Le 30 novembre 20xx.
Cher journal,
J’ai une grande nouvelle à t’annoncer !! Eve est revenue à l’association, très déterminée. Encore très énervée, elle a décrété vouloir, je cite « foutre un max de bordel ». Jenny était bien évidemment ravie et, dans les dix minutes qui ont suivi, elle a convoqué une réunion d’urgence. Dans son empressement, elle a oublié que les trois-quarts d’entre nous étions en cours, alors elle a reporté cette réunion d’urgence le soir, dans un café. C’était d’ailleurs la première fois que je sortais avec les feministas en dehors d’évènements particuliers : généralement, on se réunissait à la fac, on se payait un chocolat chaud à cinquante pence, et on bossait ou tapait la discute tranquillement. Je sais que Ntina et Kate avaient tendance à sortir seules : Ntina écrivait des poèmes et Kate des pièces de théâtre, et elles adoraient aller dans des salons de thé pour travailler leur art.
– L’ambiance est vraiment différente dans un salon de thé, ça stimule la créativité ! Avait dit Kate.
– Carrément. En plus, ça me donne l’impression que je travaille sérieusement, et ça m’évite de culpabiliser quand je ne bosse pas mes cours pour écrire à la place… continua Ntina.
Mais cette fois-ci, pas question de travailler, mais plutôt de parler stratégie : quasi tout le monde avait donc commandé une bière (sauf Samira et Tom qui ne boivent pas d’alcool), et nous nous étions installé.e.s dans un coin reculé à l’intérieur du café.
– Bien, j’ai déjà vu avec Fanta et Esther, et nous avons une date en commun : le 6 décembre, soit dans un peu moins d’un mois. Ce sera dix jours avant les partiels, alors il faudra vous organiser, et moi aussi d’ailleurs…
Ce sera devant la fac. Si vous avez du temps le week-end, il faudra préparer les banderoles et les pancartes. Vous ne serez pas seul.e.s, les membres de Here and Queer et People of Power vont en préparer aussi. Votre présence n’est pas obligatoire si vous ne vous sentez pas en sécurité, mais si possible, j’aimerais qu’un maximum de monde soit là. Je vous ferai un petit topo sur comment préparer une manif d’ici quelques jours pour vous aider à vous décider.
Un mois allait être court, d’autant plus qu’effectivement, les partiels approchaient dangereusement. J’essaye de travailler un peu tous les jours, mais je l’avoue, je suis en retard dans mes révisions, surtout dans les matières secondaires. J’allais devoir jongler avec le peu d’heures qui me restaient, en sachant que je devais aussi caler mes heures de bénévolat au centre pour femmes. Être humaine, ça en demande de l’énergie ! Je suis bien contente d’avoir une constitution solide, sinon je me serais déjà effondrée au sol. Honnêtement, mes camarades m’impressionnent, car personne n’a bronché face à l’annonce de Jenny, et bien au contraire, tout le monde semblait ravi. Pour une fois, même Tom et Samira envisageaient déjà l’évènement.
– Il faudra s’habiller de façon confortable. Je porterai un hijab de sport, c’est plus pratique s’il y a besoin de courir. J’ai aussi des gros sweats pour le sport en extérieur… tu voudrais que je t’en prête un ? J’ai aussi de bonnes brassières de sport, ce ne sera pas aussi efficace qu’un binder, mais c’est plus safe pour ne pas te faire mal…
– Je pense que je vais accepter ton offre. J’avais commandé des vêtements pour le sport exprès en plus ce week-end, mais ça vient des Etats-Unis, le délai de livraison est hyper long, je ne suis même pas sûr d’avoir ça avant Noël…
Le soir-même, sur le groupe chat, des idées ont été échangées. Kate et Lisa allaient s’occuper de l’accessibilité en traduisant en langue des signes les slogans, Ntina travaillait déjà sur des phrases choc, et Tom était parti se renseigner sur du matériel de musique. Au départ, j’ai trouvé ça très étrange, mais en discutant avec Agatha, j’ai compris qu’il cherchait notamment des microphones et des baffes, pour diffuser nos voix le plus loin possible. Il fallait que ce soit du matériel résistant au froid et à la pluie, ce qui n’allait pas être une mince affaire à trouver pour Tom.
Les jours qui ont suivi, c’était l’effervescence totale, et les projets allaient de bon train, sauf qu’une réalité peu agréable nous est revenue en pleine face : il fallait bosser les partiels, ou… conséquences. Alors, nous avons concentré un vendredi soir pour travailler. Nous nous sommes toutes réunies dans l’appartement de Tom, et nous avons bossé nos cours autour de pizzas maison. Tom avait fêté ses vingt ans le 18 novembre, mais refusait de fêter son anniversaire tant que les partiels n’étaient pas passés. Malgré tout, nous avons insisté pour faire une petite célébration et se réunir, et Tom a plié, secrètement ravi d’avoir de la compagnie. Tout le monde était invité, et Samira et Jenny se sont bien évidemment jointes à notre fête d’anniversaire/soirée de révisions. Par contre, Tom nous avait prévenues : prêter son appartement n’était pas un problème, et on pouvait toutes squatter pour la nuit, mais il fallait accepter le fait qu’il joue du piano. Soyons honnêtes, ce n’était clairement pas un drame. Bien au contraire, la musique de Tom m’a vraiment aidée à me concentrer.
Enfin, je l’étais, et nous l’étions toutes, jusqu’à ce que Ntina décide de laisser tomber ses fiches de révision pour rejoindre Tom sur le banc du piano, et se mette à chanter. Là, d’un seul coup, nous avons toutes relevé la tête, comme hypnotisées, pour écouter la voix de Ntina et les notes de Tom. Quand la musique a cessé, Jenny s’est littéralement jetée sur Ntina.
– MEUF. DEPUIS QUAND ? COMMENT ? POURQUOI ON N’ÉTAIT PAS AU COURANT ?!
