Claire s’arrêta un instant sur le seuil, son reflex Canon D70 bien calé entre ses mains. À travers les carreaux cassés de la baie vitrée, la lumière automnale se déversait sur les meubles du salon, leur conférant un arrière-goût d’éternité. Décidément, la « villa soleil » portait bien son nom. Dans l’air flottait un parfum subtil qui mêlait humidité, poussière accumulée et… Claire renifla, perplexe. Oui, pas de doute, un relent de jasmin perçait en arrière-plan. Sans doute un courant d’air qui le charriait de l’extérieur.
— Antoine ? appela-t-elle d’une voix légèrement cassée.
Elle sentit son cœur battre plus fort, incapable de le maîtriser. Elle n’avait jamais réellement su se débarrasser du frisson qui la prenait lorsqu’elle brisait la solitude d’un lieu abandonné ; sa poitrine qui s’enserrait, le nœud qui se formait au creux de son estomac, comme si elle sentait la présence éthérée des fantômes qui peuplaient encore l’endroit. Au fil du temps, elle avait appris à l’apaiser par la magie de son objectif. Elle modifia sa position pour alléger le poids de sa sacoche encombrée d’accessoires photo, et le plancher craqua sous ses pieds. Elle appela une deuxième fois, plus fort.
— Antoine ?
— À l’étage ! lui répondit une voix rauque qui se percuta aux parois de la cage d’escalier, dans le dos de Claire.
La jeune femme déglutit. Depuis deux ans qu’elle pratiquait l’exploration urbaine, l’« urbex », en compagnie d’Antoine, elle n’avait jamais dérogé aux règles qu’ils avaient établies entre eux.
Vérifier que l’endroit est vide avant d’y pénétrer.
Vérifier la solidité d’un escalier ou d’un plancher avant de s’y risquer.
Vérifier la présence d’une alarme ou d’un système de sécurité.
Ne rien déplacer ou modifier sur un lieu d’urbex.
Ne jamais partir explorer en l’absence de l’autre.
La dernière règle, c’était elle qui l’avait instaurée. Antoine l’avait accepté, en s’imaginant avec bon sens qu’elle craignait de tomber sur des squatteurs dangereux, ou de se casser une jambe en passant à travers un escalier. Claire ne l’avait pas contredit. Pourtant, ce qui l’effrayait était plus primaire, instinctif. Une peur qui venait du fond des âges ; celle que l’on ressent lorsqu’on descend dans une cave obscure. Celle qui vous hante soudain quand vous roulez de nuit sur une petite route de forêt. L’exploration au grand jour n’y changeait rien.
Après une longue inspiration pour calmer son angoisse, Claire parcourut du regard le salon figé dans le temps. Sur le mur du fond, une cheminée au linteau lézardé soutenait une ligne de bibelots poussiéreux, disposés là par des gens morts depuis longtemps. Un miroir poussiéreux, au tain piqueté de noir, le surplombait de toute sa majesté. Claire déglutit. Elle n’aimait pas les miroirs. Dans les films d’horreur qu’elle regardait avec Antoine le dimanche soir, après leur journée d’exploration, ceux-ci affichaient toujours la silhouette inattendue du fantôme, la faisant immanquablement sursauter entre les bras de son amoureux.
Deux causeuses au velours détrempé, rongé de pourriture, se toisaient de part et d’autre d’une table basse aux pieds boiteux. À l’opposé de la baie, des fenêtres hautes, presque intactes, encadraient un graff élaboré, jaune criard, qui jurait dans le décor. Pas de fantômes à l’horizon. À l’extérieur, un oiseau stridula joyeusement. Au-dessus d’elle, une latte grinça, un « bong » retentit et un juron étouffé dégringola jusqu’à elle. Elle esquissa un sourire : Antoine s’était encore cogné contre un plafond trop bas.
Elle plaça son objectif devant elle et balaya à nouveau la pièce, l’œil accroché au viseur. Une façon comme une autre de se calmer. Aussitôt, ses réflexes de photographe prirent le dessus, et la peur cessa de malmener ses nerfs. La lumière était légèrement trop forte : il aurait fallu tirer un bout des rideaux de brocart déchiqueté afin de renforcer les contrastes, souligner la courbe des causeuses et accentuer la noirceur de la cheminée. Mais ça aurait été contraire à la quatrième règle de l’urbex, et elle mettait un point d’honneur à les respecter toutes.
