche de l'église dont elle avait vu une photo sur internet. Elle tourna dans les ruelles, croisant quelques passants, qui lui sourirent. La balade était agréable et Bérénice se sentait sereine. Elle finit par dénicher l’église, plutôt jolie en effet, un mélange de style roman et de gothique. Elle hésita à y entrer mais des femmes discutaient à côté et elle n’osa pas. Elle reprit sa balade au fil des vieilles ruelles et laissa son esprit vagabonder.
Elle avait roulé près d'une heure trente dans le seul but de rencontrer un homme avec qui elle avait discuté sur une appli. Elle était plutôt réfléchie d'habitude, mais là, elle avait décidé d'envoyer valser les conventions et ses peurs pour se laisser guider par ses envies. À 40 ans passés, elle prenait conscience qu’elle avait toujours été « sage » et n’avait jamais rien fait de « dingue ». Elle n’avait jamais fumé, ne buvait pas, sortait peu, même lorsqu’elle était jeune, elle avait toujours préféré les cinémas et les musées aux boîtes de nuit.
Mais ces derniers mois avaient été compliqués. Elle avait l’impression d’être toujours en train de se battre et n’en pouvait plus. Son couple ne ressemblait plus à rien et, pour la première fois de sa vie, elle remettait en question ses sentiments. Elle était complètement perdue. Fatiguée. Déprimée. Et, en même temps, depuis qu’elle avait arrêté la pilule plusieurs mois plus tôt, elle ressentait un regain d’énergie, une envie de profiter de la vie. Comme si elle se réveillait après un long sommeil. Sa libido revenait alors qu’elle n’avait pas vraiment eu de relations sexuelles depuis quasiment 10 ans. Elle ne s’était pas rendu compte que ça lui manquait. Jusqu’à maintenant.
Prise dans ses pensées, elle n’avait pas remarqué qu’elle était revenue à son point de départ, le village n’était pas si grand. Elle s’installa sur un muret et sortit son carnet pour écrire en attendant son rendez-vous. La veille, elle avait vidé son sac auprès de Sofia, sa copine naturopathe. Les larmes qu’elle retenait depuis si longtemps avaient enfin coulé. Quand celle-ci lui avait demandé, en parlant de son conjoint, si elle l’aimait encore, elle n’avait pas su répondre. Dix-neuf ans qu’ils étaient ensemble et pour la première fois, elle était incapable de la moindre réponse. Elle se sentait coincée entre ses rêves et la réalité. Ce n’était pas la première « crise ». Ils avaient traversé pas mal de tempêtes au fil des années, depuis ce diagnostic. Jamais elle n’avait flanché. Jamais elle n’avait douté de son amour. Non, jamais elle n’avait flanché. Mais aujourd’hui, aujourd’hui elle ne savait plus. Ce dont elle était sûre en revanche, c’est qu’elle était en train de sombrer et que si elle ne voulait pas couler, elle devait réagir.
Alors, elle avait décidé de s’inscrire sur une appli, une qu’elle savait ouverte aux relations libres, afin de tuer l’ennui et de rencontrer du monde. C’est ainsi qu’elle avait commencé à discuter avec Colin. Il était bien plus jeune qu’elle mais le courant passait bien. Il la trouvait belle, désirable. Elle était flattée, elle n’avait pas l’habitude qu’on s’intéresse à elle, pas de cette manière. La conversation avait vite dérivé sur le sexe. Colin lui avait demandé une photo d’elle, nue. Elle lui en avait envoyé une. Ils avaient parlé presque toute la nuit et avaient finalement décidé de se retrouver à mi-chemin, dans ce petit village, l’après-midi même.
Quand il arriva enfin, ils descendirent en voiture jusqu’au lac en contrebas du village.
*****
– Il est beau ce lac, non ? En plein cœur de la forêt.
– Ouais…
Il s’était retrouvé dans ce village par hasard et avait rencontré cette nana au bar du coin. Elle lui avait offert un verre et il avait accepté, la trouvant diablement sexy. Il s’était dit qu’il pourrait peut-être prendre un peu de bon temps. De toute façon, il était coincé là jusqu’au lendemain au moins, le temps que sa voiture soit réparée. Après quelques bières, elle lui avait proposé de lui montrer les environs, notamment le lac.
– Tu connais la légende ?
– Quelle légende ?
– La Sorcière du lac. On raconte qu’il y a très longtemps une jeune femme traversait régulièrement ces bois pour se rendre au village voisin. Un matin d’hiver, on a retrouvé son corps. Sa robe blanche était déchirée, des perles glacées recouvraient son visage, ses longs cheveux blonds étalés tout autour. Sans l’effroi imprimé dans ses yeux restés ouverts, on aurait pu croire qu’elle dormait.