– Héhé… ben disons que c’était notre secret, à Tom et moi… j’aime beaucoup chanter et écrire des poèmes, et comme il compose un peu… je chante un peu avec lui… mais c’est pas grand-chose, et ma voix n’est pas exceptionnelle…
Ah ça c’est sûr, sa voix n’était pas exceptionnelle. Non, exceptionnel, ce n’était pas assez fort pour décrire le son qui est sorti de sa bouche. Pour la première fois, j’oserais même utiliser le terme « inhumain », mais dans ce contexte, sa connotation est extrêmement positive. Jenny semblait d’ailleurs outrée d’entendre Ntina se déprécier de cette façon, comme le montrait son regard choqué et sa bouche béate. Heureusement, Tom a sorti ce que tout le monde voulait dire à cet instant.
– Ne. Dis. Plus. JAMAIS. Un truc pareil. Tu as une voix tellement clean que bon nombre de musiciens et de musiciennes tueraient pour collaborer avec toi ! Je veux te payer pour t’entendre chanter, si je le pouvais je dépenserais la fortune familiale pour faire de toi une artiste internationale !
Bon, nous n’avions pas toutes une belle fortune de famille à dépenser, mais nous ressentions à peu près la même chose.
– Je… c’est gentil… je suppose que je pourrais chanter pour vous de temps en temps… a-t-elle fini par murmurer.
– Si tu pouvais enregistrer tes chansons et me les filer, ça me ferait vraiment plaisir. Avec une voix aussi douce, je n’ai clairement plus besoin de somnifères pour dormir paisiblement ! A ajouté Agatha.
– Tu fais des insomnies ? Lui a répondu Ntina, surprise. Moi aussi, j’étais surprise : je ne pensais pas qu’Agatha dormait mal, vu l’énergie qu’elle a de bon matin.
– Avec les partiels qui arrivent, je dors de plus en plus mal. J’ai pourtant tout essayé, sophrologie, méditation, lecture, et même les tisanes à la camomille ! L seul avantage de cette dernière méthode, c’est que j’allais aux toilettes quinze fois avant d’aller dormir…
Alors, ce soir-là, Ntina a chanté pendant un bon moment pour Agatha. Tout du moins, c’est ce que m’a dit Tom un peu plus tard, car sa voix m’a bercée au point que je me suis endormie sans m’en rendre compte. Le lendemain matin, Agatha avait une énergie phénoménale. Telle une pile survoltée, elle bondissait de partout. C’est d’ailleurs là qu’elle a eu une idée de génie.
– BON ! On ne va pas se mentir, depuis quelques jours, ce n’est pas seulement les partiels qui me tracassent. En fait, j’suis énervée, mais ça ne se voit pas parce que je cultive ma rancœur au plus profond de moi au lieu de faire appel à quelqu’un de compétent pour m’aider à aller mieux. Mais du coup, j’ai trouvé une autre méthode pour exprimer cette souffrance : la VENGEANCE !
– Oh OUAIS !
Jenny, qui jusqu’ici n’avait pas prononcé un mot (elle n’était pas quelqu’un du matin, et généralement tout le monde la considérait comme inexistante tant qu’elle n’avait pas bu son café, car elle n’entendait rien et ne voyait rien avant ça), avait soudainement un intérêt immense dans notre conversation.
–… mais ça n’inclut pas de blessures physiques.
– Oh.
D’un seul coup, elle a perdu tout intérêt pour le plan d’Agatha.
–… mais on peut faire des blessures psychologiques !
–… Oh !
Et aussi vite, son intérêt est revenu. Les humains sont vraiment très indécis.
– J’en ai trop marre. J’suis contente qu’on aille manifester, mais là, en attendant, il vit un peu trop sereinement à mon goût. J’veux lui pourrir un peu la vie ! Mais je sais que si on fait des trucs illégaux, ça ne va pas faciliter la tâche de Jameela…
En effet, et j’avais oublié de le préciser, mais Eve a décidé d’emmerder le harceleur jusqu’au bout. Après quelques bières chez elles, pompette, elle a appelé Jameela en criant qu’elle voulait, je cite « le traîner par les couilles au tribunal et qu’il en ressorte ruiné pour le restant de ses jours ». Jameela avait été assez surprise de recevoir un tel appel à trois heures du matin, et a fini par rappeler une Eve en pleine gueule de bois à neuf heures du matin, pour être bien sûre et certaine qu’elle voulait partir en procédure. La pauvre se souvenait à peine de sa soirée seule dans son appartement, mais elle a fini par lui dire que si elle avait bien été jusqu’à l’importuner en pleine nuit, c’est qu’au fond d’elle, elle le désirait réellement. Alors, Eve a décidé de porter plainte.
– Effectivement, il faut que nous soyons prudents et prudentes. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’amuser un peu… a murmuré Jenny…
Et à ce moment-là, une réunion de guerre a commencée dans l’appartement de Tom. Il a d’ailleurs fini par ramener son tableau blanc dans la cuisine, afin que l’on puisse noter des idées au feutre effaçable, et les stratégies allaient de bon train, stratégies plus ou moins radicales.
– Okay les gars, j’ai une super idée. S’il est hétéro et qu’il a une copine – la pauvre...-, je propose qu’on envoie Opale la draguer, comme ça sa meuf va le tromper, et il sera au bout de sa vie ! A proposé en premier Ntina.
– Pourquoi moi ?!
– Parce que tu as beaucoup de sex-appeal ma chérie, et que si cette femme existe, elle mérite un échappatoire digne de ce nom.
– J’imagine déjà la scène : Opale arrive devant chez eux, et prétend s’être perdue, et demande avec un petit accent français si madame peut lui indiquer le chemin. Madame arrive, elle voit notre française, leurs regards se croisent, et c’est le coup de foudre. Madame se rend compte qu’en réalité, les hommes c’est de la merde et elle serait bien mieux avec une femme, et elle décide de jeter l’autre abruti. Désespéré, il se ridiculise publiquement en tentant de la récupérer, tandis que son ex vit sa meilleure vie, heureuse d’avoir enfin compris sa véritable identité. Oh, que c’est beau… a continué Agatha, visiblement à fond dans sa fiction.