Sauf la dernière… Antoine, quand est-ce que tu les ramènes, toi et ton rassurant mètre quatre-vingt ?
Dix minutes devaient s’être écoulées depuis l’instant où elle avait pénétré dans la pièce. Elle se mordit une lèvre, hésitant à l’appeler à nouveau. Cela faisait deux ans. Deux ans que cette passionnée de photographie, diplômée en design graphique et vendeuse chez Cultura pour remplir son assiette, avait trouvé les deux amours qui comblaient désormais sa vie : Antoine et l’urbex. Il était temps pour elle de prendre de l’assurance et de partir à l’aventure sans garde-fou.
Chaque dimanche ou presque, seuls ou en groupe, ils s’en allaient à la conquête d’un nouveau lieu abandonné : complexe aquatique, silos désaffectés, immeuble abandonné, friche industrielle, église, asile, hôtel, sanatorium, galerie commerciale… elle avait cessé de répertorier leurs découvertes, se contentant de les revoir d’un œil neuf durant la semaine, tandis qu’elle transférait, triait, retouchait les photographies et les sélectionnait une à une pour les poster sur leur page Facebook sobrement intitulée « Passion Urbex France ».
C’était la première fois qu’ils s’attaquaient à un château. Et pas n’importe lequel ! L’un des lieux à l’abandon les plus connus de France, même s’il se dissimulait sous un nom d’emprunt. Les amateurs d’urbex l’avaient baptisée la « villa soleil », à cause de la superbe faïence à peine dégradée ornant la terrasse sud : un immense soleil stylisé dans le plus pur style Art déco. Une façon comme une autre de l’identifier entre connaisseurs tout en gardant son emplacement secret.
« Clic », « clic ». Brandissant son appareil comme un bouclier, Claire actionna le déclencheur, une fois, deux fois, trois fois, se laissant parfois surprendre par un détail inattendu. Une céramique délicate qui semblait tenir en équilibre sur un bout du linteau. Un éclat de vitre gisant sur le plancher, jouant avec la lumière chaude de l’après-midi. Un accoudoir éventré, par l’orifice duquel dégoulinait un amalgame de fibres blanches et de moisissures verdâtres.
Une main sur son Canon, l’autre entourant l’objectif pour ajuster le zoom, elle passa rapidement sur le reflet pâle que lui renvoyait le miroir. Des cheveux roux coupés courts, un visage rond et une silhouette maigrichonne noyée dans des vêtements trop lâches. De nombreux photographes aimaient se mettre en scène dans les lieux qu’ils exploraient, le visage caché par un masque, une cagoule ou simplement leur énorme appareil reflex. Elle n’en faisait pas partie. Elle glissa son œil sur le papier peint lacéré et les briques noircies qui prolongeaient la cheminée, et s’arrêta sur une petite porte qu’elle n’avait pas remarquée en entrant.
Par le ventail entrouvert, une raie de lumière dorée s’étalait sur un lambeau de tapis. Claire s’approcha à petits pas mesurés, son précieux reflex toujours collé à son visage. Les lattes délabrées gémirent à nouveau sous ses pieds. En écho, juste au-dessus d’elle, d’autres craquements se propagèrent dans le silence de la demeure. Le silence… il était si profond, si palpable, qu’en tendant bien l’oreille, Claire percevait la semelle des Docs de son compagnon qui foulaient le sol de l’étage, et le clic lointain de son propre appareil, un Nikon D7100, plus puissant et plus pro que son « petit » Canon.
Claire frissonna, réprimant une nouvelle fois l’envie de faire demi-tour, de quitter ce manoir qui ne voulait pas d’elle et de courir rejoindre la petite Clio blanche stationnée devant la grille rouillée. À quoi bon ? C’était la voiture d’Antoine ; elle n’avait jamais pris la peine de passer son permis. Il ne manquerait pas de se moquer d’elle lorsqu’il la découvrirait, après ses deux heures d’exploration urbaine, pelotonnée sur le siège passager. Non, il fallait qu’elle continue. Elle raffermit la prise sur son appareil photo et, d’un pied, poussa la porte qui exhala une plainte sonore.
