La tour au dragon

Par MISO

Bien que la facilité de la barbacane était tentante, entrer par la grande porte aurait été la plus grande des idioties. Aussi le blanc chevalier grimpait les remparts à la force de ses bras. Le soleil tombait derrière la montagne, le rempart qu’il grimpait était déjà dans l’ombre. L’obscurité grandissante le forçait à tatonner, profitait des moindres interstices pour se hisser un peu plus haut. Il ne pensait à rien d’autre que l'ascension. Une prise, une poussée. La pierre mettait à mal l’extrémité de ses doigts. Une prise, une poussé. A chaque mètre gagné, les profondeurs le menaçaient d’une gueule avide. Mais il ne se soumettait pas à la menace du néant, celle qui aspire tout courage chez le plus commun des hommes.
Il n’était pas de cette trempe là. Sans trembler, il continua son ascension. Cela faisait bien longtemps qu’il avait prononcé ses vœux de chevalier, son épée brillait de l'éclat des justes. Sa fidèle lame reposait entre ses omoplates, retenue par des liens de cuirs. Il avait laissé à regret son armure trop lourde au pied de la muraille avec son destrier. Les plaques de métal et la côte de mailles l’auraient bien aidée s’il venait à affronter la bête, mais elle aurait entravé dans ses mouvements avant d'atteindre le sommet. Il grimpait donc munis seulement de sa tunique courte.
La plus haute tourelle retenait en son sein la jouvencelle. Pour l’atteindre il lui faudrait encore traverser l’antre du dragon, au nez et aux braises de la bête. Bien que dénué d’habitant, le monument se trouvait en fort bel état. Les remparts, tout du moins, ne s'offriraient pas trop, il y avait bien du lierre et du chiendent mais le mortier restait en bon état. Quelques sorts repoussaient les effets du temps. Qui savait quels autres enchantements funestes repousserait le visiteur qui oserait s’y aventurer.
Après une ascension aussi périlleuse qu’exaltante – où la moindre erreur pouvait envoyer le preux chevalier de vie à trépas là où jamais l’on ne retrouverait sa dépouille – dans un dernier effort, il sauta par-dessus les crénelages. Ses pieds retrouvaient enfin une surface plane sur le chemin de ronde. Il épongea son front et un sourire étira sa bouche. L’affaire n’était pas finie. Il restait donc aux aguets et retenait au mieux son exaltation.
Une fois son épée de retour sur sa hanche, il testa sa prise en la sortant partiellement. Satisfait, il traversa les genoux flechis l’espace qui le séparait de la plus haute tour. Il n’avait pas choisi ce versant des remparts par hasard. Il donnait directement sur un flanc de la tour visée. Dans le ciel, les étoiles commençaient à apparaître, elles seraient les seules témoins de son exploit. Il aurait le temps de le raconter mille fois lui-même à son retour. A sa gauche, les créneaux et merlons percés de mâchicoulis et de meurtrières défilaient, à sa droite le vide et la cour en contrebas. Si le dragon le découvrait, aucune fuite ne serait possible.

Un jet de fumée embrasée souffla derrière le corps principal du château. Il se plia un peu plus par précaution. La bête veillait, invisible. Il l’imaginait enroulée tel un serpent, mais certainement pas dormante. Le dragon ne pouvait être qu’énorme pour avoir la cour du château comme seul lieu de repos.

En contrebas, des formes blanches tel des ossements jonchaient le sol, restes d’hommes abandonnés sans sépultures.

Il se força à ralentir, son cœur battait fort dans sa poitrine, une profonde lucidité l'éclairait. Profaner le sanctuaire d’une bête féroce n’avait rien de difficile, en sortir avec la demoiselle serait une tout autre épreuve. Pouvait-il laisser leurrer la bête et espérer qu’elle ne se rende compte de rien ?
Il jeta un rapide regard vers l’extérieur. La plaine s’étendait ouverte, sans arbre ou rocher pour s’y cacher. L’édifice prenait racine dans le creux de la plus haute montagne. Une fumée sombre s'échappait de fissures dans la roche noire comme des bouches béantes. Les volutes dessinaient des spectres tordus, ricanants. Une terre maudite sur laquelle un roi sorcier avait autrefois exercé son emprise. Ses rituels infâmes l’avaient dépouillé de son humanité et transformé en monstre. Il dévorait des jeunes filles volées dans les seigneuries. Le peuple apeuré avait fui, brûlant la terre du sorcier pour l’affaiblir, laissant des étendues exsangues.