– C’est bien gentil, mais je ne la connais pas cette femme hypothétique, si ça se trouve elle déteste les françaises ! Et puis imagine si elle ne me plaît pas, je ne veux pas lui briser le coeur ! Sortir avec un mec pareil est déjà une punition, je ne veux franchement pas en rajouter une couche…
– C’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Et puis, je pense que ton âme sœur est ailleurs. On oublie ce plan les enfants. Par contre, s’il a vraiment une meuf, faudra qu’on s’organise pour aller la sauver plus tard, a soupiré Ntina.
Tout le monde a acquiescé. Je ne sais pas si c’était pour la remarque sur mon âme sœur – ce concept très humain d’âme sœur était très mignon, et je me surprends à avoir envie d’y croire, même si ma mère m’a toujours dit que l’amour prenait surtout du temps et du travail pour que ça fonctionne, et ça ne se faisait pas tout seul – , ou pour le fait que le plan était nul ou qu’il faille sortir cette pauvre femme d’une existence misérable avec un individu pourri de l’intérieur, mais nous étions tous et toutes d’accord quand même.
- Bon, qui d’autre a des idées ?
– On pourrait contacter des sorcières pour le maudire ? Y’a eu des trucs assez sombres du côté de ma famille germaine en matière de malédictions et autres sorcelleries… a proposé Kate. J’ai le souvenir qu’elle nous avait parlé d’une petite cousine maudite par un prêtre pour une histoire de prénoms. Il se passe toujours des trucs de dingue chez les humains...
– Uh-uh. Je veux bien vous suivre pour votre vengeance, mais tout ce qui est magie et forces spirituelles, ça, moi, je n’y touche pas, a rétorqué Samira.
Très croyante, elle ne rigolait pas avec tout cela. Pour être honnête, même moi, je ne compte pas toucher à tout et n’importe quoi. La magie est une entité vivante, et elle nous a choisis, nous Moonstoniens, pour que nous puissions l’utiliser convenablement et faire de grandes choses à ses côtés. Mais ça ne se fait pas sans règles, et n’utilisons jamais la magie pour aller à l’encontre de l’ordre des choses. Pas de contact avec les morts, les éventuelles forces supérieures, et surtout pas ce que les humains appellent de la magie noire. Chez nous, la magie noire n’existe pas, puisque la magie est une force pure par nature, mais son usage peut être détourné. Il y a des histoires comme ça, où des sorciers avaient utilisé la magie pour faire énormément de mal et faire souffrir les gens par pure méchanceté. La magie les aurait dévorés vivants pour les punir. C’est pour ça que malgré mes envies de vengeance, je reste très prudente dans ce que je fais. Je ne pourrais pas commettre un meurtre avec la magie, par exemple.
– J’suis assez d’accord. En soi, l’idée n’est pas mauvaise, mais il faut que les personnes soient réellement compétentes ou ça pourrait se retourner contre nous. Par contre, les recettes de grand-mère pour l’empoisonner, ça ça ne requiert pas de magie, juste des connaissances en pharmacie… a ajouté Ntina en sirotant son café, jetant un regard intéressé vers Jenny.
– J’suis pas contre, mais l’empoisonnement, quand bien même ça ne le tuerait pas, ça reste illégal… au moins la magie ce n’est pas légiféré… a soupiré l’intéressée, visiblement blasée.
Il est vrai que la magie n’est pas réglementée sur Terre, mais elle l’est bel et bien à Moonstone. Tous les crimes et délits commis par la magie peuvent être punis une fois de retour au bercail, même si c’est à l’encontre d’humains.
– Et une petite intoxication alimentaire ? Samira pourrait lui faire des muffins avec des ingrédients périmés… les œufs pourris, ça ne pardonne pas ! A proposé Tom.
– Ça va faire mal à mon honneur de massacrer ma cuisine, et surtout de cuisiner avec des œufs périmés, mais s’il le faut…
Samira est si douée dans sa cuisine, que je suis convaincue qu’elle pourrait rendre comestible ces muffins, et qu’on ne se douterait jamais qu’ils sont une bombe à retardement.
– C’est une bonne idée, mais une intoxication alimentaire, ça peut vite déraper. Et puis j’veux pas savoir à quel point tu pourrais être efficace pour nous tuer… a objecté Agatha.
Pour l’ambiance, Samira a laissé échapper un petit rire maléfique. Elle aurait fait une excellente vilaine dans un film d’horreur.
– Et dans tous les cas, c’est encore illégal, je ne peux pas vous laisser tremper dans un truc pareil.
Elle avait dit ça comme si elle était notre mère. En même temps, sans sa présence et sa sagesse pour nous canaliser, je sens que ce plan serait très vite parti en vrille.
– Personnellement, j’ai une idée, mais elle requiert des laxatifs, un fer à repasser, de la colle super forte, et très probablement l’effondrement du capitalisme, a murmuré Jenny.
Personne n’a osé lui demander de développer. Nous étions tous et toutes à court d’idées, alors nous avons appelé du renfort. Nous avons donc eu au téléphone Lisa, qui profitait tranquillement de son bain.
– Des idées pour lui pourrir la vie ? Hmm, j’avoue que je n’ai jamais été très douée pour les pièges et autres farces. J’ai dû sonner aux portes quand j’étais petite, mais c’est tout… vous avez pensé à envoyer Samira cuisiner des trucs empoisonnés ?
– AH ! Vous voyez, j’suis pas le seul à penser que ce serait une super idée ! s’est écrié Tom.
Elle a ensuite demandé à Tristan, qui n’avait pas la moindre idée à nous proposer. D’après Lisa, c’est son éducation d’enfant modèle qui met des bâtons dans les roues de son cerveau, l’empêchant de produire la moindre réflexion sadique. Tristan serait le gamin parfait qui ne fait jamais de grimaces sur les photos, qui laisse sa place aux personnes âgées dans le bus, et se met à pleurer lorsqu’il faut débattre. Tout comme Kate, il serait érigé en citoyen modèle s’il vivait à Moonstone.
N’ayant aucune piste, nous nous sommes alors dirigées vers Fanta. Cependant, cette dernière était encore en train de dormir (Ntina nous avait dit qu’elle aimait dormir le samedi matin), alors notre dernier recours fût Esther.