Un couloir vitré, éclaboussé de soleil, s’ouvrait sur ce qui ressemblait à un jardin d’hiver. Le carrelage, autrefois bicolore, s’était au fil des ans recouvert d’un tapis de feuilles mortes, dont les dernières aux nuances ocre, brunes, rouges et mordorées se confondaient aux brisures des carreaux défoncés. « Clic ! » L’amalgame des couleurs n’échappa guère à Claire et à son objectif. Elle avança encore, fronçant le nez. L’arôme du jasmin s’était renforcé, mêlé à une odeur plus aigre et plus prégnante.
Dans le jardin d’hiver, la végétation avalait tout sur son passage : meubles éventrés, vases ébréchés, mobilier grignoté par la rouille, dallage bleu et blanc enfoui sous l’humus, sauf… Claire baissa lentement son appareil, incrédule devant le spectacle étrange qu’offrait ce guéridon de fer forgé, à peine abîmé par le temps, cerné de deux chaises du même style, peintes dans un blanc pur, le même blanc que la théière et les deux tasses de porcelaine posées sur leur soucoupe, attendant sagement le retour de leur propriétaire, quand bien même ceux-ci étaient morts depuis des lustres.
Et la lumière ! Elle provenait de nulle part et partout à la fois, se réfractait dans les vitraux encore intacts de la coupole, se faufilait entre le lierre, le sureau et la valériane, jouait avec les milliards de particules de poussière en suspension dans l’atmosphère. Le souffle coupé, Claire plissa un œil et, contournant une troisième chaise tombée sur le côté, réajusta son viseur pour capturer la scène. La fragrance aux accents de jasmin agressa de nouveau ses narines, de plus en plus âcre, de plus en plus écœurante.
« Clic ! », « clic ! ». Elle actionna le bouton avec frénésie pour ne manquer aucun détail. Une volute du fer forgé de la table, le haut de la théière, l’anse délicate de l’une des tasses, les rayons du soleil sur la chaise, esquissant dans le vide les contours nébuleux d’une personne qui n’existait pas, qui ne pouvait pas être là, lui tournant à demi le dos dans sa robe d’un autre temps, en grande conversation avec l’autre aux contours flous assise en face d’elle, une petite main blanche posée sur la soucoupe…
Enfin ! Elle la reconnaissait, cette odeur. L’odeur du thé qu’on a laissé trop longtemps infuser et qui a croupi au fond de la théière.
Tétanisée, Claire sentit un hurlement silencieux naître dans sa gorge, tandis que les deux apparitions, alertées par le bruit du Canon, se tournaient paresseusement vers elle, révélant leur face grimaçante aux orbites creuses, vidée de toute vie et de toute substance sinon la lumière, superbe, joyeuse, mordante.
Létale.
*
Là-haut, Antoine n’entendit pas le hurlement. Un étage plus bas, le fracas d’un objet lourd qui heurtait le sol le fit sursauter. Il appela Claire, deux fois, trois fois, et redescendit aussi vite que l’escalier branlant lui permettait. Il traversa le salon, emprunta le couloir et déboucha dans le jardin d’hiver, l’inquiétude peinte sur son visage d’ordinaire impassible. Il avisa le guéridon et son service à thé, puis l’appareil de Claire, gisant sur le dallage. Dans un réflexe stupide, il s’en empara et fit défiler les photos sur l’écran numérique. Le salon, le couloir, le jardin… les deux tasses posées sur leurs soucoupes. Antoine se redressa, sourcils froncés. Claire ne jurait que par les sacro-saintes règles de l’urbex, et la quatrième ne faisait pas exception.
Ne rien déplacer ou modifier sur un lieu d’urbex.
Il regarda à nouveau l’écran, les deux tasses, les deux chaises disposées de part et d’autre de la table, comme une invitation à venir prendre le thé par un bel après-midi d’automne. Releva le menton. Déglutit.
Devant lui, auréolée de soleil sur sa soucoupe immaculée, une troisième tasse en porcelaine attendait d’être bue.
Tes descriptions sont vraiment très efficaces et fluides ; j'ai notamment noté celle de la lumière automnale du début qui met tout de suite dans l'ambiance, et celle du jardin d'hiver à la fin, on s'y croirait vraiment.
Honnêtement, j'étais intriguée par le titre de la nouvelle, donc je guettais tout du long ce que ça pouvait vouloir dire ^^ Et je n'ai pas vu venir la fin, j'aime beaucoup cette histoire de fantômes non visibles tout de suite qui prennent un thé pépères. Le détail de l'odeur du jasmin est très chouette aussi.
