La sorcière et le carrousel enchanté

Il était une fois, en des temps reculés, bien avant que les belles aux bois dormants ne fussent éveillées, bien avant que les princes ne soient faits chevaliers et alors que nul dragon féroce n'aurait songé à croquer ces derniers, une sorcière qui vivait seule dans une forêt dont les épaisses couronnes des cimes étaient toujours revêtues d'un halo d'or sous le soleil ardent de l'été. 

C'était une sorcière comme l'on en voit peu dans les contes que les parents se plaisent à conter aux enfants à notre époque aux mœurs si policées. Elle n'était pas, voyez-vous, du genre à tremper une pomme dans une marmite empoisonnée. Ni non plus du genre à cuisiner Hansel et Gretel pour son dîner, comme l'aurait soi-disant fait la pauvre vieille dame que ces deux chenapans étaient venus importuner. Mais pas pour autant une sorcière bien aimée. Loin de là, en vérité. 

Toujours, elle demeurait seule dans sa chaumière, entre deux bosquets de jonquilles plus chatoyantes que les plus précieux trésors des souverains des âges passés où l’on entrapercevait parfois furtivement une discrète renarde à l'échine mordorée, la gueule pleine du butin de ses chapardages dans les poulaillers. Entre les volutes de fumée aux milles couleurs qui se perdaient dans les feuillages de la forêt, les sortilèges aux odeurs de cuisine de pays qui n'existent que dans les livres aux couvertures chamarrées, sa magie imprévisible et ses longs cheveux de la même teinte que la cime ruisselante de lumière qu'elle ne peignait jamais et qui lui valurent le surnom d’Épis de Blé, tous la trouvaient étrange, la craignaient et pour rien au monde ne l'approcheraient. Sauf bien entendu s'ils étaient malades ou affligés, mais alors ils prenaient grand soin de ne point se faire remarquer. De peur du quand dira-t-on, vous comprenez... 

Au village, non loin de là, après la limite des bois sauvages et enchantés, était installé sur la place du marché un superbe carrousel qui faisait à cent lieues sa renommée. Pimpant et coloré, il était orné d'autant de perles et de grelots à pompons et à brillants qu'il y avait de brins d'herbes qui osaient pousser entre les pavés posés en rang bien alignés sur la grande place où il trônait. Le manège faisait le bonheur des enfants et laissait aux parents le temps de vaquer à leurs taches attitrées, occupant toutes les conversations à des lieux à la ronde dans le comté. 

Sur ce carrousel était installés de beaux chevaux de bois sur lesquels les bambins escaladaient, ruaient, chahutaient et s'amusaient à longueur de journée. Chaque animal avait été délicatement ouvragé par la main d'un artiste qui avait pris grand soin de les distinguer. L'un avait des yeux fait de corail rose, l'autre de billes de cuivre, un autre enfin les avait même en émeraude facettée. Toutes les gemmes de la création semblaient s'être retrouvées sur le carrousel de la place du marché. Il était si beau pour le si petit village perdu entre les collines et les prés, qu’en le voyant, les habitants en oubliaient les rudesses de l’hiver et la tristesse des pavés sans attraits. 

Et les chevaux de bois, heureux de faire le bonheur de tous ces enfants qui criaient et chahutaient tout le jour, étaient heureux de tourner en rond sur leur carrousel à pompons, car c'est ce pourquoi ils avaient été taillés, tout bien considéré. 

Ils tournaient et tournaient et tournaient encore et n'avaient jamais fini de tourner, sans ni souffrir ni se fatiguer. 

Vint un jour après une terrible nuit d’hiver où la sorcière Épis de Blé, seule dans sa chaumière perdue dans la vaste forêt, se trouva gravement démunie malgré sa puissante magie qu'elle avait généreusement distribuée à qui venait discrètement la solliciter. Elle s'en alla donc au village vendre charmes et potions concoctés grâce à un art et à une science dont seule de rares privilégiés possèdent les secrets, à qui voudrait bien s'alléger de sa petite monnaie. 

Quand elle fit son apparition sur la place du marché qui rutilait, tous, la voyant, s'écartèrent révulsés. Ce n'est pas, entendons-nous bien, qu'elle leur ait causé quelque tort, mais qui dit sorcière dit mauvais sort. 