La dernière jouvencelle abandonnée des siens mais rusée, avait trompé la bête et s’était plongée dans un profond sommeil à l'abri dans sa tour, pour ne pas être dévorée. Une chandelle enchantée la protégeait. Elle empêchait le dragon de lui faire du mal. On disait qu’elle brillait à sa fenêtre tant que la vie l’habitait encore. Le chevalier suivait cette lueur, minuscule espoir jetée dans la nuit. Elle attendait qu’il vienne la délivrer. Il le savait, il avait aperçu la lueur minuscule depuis les plaines désertes.

 

Deux jours plus tôt, il avait fait halte devant une bâtisse esseulée. Les montagnes, encore bleuies par la distance, l'écrasaient pourtant de leur hauteur. Les proportions incongrues lui donnaient des allures de maison de poupée. Une vieille dame avait interrompu sa bêche pour lui indiquer la montagne du château d’une main fripée et tremblante. Elle tenait un orphelinat dans les collines chatoyantes juste avant les terres ensorcelées. Les joyeux marmots bondissaient au milieu des moutons, leurs petites têtes d’une grande variété de couleurs, chantaient à tue-tête les paroles des tourelles aux demoiselles, un conte de fée ancestral et usé. Il connaissait bien les paroles, il les chantait lui-même à leur âge. Entendre à nouveau les couplets désuets l’avait amusé.
La paysanne l’avait prié de rebrousser chemin, prétextant que nul ne revenait.
Insensible à ses prières, le chevalier avait repris sa route. Elle  l’avait alors gratifié d’un dernier conseil, celui de ne jamais rester plus de trois nuits dans le château, car celui-ci regorgeait de malédictions. Rester trop longtemps, c’était risquer d’en être prisonnier à jamais. Alors qu’il s’éloignait, les paroles de la comptine résonnaient d’une façon particulière à ses oreilles.
 

Une porte rouge cloutée de fer ouvrait l’accès à la tour. Il gravit l’ escalier à pas de loup et atteignit sans mal le sommet. La Lune s’était levée et quelques rayons traversaient les meurtrières minuscules, à peine assez grandes pour éclairer les marches.

Adresse, ruse, et rapidité. Il imaginait déjà les nouvelles chansons que les ménestrels puis les enfants chanteront à son sujet pendant des décennies. Il leur soufflerait peut-être quelques rimes. 

L’escalier étroit ne laissait rien deviner au-delà des quatres prochaine marche. Il estimait avoir largement dépassé la moitié quand le palier est apparu. Il essuya ses paumes sur son haut de chausse et bomba le torse. Il poussa la dernière porte. Il fut fort surpris d’être salué par un ployant basculant sur sa tête et manqua de justesse de se faire assommer. Il entendit un cri d'où perçait la peur. Il fit un écart et évita la menace du siège. Il se maudit de son étourderie, alors même qu’il touchait au but. 

La jouvencelle était bien réveillée. Elle se défendait comme elle pouvait, s’emparant du mobilier comme arme de petite fortune. Derrière elle, la chandelle éternelle fondait dans l’embrasure de sa fenêtre. La même lueur qui l’avait guidée jusqu’ici, révélant l’emplacement de la demoiselle endormie. Sauf que celle-ci ne dormait pas. Elle le fixait avec de grands yeux farouches, bien réveillés.
Le chevalier sortit de sa stupeur. Après tout, les animaux hibernants se relèvent eux aussi de temps en temps. Et puis, tous les éléments de la légende ne pouvaient être parfaitement exacts, et aucun homme vivant n'était arrivé jusqu’ici. Aucun, sauf lui.
Il lâcha la poignée de son épée et se félicita de ne pas l’avoir dégainé de suite, puis leva les mains en signe d’apaisement. Elle le contourna, sans jamais se détourner, méfiante. Sa chevelure rousse tombait de chaque côté de sa robe. Elle renvoyait les éclats de la cheminée. Avait-elle cessé d'espérer ? Le chevalier n’avait jamais envisagé cette possibilité. Il ne pensait même pas la trouver debout. Il l’informa du mieux de ses meilleures intentions. Enfin, elle abaissa son bouclier improvisé et le posa devant elle. La situation était étrange, ils devaient se parler de part et d’autre du siège. L’isolement rendait méfiantes même les âmes les plus pures et candides. Pour y remédier il fallait du temps et de la patience. Mais avec la bête tapie dehors, il n’était pas certain qu’ils les avait.
Il l’invita à s'asseoir, ce qu’elle fit, non sans réticence. L’ouverture de la fenêtre rendait visible la course de la Lune et lui donnait une bonne estimation du temps qu’il lui restait. En contrebas, il n’avait pas besoin de voir la bête, il l’entendait. Son souffle puissant lui parvenait si bien qu’il avait l’impression qu’elle veillait juste là sous la fenêtre, se jouant de son entreprise. Elle attendait son heure pour le dévorer.
Quand elle se fut calmée, il posa un genoux à terre devant la belle et l’incita à prendre la fuite avec lui. Elle fixait l’antre de la cheminée, comme hypnotisé, perdu dans une mélancolie. Elle hésitait. Elle demanda d’attendre un peu pour que la bête s’apaise. Elle avait sans doute entendu son cri, il ne fallait pas lui donner une raison de se méfier.
Il accepta. Avec un peu de temps, il pourrait gagner sa confiance. La voix de la vieille femme de la plaine résona dans ses oreilles. Mais une nuit à demi entamée et une journée n'étaient rien. Il pouvait sûrement se le permettre.
Ainsi, la nuit s’évanouissait et il se retrouvait lui aussi coincé dans la tour telle une souris dans son terrier. Le soleil ne traversait pas les murs épais et la nuit était froide au sommet des montagnes. Ils se blottirent l’un contre l’autre devant les braises de la cheminée. Alors que le feu faiblissait, la belle alla se coucher. Il resta près du feu, remuant les braises un édredon sur les épaules. Il ne connaissait pas cet endroit, et bien que la belle lui affirme la sécurité de la tour, les bruits extérieurs le maintenaient éveillé. Des griffes grattaient la roche, des os se brisaient sous la pression des cros suivis du raclement rauque d’une gorge énorme.