Bravo !
Je sais, je passe longtemps après... Mais je tenais à laisser un commentaire malgré tout pour dire que j'avais vraiment adoré ta nouvelle quand je l'ai lu la première fois ! Déjà, l'urbex et la photographie me fascinent, alors... ! <3 Puis on s'attache vite à Claire...
Et quelle horreur cette fin, la pauvre ! J'aime beaucoup comment tu fais que suggérer sa mort, à demi-mot...
C'était très beau en tous cas, très bien écrit et tout en délicatesse ! Bravo !
J'aime tellement les descriptions de ton récit... Elles collent parfaitement avec les personnages puisqu'ils sont photographes et rendent l'ensemble tellement cohérent ! Mais en plus de ça, on s'imagine parfaitement le lieu et il est... Glaçant. Et beau à la fois. Et la chute est parfaite.
J'aime aussi l'intrusion de l'odeur dans un lieu totalement "visuel" (je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire...), elle contraste avec le reste et intrigue jusqu'à la fin :)
Bravo pour ce texte si poétique, bonne chance pour le concours !
J'ai vraiment adoré cette histoire ! Tu écris tellement bien... c'est à la fois poétique et glaçant. Cette fin m'a donné des frissons !
Cette maison, ou plutôt, ce château hanté, éclairé de toutes parts était vraiment une belle idée.
Bravo pour cette très belle participation !
Comme toujours, ta plume m'a complètement séduite <3 C'est beau beau et re-beau ! Ca donne envie de se lancer dans l'urbex !
Faire une nouvelle d'Halloween dans un lieu si beau ; ce côté "sans la nuit" t'a parfaitement réussi ! Les êtres qui apparaissent dans la photo au fur et à mesure, c'est une superbe idée et ça fonctionne <3
J'ai trouvé qu'il y avait un moment où la narration alourdissait un peu le rythme (quand elle parle de sa vie avant Antoine et l'urbex et que, du coup, tu refais un moment de descriptions diverses) mais la fin fonctionne !
Bravo Keina, j'ai beaucoup aimé <3
J'ai bien aimé cette nouvelle. D'une certaine façon: simple mais efficace.
On garde un certain nombre de mystère sur ces fameuses règles et c'est cool donc même si on sait que Claire est devenu un fantôme, il reste une partie un peu irrésolue.
J'aime aussi beaucoup toute la description de la maison à travers l'appareil photo ^^.
Une belle participation, bravo!
Surper nouvelle, très bien écrite. Et qui donne envie de faire... de l'urbex !
J'avais déjà entendu parler de cette activité dans ma région du Nord. Ca doit être passionnant.
Et c'est sur que le passé doit avoir des odeurs, et il laisse parfois des traces plus que matérielles !
Merci, joyeux halloween
Bref, toutes mes ficelles de caleçon ! Et bonne chance pour le concours !
Alors ce texte, je le trouve très poétique. C'est vrai... Toute ces description, sourtout celle du jardin avec les tasses de thé, sont très précise et belle. On n'as presque l'impression d'y être.
L'idée des photos et très bonne.
En fait, la fin est très étonnante. Si j'ai bien compris elle tombe sur un merveilleux endroit. Là, elle va prendre plein de photo quand elle va se rendre compte qu'il y a des fantomes qui vont se tourner vers elle et qui font peur. Là, elle va hurler et tomber son appareil photo. Après, antoine arrive et vois qu'il y a une 3eme tasse.
Ok, donc Claire est morte et va devenir un fantome comme les autres dames? Peut tu m'éclairers s'il te palit.
E, tous cas, c'est super et on adore!!
J'aime toujours autant tes textes, je les trouve si poétiques à chaque fois, et j'attendais avec impatience de lire quelqu'un qui aborderait justement le contexte un peu "maison hantée". Ce que j'aime par dessus-tout, c'est qu'on est pas tellement dans le suspens ni l'horreur, mais plutôt dans la mystère, et je trouve ça très beau.
Comme d'hab, ton style se lit bien, même pour moi qui ne suis pas friande de description, j'avoue avoir tout lu super facilement. En plus, il y a une rousse, que demander de plus ? hahahaha (tu l'as mise pour moi c'est ça ? <3)
Même la fin, je la trouve vraiment jolie et un peu effrayante.
Bravo pour ta participatioooooon <3 c'est vraiment super sympa !