– Alors là, vous ne pouviez pas mieux tomber. J’ai été virée deux fois de mon ancien collège et suspendue cinq fois de mon ancien lycée parce que je harcelais des profs et des élèves.
Face à notre silence désapprobateur, elle a dû s’expliquer.
–… iels étaient tous et toutes ouvertement homophobes, surtout envers moi. Du coup je me vengeais ! Promis, je ne harcèle pas les gens pour rien !!
Le silence rempli de jugement s’est immédiatement transformée en vague d’approbation. Tout le monde était d’accord, les homophobes ne méritaient aucune pitié.
– J’avais d’ailleurs un carnet avec toutes mes performances, laissez-moi quelques minutes et je vous retrouve ça, vu que je suis chez mes parents ce week-end.
Elle a donc mis une musique d’attente qui ressemblait à s’y méprendre à ce que l’on pouvait entendre lorsque l’on contactait un service client. Nous avons aussi des musiques d’attente à Moonstone, car parfois certaines informations ne peuvent pas être trouvées immédiatement, et c’est assez gênant de rester silencieuse tandis que l’assistant ou l’assistante se bat avec son matériel informatique. Du coup on nous met une musique assez douce, qui a été conçue spécialement afin que le temps d’attente ne nous paraisse pas trop long ni ennuyeux. Par son effet apaisant, la clientèle devient bien plus agréable envers les opérateurs en ligne, ce qui fait que les incidents sont rares, et que les plateformes téléphoniques sont rapides et efficaces. En même temps, tout le monde travaille mieux quand on apprécie réellement son métier et que la clientèle ne nous hurle pas dessus comme si nous étions des paruvis. Même les paruvis, qui sont pourtant des animaux peu sympathiques, ne méritent pas de subir le courroux d’un client malpoli. Chez les humains, les services téléphoniques, et surtout l’assistance téléphonique, ce serait la phobie des étudiants. J’avais un jour entendu, dans le métro, une fille parler à une autre personne. Elle décrivait son expérience en tant qu’hôtesse d’accueil dans une banque.
– Et vas-y que ça te parle mal, ça ne te dit pas bonjour ni merci ni au revoir, ça te donne des ordres, ça s’attend à ce que tout soit réglé immédiatement, oh et puis tiens vu que ça ne va pas assez vite à leur goût ça te menace de nous tabasser ! Plus jamais, l’accueil en banque, j’y ai vu la lie de l’humanité ! Quelle horreur…
Ça m’a fait froid dans le dos. Bref, revenons à la musique d’attente d’Esther. Après quelques minutes, elle est revenue en ligne.
– Okay, qui est chaud pour écouter mon palmarès ?
– OUAIS !
Ce fut un cri du coeur poussé à l’unisson. Tout le monde voulait des idées fraîches, et surtout réalisables. Et fort heureusement pour nous, Esther en avait une flopée. Chewing-gum dans les serrures, mousse à raser dans les chaussures, punaises sur les chaises, poil à gratter, cocktails explosifs au poivre et à la moutarde, décharges électriques, alarmes tonitruantes, papier toilette sur des voitures, œufs sur des part-brises, et même un pneu crevé parmi tout ça… Esther pouvait aisément se proclamer reine des pièges.
– J’peux me procurer tout un tas d’accessoires si besoin est. Par contre, il va vous falloir une stratégie pour entrer dans son bureau sans vous faire cramer.
– C’est vrai… et honnêtement, je ne veux pas y retourner, avec ou sans excuse valable, a répondu Agatha.
– C’est normal. Je pense qu’aucun et aucune d’entre nous ne souhaite y aller de bon coeur, surtout toi. Et entrer par effraction est risqué, a continué Jenny.
Une excuse valable… une raison d’entrer dans son bureau… MAIS OUI !
– Moi, je peux y aller !
Tout le monde s’est tourné vers moi, l’air interloqué.
– Je n’en avais pas parlé jusqu’ici car ça n’avait pas vraiment d’importance, mais durant mon premier rendez-vous, il m’a dit que mes vaccins n’étaient pas à jour, et que je devais les faire sous un mois s’il souhaitait valider mon dossier. Je n’étais pas revenue le voir depuis, et maintenant je dois reprendre rendez-vous pour refaire le point, vu que j’ai… désormais fait mes vaccins…
Un mensonge certes, mais je ne pouvais décemment pas leur avouer que mon carnet de santé est un faux document car je suis en réalité une sorcière provenant d’une autre dimension, et que ma situation s’est améliorée car j’ai moi-même trafiqué mon carnet. Ça n’a pas été facile à gérer, seule, mais avec des recherches approfondies, je m’en suis sortie.
– Mais oui, comme tu dois le revoir pour régulariser ta situation, tu es obligée d’entrer dans son bureau !
– Exactement ! Et je peux piéger son espace de travail si besoin ! Mais il me faudra un peu de temps quand même…
– Prends rendez-vous un peu avant 15h. Plusieurs élèves se sont plaintes qu’elles avaient rendez-vous à cette heure-ci, et qu’au tout début, il les a faites poireauter pendant au moins quinze minutes pour aller fumer. Le matin il semble fumer de façon aléatoire, mais l’après-midi, il prend toujours sa pause à 15h. Il va te laisser seule dans son bureau quoi qu’il arrive, et tu pourras faire ce que tu veux. Et nous aussi d’ailleurs… je repense à ce qu’à dit Ntina il y a quelques temps, crever un seul pneu, ça va l’emmerder, et ce sera discret. Pendant que tu seras en rendez-vous, on va s’occuper de sa voiture, a affirmé Jenny avec un immense sourire.
Si je pouvais rester seule sans aucune surveillance, je pouvais aussi utiliser la magie aisément. En fonction des accessoires rapportés par Esther, je pouvais potentiellement en modifier quelques uns avec mes pouvoirs. Pour ça, il me fallait quelques conseils d’Amanita : elle aurait très certainement tout donné pour être à ma place, avec les idées qui bouillonnaient dans son cerveau.
– C’est bien tout ça, mais est-ce qu’il a vraiment une voiture ? Parce que c’est cool de vouloir lacérer des pneumatiques, encore faut-il qu’il y ait des pneumatiques…
– Si, il en a une. Le prof de sport se plaint à chaque fois car il se gare sur la place réservée au minivan. Je l’ai entendu dire, je cite, « ce foutu remplaçant, il se prend pour un roi à me piquer ma place ! Un de ces jours il va se retrouver avec des traces de ballons partout sur sa carrosserie, il comprendra peut-être mieux ! ». Il n’avait pas remarqué que j’étais encore là, alors il a pu laisser libre court à ses pensées…
En y réfléchissant, Samira ferait une excellente assassin professionnelle. Discrète, personne ne la remarque, elle peut espionner sa victime pour récupérer des informations (ou la tuer), elle peut gagner sa confiance en cuisinant (ou la tuer en cuisinant)… Mais pour l’instant, elle fait surtout le bonheur de Jenny, qui affichait désormais un sourire diabolique.
– Et en plus ton prof de sport le déteste ? Oh… le chaos… tant d’informations utiles et exploitables…
– Il le déteste, mais on va quand même éviter de lui faire porter le chapeau, je l’aime bien, et lui au moins il engueule les mecs qui veulent mettre les filles de côté.
– On ne va pas le désigner coupable, mais plutôt essayer de se le mettre dans notre poche. Ça pourrait nous être très utile…
Jenny pensait vraiment à tout. Entre elle qui ferait une dictatrice de génie et Samira en garde du corps, je les verrais bien organiser un coup d’État, réussir, et ensuite diriger un pays comme si de rien n’était. Ou peut-être plusieurs pays. Jameela ferait certainement partie des ministres aussi. Peut-être me nommerait-on diplomate ? Et que l’hymne national serait composé par Tom et chanté par Ntina ? Et Kate ministre de l’éducation nationale avec en secrétaire Lisa pour rendre les écoles accessibles à tout.e.s ? Ouh là, je m’égare. Revenons à notre plan de vengeance.
Il a été vite décidé que l’on mettrait notre plan à exécution la semaine suivante. J’ai pris rendez-vous le jeudi après-midi, avant le tutorial (ou plutôt l’humiliation publique) hebdomadaire avec Dickens. Si auparavant, j’aurais tout fait pour arriver en retard, cette fois-ci, j’espérais pouvoir arriver à l’heure : la présence de Mme Thomas avait rendu ce tutorial très populaire, et certains élèves d’autres groupes venaient nous piquer nos places juste pour pouvoir assister à ce spectacle à plusieurs reprises. Quand le journal de la fac a interviewé ce phénomène, les étudiants répondaient que voir Mme Thomas sortir des punchlines plus originales les unes que les autres pour anéantir un misogyne sans qu’il soit capable d’en placer une en retour était, je cite, « thérapeutique », ou encore « plus efficace qu’une séance avec mon psy », d’après certains témoignages. En bref, je devais arriver en avance pour défendre ma place et celle de Ntina.
Mon carnet modifié en main, je suis arrivée cinq minutes en avance. Le remplaçant a fini par m’ouvrir, et comme à son habitude, il puait encore la clope (a-t-il déjà entendu parler d’une douche ? D’une brosse à dents et de dentifrice ? D’une machine à laver pour ses fringues?) et maugréait dans sa barbe inexistante. Je ne comprenais strictement rien à ce qu’il disait, mais je m’en fichais : ce qui comptait pour moi, c’était de repérer les lieux pour pouvoir tout piéger. J’avais un sac à dos rempli de gadgets en tous genres, offerts gracieusement par Esther. J’avais aussi été à la pêche aux idées auprès d’Amanita, et je peux vous dire qu’elle n’en manque pas. Déjà, elle a eu la bonne idée de mélanger technologie et corps humain : j’avais donc des boules puantes donc les particules constituant la mauvaise odeur allaient littéralement s’accrocher à ses narines avec ma magie, passant d’un effet durant 24 heures à une infection pestilentielle pour lui qui allait durer une bonne semaine et demi. En prime, j’avais des petits boîtiers qui émettaient un son très strident, mais suffisamment discret pour ne pas se faire repérer immédiatement et laisser le temps de faire des dégâts, par exemple une belle migraine. Ces boîtiers ont bien évidemment été améliorés, et avaient désormais une autonomie de plusieurs jours. J’avais aussi de la colle forte pour sceller les deux fenêtres de la pièce, et au cas-où j’avais un bon plan pour m’en servir discrètement, du chewing-gum à mâcher pour ensuite piéger la serrure de la porte d’entrée. Mais la cerise sur le gâteau, je la dois à nouveau à Amanita :
– Piéger toute la pièce c’est bien, mais faire en sorte qu’on ne trouve jamais les pièges, c’est mieux. Et c’est encore pire si lui seul pense que la pièce est piégée, mais pas les autres.
– Comment ça ?
– Déjà, tu vas limiter les effets des farces à une seule personne : le remplaçant. Tu vas lier par un lien personnel les objets et ce crétin : lui seul entendra les bruits et sentira les odeurs nauséabondes, leurs effets ne pourront toucher personne d’autre. Ça ne va pas être facile, mais je vais te donner toutes les infos pour réussir ton sort. Et enfin, le clou du spectacle, tu vas rendre tous les objets invisibles ! Personne ne les verra, pas même lui. Je peux te dire que ça va lui faire du mal au moral ! Après tout, Agatha a bien dit qu’on pouvait partir sur des dégâts psychologiques nan ? Et Jenny a approuvé !
Mes amies ont une mauvaise influence sur ma meilleure amie. J’adore ça. Mais en bref, nous avions concocté un plan de génie. Et ça avait un autre avantage : il était impossible de me blâmer pour ça, puisque personne n’allait le croire et que les preuves allaient être littéralement invisibles.
Comme prévu par Jenny, j’ai eu à peine le temps de m’asseoir qu’il a lâché un « je reviens dans cinq minutes ». Il a fermé la porte derrière lui, tout comme le piège s’est refermé sur sa personne. Oh, c’était poétique ça ! J’espère que ça s’est bien enregistré dans mon journal. Finalement, faire des études de littérature, ça m’a rendue plus créative. Mais passons. Je me suis donc relevée immédiatement, à la recherche d’un élément précis : un cheveu. En effet, tout mon plan reposait sur ce simple cheveu, qui contenait l’ADN du harceleur. J’allais pouvoir lier cet ADN avec tous les objets que j’allais disposer dans la pièce et finaliser le sort transmis par Amanita. Heureusement pour moi, je n’ai pas eu à chercher longtemps : il avait laissé son manteau à l’intérieur, et des cheveux étaient restés accrochés dessus. Pas le temps d’analyser si ça lui appartenait, alors j’en ai pris plusieurs, et je les ai tous ajoutés dans mon sac. Oui, dit comme ça, c’est très glauque, mais je vous assure que ça a du sens : j’ai lancé mon sort à l’intérieur du sac, pour éviter d’avoir à ensorceler chaque piège l’un après l’autre et perdre un temps monstre. C’est comme pour cuire des carottes : ce serait ridicule de cuire une carotte après l’autre, alors qu’on peut tout cuire en même temps dans la même casserole, n’est-ce pas ? Eh bien là, c’est pareil.
J’ai donc suivi à la lettre les indications d’Amanita, et j’ai refermé mon sac. L’idée d’avoir un bout de harceleur dans mes affaires ne me plaisait franchement pas, mais c’était pour la bonne cause. Et oui, je sais, nous ne sommes pas censé.e.s utiliser la magie en dehors de notre appartement. Si vous me lisez, membres du comité, sachez que tout ce que je fais est pour le bon déroulement de l’expérience. Oui, piéger un harceleur fait partie de l’expérience. C’est étrange, d’être humain, mais ça vous le sauriez si vous alliez vivre vous-mêmes sur Terre. Bref, j’ai lancé mon sort.
« Linkae. »
Mon sac s’est mis à briller, et lorsque je l’ai ouvert à nouveau, les boules puantes et les boîtes à bruit strident avaient pris une couleur pourpre. Mon sortilège avait bien fonctionné. J’ai donc planqué les gadgets un peu partout dans la pièce : au-dessus de l’armoire à pharmacie, dans son pot à stylos, dans la poche de son manteau (autant rire un peu et faire durer le plaisir, pourquoi se limiter à son bureau ? Pourquoi ne pas empester ses fringues ? Après tout, il sent déjà la cigarette, qu’est-ce qu’une boule puante face à cette abomination?), derrière des cartons… le cauchemar allait très vite commencer pour lui. J’ai également pris le temps de mettre de la colle sur la fenêtre, mais je ne suis pas certaine que ça tienne le coup. Par sécurité, Amanita m’avait également conseillé de retarder le déclenchement des farces : un sortilège temporel devait donc les activer à 15h20.
Afin d’assurer une réussite totale, j’avais aussi augmenté la sensibilité de mon ouïe. Je pouvais donc entendre les bruits de pas, les battements de coeur des gens, leur respiration. Par conséquent, j’ai pu entendre la respiration saccadée des poumons pleins de goudron du remplaçant, tandis qu’il revenait de sa pause cigarette. C’est quand même sacrément utile, d’être une sorcière d’argent, je peux faire pleins de trucs avec mon corps !
J’ai donc remballé tout mon matériel, et je me suis assise rapidement dans ma chaise comme si de rien n’était. La porte s’est ouverte, et l’air s’est engouffré dans la salle. Sans surprise, ça puait la clope. L’odeur était insoutenable, alors j’ai coupé court au rendez-vous :
– J’ai fait mes vaccins, comme vous me l’aviez demandé. Voici mon carnet mis à jour, et des photocopies des pages dont vous aviez besoin. J’ai cours dans dix minutes, alors vérifiez maintenant que tout va bien, et ensuite je m’en vais.
Me voir pressée semblait l’arranger (certainement pour mieux glander après…), alors il a fait les vérifications nécessaires, et a juste maugréé un « c’est bon, vous pouvez y aller » en me tendant l’original de mon carnet de santé. Je l’ai rapidement rangé dans mon sac, et je suis partie sans dire merci, et encore moins au revoir. Les harceleurs ne méritent pas le moindre respect.
A l’extérieur, les féministas m’attendaient. Agatha, Jenny et Ntina avaient été dépêchées dans la mission « pneu en moins », et j’ai su que c’était un succès en voyant Agatha agiter un pic à brochettes.
– Alors ? M’a demandé Jenny, curieuse.
– J’en connais un qui va haïr son lieu de travail pendant quelques temps ! Et de votre côté ?
– Je n’aurais jamais cru dire ça un jour, mais crever un pneu, c’est très satisfaisant. Et ça demande de la force, heureusement que c’est moi qui l’ait fait ! Très, très thérapeutique, a murmuré Agatha.
Étrangement, elle semblait réellement aller mieux. Nous nous sommes ensuite installées dans un coin, en attendant d’admirer notre travail. 15H19. Plus qu’une minute avant le bouquet final. J’allais enfin savoir si je méritais le titre officiel de sorcière, ou si j’étais un échec sur pattes. Le moment de vérité approche…
Cinq…
Quatre…
Trois…
Deux…
Un…
…
…
… Il ne se passe pas grand-chose, là. Jenny m’a regardée un peu bizarrement, un mélange de confusion et de questionnement. Et puis soudain, au bout de cinq minutes, le verdict est tombé.
– MAIS BORDEL C’EST QUOI CE DÉLIRE !
D’un seul coup, le remplaçant a ouvert en grand sa porte, affichant un air de dégoût et d’agacement. Il est sorti si subitement que même Jenny a eu un petit sursaut de surprise, et une prof qui passait juste devant son bureau s’est retrouvée collée au mur de peur.
– Mais… qu’est-ce qu’il vous arrive ? A-t-elle balbutié, visiblement au bord de l’arrêt cardiaque.
– Il y a une odeur immonde dans mon bureau ! Et le bruit strident ! Ils font des travaux dans les égouts ou quoi ?!
Agatha m’a ensuite fait un high five pour manifester sa satisfaction. Mais le meilleur était à venir.
– Une mauvaise odeur ? Un bruit strident ?
– Mais oui, c’est à en vomir ! Et le bruit donne mal au crâne !
A ce moment, j’ai sincèrement hésité à utiliser mes yeux pour enfoncer le clou et l’accabler d’une migraine monstrueuse. Malheureusement, mes amies sont un peu trop observatrices, et là, j’aurais été découverte immédiatement. Tant pis, ce sera pour une prochaine fois…
– Je peux entrer dans votre bureau pour voir ça ? Il y a sûrement une explication !
– Ben venez si ça vous fait plaisir, mais faudra pas venir pleurer après…
La prof est alors entrée. Jenny, Agatha et Ntina semblaient inquiètes, mais pas moi. Enfin, techniquement, j’aurais dû être inquiète à l’idée que mon sortilège soit en réalité raté, mais j’ai confiance en moi.
Elle est restée très exactement trois minutes, avant de ressortir avec un air méprisant.
– Je ne sais ce que vous consommez dans vos cigarettes, mais je n’entends ni ne sens rien. Vous devriez arrêter de fumer, c’est peut-être ça l’odeur… et peut-être ça aussi pour vos maux de tête…
Elle est ensuite partie sans ajouter un seul mot. Le remplaçant avait une mine déconfite, tandis que les féministas étaient confuses.
– Elle n’a rien senti ? Ni entendu ? Pourtant on aurait dit que ça avait marché ! A murmuré Ntina, perturbée. Mais même moi… j’ai l’ouïe fine… et je n’entends rien… C’est peut-être la distance ?
Eh non ma chérie, c’est tout simplement mon talent. Mais je m’égare. Cette confusion était également présente chez le remplaçant, qui est entré à nouveau dans son bureau pendant quelques minutes avant d’en ressortir, le visage pâle. J’en connais un qui va être barbouillé quelques temps…
– C’est pas possible, j’suis pas fou, ça pue là-dedans… et le bruit… argh !
Il a passé au moins un bon quart d’heure à faire des aller-retours entre le couloir et son bureau. Il a d’ailleurs attrapé plusieurs étudiants et professeurs au passage pour tenter de rallier des gens à son désespoir, en vain. Je ne suis absolument pas désolée pour lui, mais le cerveau d’Amanita et mes compétences magiques sur le corps humain et sorcier ne peuvent pas être surpassés par un misogyne qui ne sait que cracher sur les femmes pour se sentir exister.
En souvenir, Ntina a filmé toute la scène avec son portable.
– Eve va adorer. Avec un peu de chance il sera encore là quand on aura fini les cours, et on pourrait même choper sa réaction sur son pneu crevé.
– Si t’arrives à filmer ça, je veux que tu m’envoies la vidéo en haute définition, lui a répondu Agatha.
Malheureusement, notre moment d’euphorie a pris fin, lorsque l’heure d’aller au tutorial de Dickens a sonné. Ntina et moi avons couru pour avoir notre place, mais même en étant en avance, deux mecs s’étaient incrustés. Quand on leur a dit que c’était notre groupe, ils nous ont envoyé paître.
– Non mais l’audace quoi, c’est notre horaire, vous n’avez rien à faire là, dégagez ! Ntina avait monté d’un ton, et je l’ai vue réellement énervée pour la première fois.
– Ouais ben premier arrivé premier servi, fallait être plus rapides au lieu de traîner dans votre salle de bains pour vous maquiller les grognasses !
Là, Ntina a vu rouge. Elle avait levé la main pour en coller une au mec qui nous avait mal parlé, mais elle a été interrompue par Mme Thomas, qui lui avait attrapé le bras -ou plutôt le coude, au vu de sa petite taille- pour l’empêcher d’user de violences. Ntina a eu un mouvement de surprise, car elle ne l’avait pas entendue arriver, la forçant à capter son attention ailleurs. La petite dame était droite comme un i, et fixait les deux étudiants avec un regard glacial.
– F.
Ntina et moi nous sommes regardées, très confuses. Le type qui avait eu des propos sexistes semblait tout aussi confus que nous.
– Comment ça, F ?
– Oui, F. C’est votre note de tutorial pour vous et votre camarade.
– QUOI ?!
– Pas la peine d’aboyer. Vous venez dans un tutorial de littérature féministe, et vous osez tenir des propos misogynes et abjects ? Quelle indignité. Il va sans dire que si vous n’êtes pas capables de contrôler votre sexisme crasseux, vous êtes évidemment incapables de comprendre et réussir dans ma matière. Et dans la vie, accessoirement. Maintenant, déguerpissez avant que je m’énerve pour de bon.
Les deux individus ont grommelé, mais ils ont fini par quitter la salle malgré tout. Mme Thomas a ensuite désigné les deux chaises, et a murmuré :
– Prenez place, le… tutorial, va bientôt commencer.
Je me suis assise, mais Ntina n’avait pas bougé d’un pouce.
– Je… merci de nous avoir défendues.
– Oh, ce n’est rien. Je n’ai fait qu’user des dynamiques de pouvoir : si vous l’aviez frappé, c’est vous qui auriez été considérée comme fautive, puisque les gens ont tendance à favoriser la parole des hommes contre celle des femmes. Mais je suis professeur, et ce sont des élèves, ce qui est une autre forme de dynamique. Ici, je suis celle avec du pouvoir, et mon statut de tierce personne à l’affaire m’offre une position d’arbitre privilégiée. J’ai donc rétabli l’équilibre dans votre dynamique avec ces élèves. On ne dirait pas comme ça, mais je suis très stratège. Assez blablaté, j’ai d’autres dynamiques à rééquilibrer.
Ntina a acquiescé, et souriante, elle s’est assise. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer le petit sourire qu’avait également Mme Thomas suite à sa conversation avec elle. Redoutable et intelligente, elle me fait un peu penser à Jameela. D’ailleurs, sa stratégie avait fini par payer : Dickens n’était pas venu à ce cours. Au bout de quinze minutes, Mme Thomas a décidé de nous faire cours à sa place. Les partiels étant très très proches, cette séance a été consacrée à des révisions du cours magistral. Ca m’a à la fois rassurée et plongée dans un état de détresse profonde : je travaillais, sauf que j’étais loin d’avoir toutes les connaissances nécessaires pour réussir l’examen. Je sais que je ne devrais pas être aussi angoissée, puisque la réussite académique sur Terre ne fait pas partie des critères d’évaluation de notre expérience ; mais l’idée d’échouer ici blessait profondément mon ego, et je pouvais déjà entendre les ragots à la maison.
« Vous vous rendez compte, elle n’a pas réussi à valider son année scolaire chez les humains ! »
« Ce n’est pourtant pas si difficile, les humains sont stupides, leurs études ne sont rien comparées aux nôtres ! »
« J’en étais sûr, ces expériences sur Terre corrompent nos enfants ! »
Ok, ce sont des conversations pour l’instant imaginaires, mais je sais très bien qu’elles auront lieu à un moment ou un autre. Je l’avoue, moi aussi, je pensais qu’étudier chez les humains allait être simple comme bonjour, mais c’était clairement une erreur de débutante. Tu m’étonnes que la réussite est si importante, quand les profs sous-notent, détruisent ta confiance en toi, et que redoubler provoque un gouffre financier pour toi et ta famille ! Ça en fait, de la pression… même à Moonstone, le poids qui pèse sur nos épaules n’est pas aussi lourd. D’ailleurs, je voyais bien le changement d’atmosphère, même au sein de l’association : Jenny était profondément active et productive lors de nos rendez-vous de préparation de la manifestation, mais en dehors de ça, elle passait son temps à la bibliothèque universitaire avec Lisa. Samira coupait carrément son téléphone pour ne pas être perturbée (« Désolée, c’est juste que quand tu m’envoies un message, je n’arrive pas à l’ignorer, je me sens obligée de te répondre dans la minute... » m’a-t-elle dit, les larmes aux yeux à l’idée que je le prenne mal). Quant à Ntina, elle avait été obligée de modifier son traitement contre la migraine tant sa situation se dégradait. Son sac s’était transformé en véritable pharmacie ambulante, et il n’était pas rare de la voir gober des cachets pour éviter de perdre une journée entière à être couchée. Elle avait d’ailleurs sorti sa bouteille d’eau et sa plaquette d’ibuprofènes pendant le tutorial.
– C’est le stress. Et avec tout ce que je ne sais pas… c’est pire.
Elle avait à nouveau frôlé la catastrophe, et semblait aller mieux à la fin de la séance.
– Pars devant, j’veux juste dire un mot à Mme Thomas. Et ne t’inquiète pas, mes cachets ont fait effet aujourd’hui !
Ca, c’était sûr et certain qu’ils avaient fait effet. J’ai prétendu devoir me baisser pour chercher quelque chose dans mon sac, afin d’être hors du champ de vision des autres élèves, et surtout du sien, et j’ai utilisé mes yeux d’argent pour la soigner. Vu l’inflammation, elle risquait de passer sa soirée à avaler des médicaments. Quant à moi, j’ai passé ma soirée à ne rien faire. Utiliser autant de magie après des mois à me restreindre était vraiment épuisant. En sortant du cours, j’ai croisé Samira, qui était encore en tenue de sport.
– Ntina n’est pas avec toi ?
– Non, elle va me rejoindre dans pas longtemps, elle discute avec la prof.
– Mince, je voulais lui dire aussi ! Je ne peux pas traîner car je dois aller me changer, mais j’ai une grosse surprise pour vous, rendez-vous ce soir sur le groupe chat ! Vous allez adorer !
Je n’ai pas eu le temps de répondre, car elle trottinait déjà pour s’éloigner, mais elle avait un air malicieux et laissait échapper des petits rires. Ntina est sortie, et je lui ai expliqué ce qui me faisait sourire à mon tour.
– Samira qui rigole aussi ouvertement, c’est que sa surprise doit être super cool ! J’ai hâte de voir ça. Bon, je vais rentrer chez moi, je vais… travailler.
– Moi aussi, cette séance m’a fait comprendre que j’étais carrément en retard dans mes révisions. Faudrait qu’on s’organise des sessions de boulot communes après la manif’…
– Carrément, sinon je vais être hyper découragée. Bon allez, bonne soirée !
Nous nous sommes quittées, et je suis rentrée chez moi. J’ai pris une douche bien méritée pendant que mes pommes de terre cuisaient -je voulais tenter une purée maison, et les pommes de terre sont si longues à cuire...- et entre-temps, Samira nous avait envoyé sa surprise : elle avait réussi à filmer le replaçant alors qu’il découvrait, pour son plus grand désarroi, qu’en plus d’avoir un bureau maudit, il avait un pneu à plat ! Elle l’a donc enregistré tandis qu’il galérait à changer sa roue. On l’entendait pouffer de rire derrière, et son prof de sport marmonnait dans sa barbe, « bien fait, ça t’apprendra à te garer sur la place de parking du mini-van... » sans proposer la moindre assistance. Samira nous a expliqué qu’elle revenait d’un cours de sport, et que par hasard, c’était aussi le moment choisi par le remplaçant pour se barrer. Le timing était parfait, et elle ne pouvait pas rater ça. Elle avait d’ailleurs tellement bien filmé que la qualité d’image était très bonne, et on entendait toutes les insultes du remplaçant qui évacuait sa frustration. Une vidéo de grande qualité, qui a d’ailleurs été également envoyée à Eve. Cette dernière a proposé à Samira de se lancer dans des études de cinéma, car on ne pouvait pas faire mieux.
Cette vidéo avait refait notre soirée. Cependant, nous nous sommes tous et toutes repris.e.s en main rapidement : maintenant que nous avions vengé Agatha et Eve, nous devions nous concentrer sur l’évènement principal : la manifestation.
Et ça, ça allait être quelque chose de grandiose.