– Ouais bon elle était morte. Sans doute agressée par des loups ou des bêtes sauvages. Elles devaient probablement pulluler dans la région à l’époque.
– Oui des loups… Des loups bipèdes.
– Des loups-garous ?
– Des hommes.
– Bon et alors ? Ça devait arriver souvent.
– Certes, mais je n’ai pas terminé. C’est arrivé une nuit de nouvelle lune. Personne au village ne savait ce qui c’était passé et au fond, personne ne s’en souciait. C’était une jeune femme, très belle, libre, qui vivait seule, sans famille, sans mari. Et puis elle connaissait les plantes comme personne. Alors d’une certaine manière les gens s’en méfiaient et pensaient qu’elle avait mérité ce qui lui était arrivé, qu’elle avait provoqué le Diable. Le temps passa et la vie au village reprit son cours. Tout le monde oublia cette histoire.
Un an plus tard, lors d’une autre nouvelle lune, enfin, le matin suivant cette nouvelle lune, on découvrit trois cadavres d’hommes à l’orée de la forêt. Du moins, ce qu’il en restait. Ils étaient suspendus à des branches d’arbres, comme du gibier, les bras tendus au-dessus de leur tête, les poignets attachés, les vêtements déchirés, le corps lacéré, la peau en lambeaux, le teint blanc comme s’ils avaient été vidés de leur sang. En baissant les yeux, on pouvait voir qu’ils avaient été mutilés. Leur pénis avait été détaché partiellement de leurs corps, le gland avait été arraché et les testicules éventrés comme si on avait voulu les vider. Une terreur innommable avait laissé son empreinte dans leurs yeux, dont les paupières avaient été arrachées : ils avaient été torturés.
– P’tain c’est gore ton histoire !
– Tu trouves ? C’est pas pire que ce qui est arrivé à la jeune femme…
– Ah si ! Ils ont été torturés, mutilés ! De leur vivant. Elle, elle est juste morte.
– Qu’en sais-tu ? Bien sûr, c’est toujours moins visible pour une femme. Mais les blessures invisibles n’en sont pas moins réelles et terribles… Les hommes n’ont pas conscience des traumatismes qu’ils provoquent chez les femmes et de leurs conséquences. Que sais-tu des souffrances qu’elle a endurées avant de mourir ? De ce qu’elle a ressenti lorsque ces hommes se sont octroyés le droit de se servir d’elle ?
– Ouais bon ça va, y’en a qui cherchent aussi !
– Ah ?!
– Se balader toute seule dans les bois à la nuit tombée, faut pas s’étonner.
– Parce que c’est un crime d’être dans les bois la nuit pour une femme ?
– Non, mais c’est pas très prudent.
– Pas prudent pour une femme…
– …
– Pourquoi c’est toujours aux femmes d’être prudentes et pas aux hommes ?
– C’est comme ça. Bon, tu n’as pas fini ton histoire de légende. Tu avais parlé d’une sorcière et d’un lac.
– Ah ça t’intéresse finalement ?
– Disons que j’suis curieux de connaître le fin mot de l’histoire.
– Eh bien… Après ça, les villageois étaient terrorisés. Ils ne savaient pas ce qui s’était passé. Certes les trois hommes tués étaient réputés brutaux et qu’ils aient fini par se faire tuer n’était guère surprenant, mais de là à être mutilés de cette façon... Aucun homme n’aurait pu s’en prendre à un autre de cette manière. Ce ne pouvait être qu’un monstre. Ou le Diable en personne. Tout le village était en émoi. Certains voulaient prendre les armes et traquer la bête, d’autres voulaient partir, pensant le village maudit, d’autres s’enfermaient chez eux…
– J’vois toujours pas de sorcière ni de lac…
– Tu vas continuer à m’interrompre toutes les deux minutes ?
– Désolé. Continue.