Il se concentra sur le souffle régulier de la jeune femme derrière lui. Ces quelques temps de réflexion lui étaient bénéfiques. Il évalua la situation sous un nouvel angle. La chandelle posait problème. Elle dévoilait la présence de la dame mais elle dévoilerait aussi son absence. Son éclat serait bien moins visible en journée, peut être la solution serait elle là, attendre simplement le lever du Soleil. Alors qu’il tournait dans le petit espace de la tour, il se surprit à la contempler de loin dans son sommeil.
La demoiselle avait le charme de la jeunesse, des taches de son parsemaient un visage de lutin dans l’écrin d’une chevelure que même la pénombre ne pouvait éteindre. Elle remua, comme consciente de sa présence et se releva. Il s’arrêta une main sur le montant de bois. Elle se tenait droite, la tête légèrement penchée de côté, attendant peut-être qu’il dise quelque chose. Son hésitation s’envola avec le contact des ses yeux qui le fixaient avec toujours autant d’intensité. Le chevalier se pencha vers elle et la jeune femme se laissa embrasser, sa main passa dans ses cheveux et la tresse se dénoua. Elle l’attira à elle et une fougue nouvelle grandit entre eux. Les jeunes amants oublièrent la menace du dragon le temps d’une étreinte. Puis, le jour venu, le brave chevalier s’assoupit pour un repos mérité. La belle connaissait sa tanière, la tête sur son torse, elle veillait sur lui comme sur un trésor.
Les fredonnements d’une chanson le réveillèrent. Elle la chantait allongée à côté de lui, perdues dans ses pensées. Il crut discerner les quelques notes du chant des demoiselles aux tourelles, mais c’était une telle variation qu’il n’en était pas sûr. Quand il lui demanda, elle haussa les épaules en souriant puis l’embrassa. Elle lui apporte ensuite un bol de fruits. Elle portait encore son vêtement de nuit et la lumière passait au travers, dessinant les contours d’une silhouette floue. Le soleil avait bien entamé sa course et se trouvait à son zénith. Il avait bien trop dormi. Une légère panique s’empara de lui. Quand il se retourna avec un geste  pour refuser ce qu’elle lui proposait, elle fit la moue. Il voulait l’enjoindre de partir mais il se retrouva incapable de les prononçer. Il voulait encore sentir sa bouche contre la sienne. Avec un regard désolée, elle lui apprit que le dragon volait aux alentours durant tout le jour. Et s’il ne le faisait pas, il se perchait sur le sommet de la plus haute montagne. Son regard balayait le pays sans que rien ne lui échappa. Il était impossible de s’enfuir du château en pleine journée sans qu’il l'apprenne de suite. Le chevalier comprit qu’il lui fallait attendre la nuit. Il se plongea à nouveau dans le parfum de son amante.  Il ne voyait pas de raison de s’en priver.
À l'abri du dragon et téméraires dans la folie de l’amour, ils laissèrent passer le jour et la nuit toujours plongés dans les bras l’un de l’autre, s'embrassant mutuellement. La couche devenait leur seul cocon, elle les protégeait de ses tentures rabattues comme un dragon couve ses secrets. Avec le temps il compris que la magie de la forteresse délivrait de quoi se sustenter chaque matin. Ainsi ils ne subissaient pas la faim ou la soif. Les plats se remplissaient chaque matin de fruits et de pain.
Ils s'éteignaient puis s’endormaient, ne se réveillant que pour assouvir leur faim.
Le chevalier repoussa les draps, bientôt il partirait. La soif le tiraillait, il éloigna à contre cœur les bras de velours et se saisit d’une coupe. Accoudé à la fenêtre, il avala quelques gorgées d’une eau parfumée de menthe et profita de l’air frais de la nuit. Une légère brise poussait des nuages léthargiques et séchait sa sueur. La lune commençait à monter au milieu des étoiles. Il avala de travers et toussa. Non. Elle ne montait pas, elle descendait. La nuit touchait à sa fin et une seconde journée commençait. Il avait laissé passer une opportunité. Il posa sa coupe sur une tablette proche du lit et rejoignit sa belle. Sa main caressait la cambrure de son dos sans jamais qu’il ne s’en lasse. Fraîche entre les omoplates, et plus chaude entre les reins.