« Regardez ! Regardez tous ! La sorcière du fond des bois est là ! » S'exclama un premier villageois, un homme bien portant qu'elle avait traité pour une vilaine rage de dents à force de manger trop de gâteaux aux marrons alors que le givre avait transformé les champs en pierre inerte, cela avant même qu'elle ait eu le temps de défaire son baluchon plein de charmes et de potions. 

« Ce qu'elle est laide et comme elle pue ! Ça se voit, celle-là ne se lave pas ! Regardez ses cheveux ! On dirait de la paille pour les animaux ! » s'esclaffa un autre sans oser s'approcher. « Attention ou elle vous changera en crapaud dans votre sommeil. Vous deviendrez aussi moche qu’elle ! » 

Un coup de pied sorti de la foule envoya se répandre le contenu du baluchon sur le sol pavé du marché. « Regarde ce que tu as fait, imbécile de sorcière ! » lui hurlèrent de concert les villageois pendant que le contenu des fioles brisées s'infiltrait et se mélangeait dans la terre, faisant s'envoler l'espoir d'un repas chaud et gâchant en un instant des heures de dur labeur.  

Epis de Blé en fut si peinée, elle qui n'avait jamais causé le moindre tort et tant donné, qu'un petit brin de magie s'échappa du bout de son doigt quand elle tourna le dos aux villageois qui crachaient sur les délicats pavés carrés de la grande place du marché, sous l'œil des enfants qui tourbillonnaient sur le beau carrousel étincelant, préférant ignorer le drame qui se jouait entre leurs parents et l'étrangère à la chevelure d'or emmêlée. 

Et le petit brin de magie, suivant la terre gorgée des potions de la sorcière sous le dallage de ciment, trouva son chemin jusqu'au carrousel et ses chevaux de bois tout de joyaux incrustés. Eux qui tournaient et tournaient encore et toujours sans discontinuer. 

Tandis qu’Epis de Blé s'en retournait là d'où elle venait, tous au village oublièrent ce qui s'était passé. Cela n'avait, après tout, pas eu grande incidence sur leur journée. 

Longtemps, la magie demeura endormie, car nombreuses sont les graines qui ne germent pas en une nuit. Et s'il en est une qui peut demeurer inerte de nombreuses lunes jusqu'à la prochaine goutte de pluie, c'est bien celle qui sont semées par un cœur contrit. 

Et plus la sorcière restait seule et démunie dans sa chaumière misérable dont le toit se couvrait lentement d’herbe folles et colorées au fond de la forêt, plus sa magie s'insinuait profondément, empruntant chaque sillon, chaque rainure entre les carreaux de ciment gris. Jusqu'à atteindre chacun des petits chevaux, engourdi par leur ronde infinie. 

Si bien que finalement arriva l'instant où les animaux de bois, toujours sur leur carrousel virevoltant, se mirent à tourner en faisant résonner sans cesse un millier de questions. 

Et tourne et tourne et tourne en rond sous les cris de joie des enfants. Éblouis par les perles et les pompons qui claquent avec le vent. 

Et bien vite ils tournent sans plus se poser de questions, c'est ce qui arrive quand on tourne toujours en rond.  

Mais tout cheval de bois n'est pas bête de somme pour autant. Maintenant que la magie est là, il en est pourtant un qui échangerait volontiers la ronde contre les prés et les champs. 

Il a beau tourner et tourner en rond tandis que les autres se plaisent à ne plus se poser de questions, il rêve comme jamais auparavant. D'étendues sauvages, de vastes prairies et de lumières éclatantes dans le lointain couchant. De lassitude, le cheval arrête d’avancer, il a compris qu’à toujours tourner en rond, rien ne sert d’avancer. Le bambin qui rut sur son dos finit par se lasser de ne plus faire la ronde sur le carrousel adoré et se met à battre le cheval à coup de pied, d'étrier, de cravache et par vociférer des injures qu'il a entendu les grands proférer. La sangle du mord finit même par atterrir dans l'œil de sa monture, faisant voler le cristal qui s'y trouve incrusté jusqu'au sol pavé. Les chevaux, soudain, de concert s'immobilisent tandis que l'œil cristallin tourné vers le ciel les forcent à regarder ce qu'ils ne pourront jamais toucher. 