– Le temps passa encore et les hommes finirent par reléguer cette histoire au fond de leur mémoire. Une nouvelle année s’écoula. L’hiver revint et un matin, un lendemain de nouvelle lune, un lac apparut. Juste là où la veille au soir, il y avait un champ, se trouvait à présent une étendue d’eau. Là, juste devant la forêt. Plus surprenant encore, l’eau était claire, presque transparente. Mais, dès qu’un homme s’approcha, l’eau devint instantanément noire et opaque. L’homme recula et l’eau redevint claire. Soudain, au milieu du lac, une silhouette apparut. Une jeune femme, aux cheveux si longs qu’ils recouvraient tout son corps, dénudé. Les hommes étaient subjugués par sa beauté. Ils crurent à une apparition divine. Sans s’en rendre compte, ils avaient tous avancé vers elle. Soudain, la chevelure de la jeune femme devint noire comme l’ébène, des flammes remplacèrent ses yeux bleus, un cri terrifiant retentit sans que la bouche de la créature ne s’ouvre. L’effet de sidération passé, les hommes s’enfuirent. Par la suite, chaque fois qu’un homme s’approchait du lac, l’eau noircissait et la créature apparaissait, ses cheveux noirs dansant autour d’elle comme des milliers de serpents. Très vite, les hommes n’osèrent plus approcher. C’est ainsi que la légende de la Sorcière du lac est née. On dit qu’elle venge les femmes blessées par les hommes. Elle rôde toujours autour du lac et il paraît que les nuits de nouvelle lune, quand la nuit est bien ténébreuse, on peut l’apercevoir.
– C’est qu’une légende !
– Peut-être. Va savoir… Les légendes détiennent souvent une part de vérité.
– Tu sais que tu serais presque flippante ? D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas dit ton nom.
– C’est parce que je n’en ai pas.
– Comment ça t’as pas de nom ? Tout le monde a un nom !
– Pas moi. Enfin, j’en avais un mais il a été oublié depuis longtemps.
– Mais comment on t’appelle ?
– On ne m’appelle pas. Je sais quand je dois venir.
– T’es bien mystérieuse…
– Je sais, on me le dit souvent.
Colin était mal à l’aise tout à coup. Il commençait à penser que cette nana n’était pas nette. Il chassa cette idée très vite. Que risquait-il ? Il n’allait pas se laisser effrayer par une femme tout de même ? Il était musclé, la dépassait d’une tête et saurait la maîtriser sans peine. Elle était si frêle. Vraiment, il ne risquait rien. Cette fille était juste bizarre. Mais roulée comme elle l’était, c’était forcément un bon coup ! C’est cette légende qui lui tournait la tête.
– Ça te dit un tour sur le lac ? Y’a une barque là-bas.
– Si tu veux.
Colin se fichait complètement du lac mais si ça pouvait l’aider à se rapprocher de la fille, il était prêt à ce compromis.
Les rames en mains, elle reprit la parole.
– Tu m’as dit que c’était la première fois que tu venais ici ?
– Oui. C’était sur ma route et ma voiture est tombée en panne.
– Tu sais que c’est pas beau de mentir ?
– ?
– Tu as oublié ?
– Oublié quoi ?
– Tu es déjà venu ici.
– J’me souviens pas. Mais après tout c’est possible, je suis tout le temps sur la route, je peux pas me rappeler de tous les endroits où je passe.
– Elle, elle n’a pas oublié. Tout est gravé dans sa mémoire.
– Qui ça elle ? De quoi tu parles ?
*****
Il avait garé sa voiture sur un sentier à l’orée de la forêt, presque de l’autre côté du lac. Bérénice lui proposa de faire une balade, elle avait repéré un sentier qui surplombait le lac. La vue devait être jolie.
Ils échangèrent quelques mots. Colin s’inquiétant surtout de savoir s’il lui plaisait physiquement. Bérénice le rassura, bien que pour elle cela n’avait pas d’importance. Soudain, il s’arrêta et la poussa légèrement hors du sentier, sous le couvert des arbres et l’embrassa. Rapidement, ses mains glissèrent sous son pull, puis sous son t-shirt et commencèrent à défaire la ceinture de son jean. Bérénice se retrouva bientôt à moitié couchée par terre, les vêtements défaits. Elle l’arrêta. Il faisait un peu trop froid pour se déshabiller dehors selon elle. Et puis, elle trouvait que ça allait trop vite. Certes, elle n’était pas naïve et avait bien compris que ce qui l’intéressait c’était le sexe et elle n’était pas contre, mais là…
Ils se retrouvèrent à nouveau sur le sentier. Bérénice s’attendait à ce qu’ils le reprennent jusqu’au bord du lac, histoire de continuer à faire connaissance en profitant du paysage mais ce n’était décidément pas ce qui l’intéressait. Sa voiture n’était pas très bien garée et il était ennuyé de la laisser sans surveillance. Et puis, il avait aménagé l’arrière exprès avec des couvertures…
En y retournant, Bérénice essaya, tant bien que mal, de faire la conversation. Elle tiqua lorsque Colin lui répondit que « libertinage et polyamour c’est un peu pareil ». Euh non pas vraiment… Elle n’eut pas le loisir de développer, ils étaient arrivés. Bérénice n’était pas très à l’aise mais après tout elle avait accepté de venir…
Elle précisa qu’elle ne prenait plus la pilule et n’avait donc plus aucun moyen de contraception. Il ne l’entendit pas ou s’en fichait. Il ne mit pas de préservatif et rentra d’un coup. Il ne tint pas compte de ses demandes de ralentir, d’y aller plus lentement, moins fort. Il fit son affaire sans se soucier d’elle, de ce qu’elle voulait, de qu’elle ressentait. Il se retira juste avant d’éjaculer. Puis il s’énerva car il ne retrouvait pas le paquet de mouchoirs en papier qu’il était sûr d’avoir pour s’essuyer et allait « en mettre partout ».