Pas plus de trois jours.
Il repoussa les mises en gardes de la vieille dame tout en embrassant une mèche de cheveux. Etrangement, cette vérité ne le perturba pas. Il lui restait encore du temps. Ils partiraient la nuit suivante et seraient libres de toute malédiction. Trois jours étaient bien plus qu’ils n’avaient besoin. Il sourit en retrouvant sa place entre les coussins. Les mauvais sorts étaient plutôt conciliants.
Ils finirent par mieux connaître l’autre qu'eux-mêmes, et l'hésitation laissa place à une grande tendresse dévouée. Ils savaient quel rythme donner à quelle caresse, quand embrasser, quand mordre, quand éveiller le paroxysme de leur plaisir. Sa chevelure de feu chatouillait ses reins, et elle le chevaucha si fort que le temps passa encore une fois. Il l’appelait ma dragonne, elle riait tendit qu’il s’abreuvait de la sueur coulant à sa gorge. Il se moquait bien de l'existence des sorts ou des malédictions. A l'abri de la tour, il se moquait du dragon en bas. S’il y en avait un, il ne l’avait jamais vu.
Deux yeux de braises s’allumèrent derrière les rideaux du lit. La chambre ne pouvait accueillir la masse de la bête. L’image d’une tête énorme aux écailles métalliques prit forme dans son esprit. Il crut à une vision créée dans ses délires charnels, ivres de sa peau sucrée et du délice velouté de sa bouche. Pour conjurer l’illusion, il secoua la tête et se concentra sur sa partenaire lui embrassant plus ardemment la poitrine. Il empoigna ses cuisses l’attirant toujours plus à lui, jusqu’à ce que leurs identités mutuelles disparaissent et se fondent en une seule. Elle s’accrochait à lui, enfonçant ses ongles tels des griffes, mordait son cou. Un râle s'échappa de sa gorge et il s'envola loin de son enveloppe mortelle.
Un vent froid ouvrit les rideaux et trois figures d’ombres se tenaient au-delà des draps.
Arraché de sa transe, le chevalier se tétanisa. Son épée se trouvait bien trop loin. Il était nu et désarmé, bien trop conscient de la pellicule poisseuse qui l’enveloppait. La chair de poule le gagna, elle hérissa son épiderme. Il ne comprenait pas cette sensation. Elle glissait le long de son échine comme une eau glacée. Sur lui, sa demoiselle n’avait rien vu, elle continuait de le titiller de son amour.
Le spectre gronda d’une autorité caverneuse.
— Assez. Les trois jours ont passé.
Pas plus de trois jours.
— Cela ne se peut, murmura le chevalier.
L’ivresse, le confort et les rideaux rabattus, il avait perdu toute notion du temps. Il n’avait pas vu la course du Soleil et de la Lune. Une journée et une nuit étaient passées encore plus vite que les précédentes.
— Non, fit la jeune femme. Je veux le garder.
Abasourdi, le chevalier fixait l’ancienne sans la voir. Elle portait tant de bijoux et de vêtements tissés d’or qu’ils recouvraient son corps fragile.
Sa dulcinée avait relevé la tête et braquait son regard dans celui du spectre. Il découvrit avec stupeur un vice nouveau s’allumer dans ses prunelles. Non. Il avait toujours été là. Et pleine de défis et de morgue elle reprit sa cadence.
Elle enfonça ses doigts dans la peau de son torse, le pilonnant dans les coussins de la couche. Elle rejeta sa tête en arrière et laissa librement sortir des vibrations animales.
Le spectre s'approcha menaçant, et sous les bijoux, dévoila une vieille dame habillée d’une robe désuète. Les ornements accrochaient les lumières vacillantes commes des écailles lustrées. Les mêmes tâches  que sa dame parsemaient ses joues défraîchies, ainsi que ses suivantes. Deux jeunes filles, pas tout à fait adultes, tenaient les lanternes derrière la patriarche. La vieille femme à la voix caverneuse ignorait complètement le chevalier et sa tenue indécente.
— Ma fille, cesse ces enfantillages. Ce sont les règles.