Tant et si bien que le carrousel ne tourne plus si rond. 

Et c'est un drame pour tout le village et ses environs !  

Que de pleurs pour les enfants ! Et que de tracas pour les parents ! 

Et les chevaux de bois qui, n'allant plus en rond, ne savent que faire sur leur carrousel devenu prison. 

Sans plus perdre de temps, on envoie chercher Épis de Blé qui dans sa chaumière se morfond, seule avec son ventre vide, ses jonquilles et ses rêves d'autres horizons.  

Si sa nature elle ne peut changer, alors quelle terrible rancœur a-t-elle du garder dans son sombre cœur de sorcière courroucée ? 

Car un tel malheur ne peut être que de son fait. Ils ont tôt fait d'oublier les coups de pieds, les insultes et les remèdes jamais payés. Bien vite, ils en sont persuadés alors qu'elle est ramenée sur la place du marché où tout le village s'est rassemblé pour la huer. 

« Vile sorcière ! Qu'as-tu donc fait ! » Tonna le juge de paix.  

« Tu as ensorcelé notre beau carrousel pour te venger comme l'odieuse bête que tu es ! » 

Et Épis de Blé comprit ce qui s'était passé. Elle vit le carrousel et ses chevaux arrêtés. Elle sentit la magie qu'elle avait appelée. 

Et de tout cela elle fut fort chagrinée. 

Elle fut peinée d'avoir reçu tant d'injures et de coups de pieds. 

Elle fut désespérée d'avoir eu froid et faim dans sa chaumière dans la forêt, avec seulement les jonquilles et le soleil pour la consoler. 

Elle fut outragée de ce jugement sans preuves et sans procès. Elle fut révulsée par la vue des pavés bien ordonnés qui dissimulaient tant de cruauté. 

Elle eut le cœur brisé pour les pauvres créatures de bois obligées de tourner en rond pour toujours et à jamais. 

Alors la sorcière Épis de Blé récita une formule qu'elle seule connaissait. Sa chevelure se mit à luire, les pavés se fendirent, des hurlements de terreur retentirent, les pompons et les perles semblèrent tressaillir et les gemmes du manège commencèrent à faire se fendiller le bois des chevaux sculptés.  

Et le carrousel doré tout entier partit en fumée. Les villageois apeurés, criaient, maudissaient, s'enfuyaient mais plus aucun n'osait l'approcher. La sorcière, avec sa chevelure emmêlée qui rayonnait comme les fruits des moissons qui lui avaient valus son surnom, ramassa discrètement le cristal qui trainait sur les pavés dévastés de la place du marché où plus âme qui vive n'osait s'attarder. 

Et au milieu des cendres du carrousel s’époussetait un cheval qui de bois, n'avait que le souvenir d'avoir été. Car comme il ne tournait déjà plus en rond et se rêvait cheval de chair et de sang, la magie de la sorcière l'avait délivré de sa ronde mortifère.  

Dès ce jour tous deux partirent à travers les bois et les champs à la recherche d'un ciel plus clément. Nulle ne sait s'ils le trouvèrent car il est bien souvent couvert pour les sorcières échevelées et les chevaux qui refusent d'être montés. 

Mais ce qui est sûr cependant, c'est qu'au village depuis ce jour, on ne tourne plus en rond. Et l'on a troqué les pavés contre le gazon. 

 

Fin 

 

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Monika
Posté le 03/01/2024
Merci pour ce magnifique texte. Un conte à l'ancienne qui malheureusement se perd. J'espère découvrir une autre histoire de votre plume. À très bientôt :)
Mentheàleau
Posté le 04/01/2024
Merci à vous, comme on dit souvent, c'est dans les vieille marmite que l'on fait les meilleurs soupes! à bientôt!
Silver Smile
Posté le 11/12/2023
Hello,

Quelle jolie plume tu as ! Ton histoire est prenante, j'avais l'impression de lire beau un poème. Les mots sont très bien choisis et la douceur que dégage ton texte contraste bien avec les malheurs de cette pauvre sorcière.
Mentheàleau
Posté le 12/12/2023
Merci, contente que cela t'ait plu ;)
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