Bérénice était tétanisée, elle ne savait plus quoi dire, comment réagir. C’était comme si elle avait perdu toute volonté. Elle se sentait idiote… Ils remontèrent en voiture et il la déposa sur le parking à l’entrée du village, sans plus de cérémonies. Il avait un rendez-vous et ne pouvait plus s’attarder. Tout le long du chemin du retour, Bérénice se repassa le film de l’après-midi, elle se demandait comment tout cela avait pu arriver. Pourquoi n’avait-elle pas compris ses intentions, pourquoi ne l’avait-elle pas repoussé ? Qu’est-ce qui clochait chez elle ? Pourtant, elle savait comment ça fonctionnait. Elle se sentait tellement stupide… Tellement naïve… Elle qui se croyait si forte, qui s’était toujours vantée de savoir se défendre : crier, mordre, griffer… Elle se targuait d’être féministe, d’avoir suivi des formations, lu des livres. Elle s’était crue à l’abri, protégée, au-dessus de ça. Quel orgueil ! Elle se sentait en colère. Contre lui bien sûr mais surtout contre elle-même. Plus elle y repensait, plus elle se disait que c’était évident, qu’il ne s’était intéressé à elle que pour la baiser, pensant que parce qu’elle était polyamoureuse, elle n’était pas farouche. D’ailleurs, n’avait-il pas éludé chaque fois les autres sujets qu’elle abordait ?
Ce n’est que le lendemain, lorsque la dame du Planning familial prononça les mots, qu’elle comprit ce qu’elle avait vécu : une agression sexuelle. Ces mots furent à la fois un choc et une révélation. Comme si elle le savait mais qu’elle refusait de l’admettre. Pourtant, si une autre femme lui avait raconté ce qu’elle avait vécu, elle aurait posé les mots sans difficulté. Elle aurait même probablement parlé de viol. Pourquoi c’est toujours plus facile quand c’est les autres ? La dame lui avait dit et répété qu’elle n’était pas coupable, qu’elle n’avait rien fait de mal, qu’elle pouvait être en colère contre lui, mais pas contre elle-même. C’était lui le salaud. Malgré cela, elle avait du mal à l’accepter. Elle ne voulait pas être victime. Ce mardi-là laisserait une marque indélibile dans sa mémoire...
*****
Ils arrivèrent au mileu du lac. La jeune femme releva les rames et immobilisa la barque. Le soleil disparaissait derrière les arbres de la forêt. Tout en défaisant ses cheveux longs, si longs que Colin, interloqué par leur longueur ne put retenir un sifflement , elle reprit :
– Bérénice
– Quoi ?
– Elle s’appelait Bérénice. C’était le 22 mars. Une après-midi ensoleillée, mais pour elle, c’est un mardi noir.
Colin sentit soudain sa ceinture se défaire et quelque chose glisser à l’intérieur puis sous son boxer. Quelque chose de doux qui le fit frissonner. Mais avant qu’il ait pu comprendre comment les cheveux de la fille pouvaient se trouver là, sans qu’elle-même ait esquissé le moindre mouvement, ils s’enroulèrent autour de son sexe et le serrèrent très fort. La douleur lui arracha un hoquet tandis que ses chevilles et ses poignets étaient à leur tour retenus. Il releva alors les yeux. La lune était invisible. La jeune femme lui souriait. Un sourire terrifiant.
Ton récit est intéressant et ta narration, fluide. J'avoue avoir été perdu au début à cause du "changement de point de vue", néanmoins, une fois que l'on comprend que l'histoire navigue entre passé et présent, on se laisse très rapidement happer jusqu'au dénouement final.
Merci pour cette histoire !
Félicitation pour ce texte. On se laisse rapidement emporter par la lecture et par le style fluide. Je me suis d'abord demandé si s'était Bérénice la sorcière.
Ce texte est il inspiré d'une légende en particulier?