 Puis elle se tourna vers lui avec une étrange pitié qui lui rappela la résignation des paysans face à une bête malade.

— Je vous avais pourtant prévenu. Je vous ai donné une chance de prouver que vous étiez différent. Pas plus de trois nuits. Mais vous prenez, persuadé que cela vous est dû. Vous n’êtes pas plus digne que les autres.
Sa bouche se tordit dans un pli de dégoût.
Il n’arrivait pas à détourner la tête de la vieille femme. Il l'observait dans un état second, s’attendant à ce que le spectre disparaisse, emportant son courroux dans son sillage.
Un soupir agacé brisa le silence.
— Vous gâchez tout, se plaignit la jouvencelle.
La vieille croisa les bras sur son giron. Sa dulcinée encore à califourchon se pencha sur lui une dernière fois. Ses seins frôlaient son torse, mais c’est une peur inextinguible qui monta en lui. Elle plantait son regard dévorant dans le sien comme elle l’avait toujours fait et se saisit d’un objet sous les oreillers.  Il vit à peine l’éclat d’un fil tranchant avant qu’il ne se loge dans sa gorge. Sa vie s’échappait à gros bouillon de sa jugulaire. Il était happé par son regard alors que son sang se mélangeait à sa sueur sur les draps. Il gargouilla. Instinctivement il plaque une main sur sa plaie pour endiguer l'hémorragie.

La vie s’échappait du blanc chevalier comme l’eau d’une fontaine rouge, le regret lui vint de périr bien loin de son épée et dans une tenue peu digne.
La demoiselle se leva et l’abandonna à ses gargouillements. Elle s’épongea avec un tissu qu’une des jeunes filles lui tendit, puis enfila sa robe aidée de la seconde.
Mère et filles le trainèrent sans égard jusqu'en bas de l’escalier, puis à travers la cour de la forteresse parsemée d’ossements, savamment mis en scène.

Des enfants – uniquement des filles – étaient d’une diversité peu commune dans les régions reculées. Les plus âgées étaient rousses et les plus jeunes un mélange de rose diaphane au doré le plus sombre. Chacunes s'affairaient à entretenir les murs de leur demeure et autres tâches domestiques. Deux d’entre elles tendaient des pommes à la monture du chevalier en riant. Puis sa vision se brouilla et son destrier disparut. Il n’y avait ici aucun garçon ou homme, pas depuis la fin précipité du maître des lieux. Un seigneur qui avait gagné le sobriquet de Dévoreur. Il séquestrait les femmes dont il s'éprenait. Nul trace ici du Dévoreur. Le chevalier l’ignorait mais, si pendant longtemps personne n’avait osé s’en prendre à lui, il avait trouvé sa fin. La dernière de ses victimes avait peut-être attendu une âme téméraire pour la sauver mais en vain. Elle s’était libérée elle-même de son joug et de tout les autres en propageant des rumeurs qui éloigneraient les cruautés du monde d’elle et de ses enfants. De lui, ne subsistaient que ses filles aux cheveux enflammés et son blason. On pouvait encore deviner ses armoiries frappées d’une gueule de dragon sur de rares pierres résistant aux assauts du temps.

Aucune enfant n’accorda un regard au fardeau tiré par leurs aînées. Elles passaient devant les vestiges de la bête. D’immenses soufflets à côté des braseros encore plus immenses se tenaient cachés derrière le mur du bâtiment principal. Avec l'intervention de deux personnes pour l’actionner, le mécanisme imitait le souffle du dragon. Devant la bouches des soufflets, des braises exhalaient encore de faibles volutes témoignant de la nuit passée.
Elles se faufilèrent avec sa dépouille par la poterne. La porte dissimulée donnait de l’autre côté du château. Il ne vit jamais les jardins en terrasse, dans lesquels poussaient abondamment des fruits et légumes.
Dans un même élan, elles poussèrent le blanc chevalier dans les profondeurs, où il disparu comme ses prédécesseurs, au milieu du gouffre des preux.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez