Chaque soir, il va déposer une rose trempée de sang sur sa tombe. Chaque soir, il va lui dire à quel point il l’a aimée.
*
Et chaque soir, elle l’écoute sous le granit, ce granit qu’elle déteste et qu’elle méprise, où est gravé avec ironie son nom. Lisa Gilbert. C’est la pierre la plus lisse et la plus majestueuse de tout le cimetière. C’est la pierre qu’il a choisie pour qu’elle se taise à jamais.
— Je t’aimais, Lisa, je t’ai toujours aimé… J’aurais voulu que notre amour dure plus longtemps, tu sais. Je te le dis depuis des mois.
Des lustres.
— Et… je regrette.
Il disait ça tous les soirs. Mais les regrets ne ramènent pas la vie.
— Je regrette de venir tous les soirs te dire la même chose. Je sais que tu ne voudras jamais me croire.
Très juste.
— C’était la meilleure chose à faire pour nous protéger.
Pour TE protéger...
Lisa veut se redresser, furieuse, mais son corps ne bouge pas d’un centimètre. Piégée à jamais. Immortelle dans un corps en putréfaction. Seule la lumière peut lui rendre le mouvement et une apparence moins repoussante. Mais rien ne peut plus bouger sous trois-cent kilos de granit.
Si elle le pouvait, elle prendrait son cou entre ses mains, l’immobiliserait comme un serpent le ferait avec sa proie, lui briserait la nuque et lui arracherait chaque organe de son corps, les plus vitaux en dernier, pour qu’il ait le temps de souffrir et de sentir ce que cela faisait. Mourir vivant dans un corps humain.
***
Elle se souvient de ses yeux qui la fixaient comme si elle était son trésor, elle se souvient de ses lèvres qu’elle avait embrassées et qui l’avaient embrassée en retour, elle se souvient de ce jour ; elle était en blanc, il était en noir, le ciel était gris, l’assemblée sous le charme. Elle se souvient de ses mots :
— Oui, je le veux.
Et elle se souvient de ses mots à elle.
— Oui, je le veux.
Elle se souvient l’avoir aimé.
Elle déteste ce sentiment et, malgré la menace, cet amour fané vivait encore.
***
Elle le sent partir. Non, reste ! supplient ses tripes. Elle voudrait les faire taire, elles qui grouillent de vers. Bientôt, elle ne sera plus qu’un squelette. Aussi horrifiant que rassurant. Un squelette est toujours plus acceptable qu’une charogne. Si quelqu’un seulement pouvait la voir ! Le problème étant qu’elle est sous terre et que personne ne peut la voir en restant là-haut à prier le pardon – comme si prier allait régler quoique ce soit. Et peu importe ce qu’il se dit au-dessus d’une tombe, elle s’en fiche pas mal ! Qu’elle soit un squelette ou une charogne, en fin de compte, elle est vouée à être seule, personne ne sera jamais là pour juger de son indécence ou de l’horreur qu’elle suscite.
Et puis, elle n’a plus envie de voir personne. Elle veut juste le voir, lui, une dernière fois. Lui faire peur. Le voir hurler d’effroi. Le voir sombrer.
Lisa, tu peux sortir.
Même maintenant dans la nuit la plus noire, nuageuse et sans lune. Elle a trop attendu, se croyant impuissante. Elle n’est plus la victime. Elle est le prédateur. Il va voir ce qu’il lui a fait.
*
Les réverbères de la rue viennent de s’éteindre, mais si l’on ne voit plus rien, on entend le sol se craqueler et le granit se soulever. La rose tombe et le sang s’étale sur l’herbe mouillée.
*
Des larmes roulent sur ses joues. Côme regarde son index blessé. Le sang goutte encore. Il gouttera toujours. Un flacon par jour jusqu’à sa mort physique, pour payer son péché, et pour faire payer au Diable son affront. Envoyer un ange déchu sur les terres de Dieu, quelle mauvaise idée.
***
Il se souvient de son visage, ses cheveux fins qui s’envolaient dans la brise, il se souvient de ce jour funeste où leur idylle s’est brisée en mille morceaux.
Lisa souriait, il aime encore tellement ce sourire, mais il n’a pas pu s’imprégner de sa beauté. Car, quand elle s’avançait entre les rangées de banc, il savait qu’elle allait mourir sous leurs yeux. Sa main a pris la sienne. Oui, je le veux. Il venait de passer l’anneau quand Lisa est devenue bleue, que les spasmes l’ont parcourue et quand elle s’est écroulée à ses pieds. Sa bouche ensanglantée a constellé la dentelle, à force de toux, et son nez ruisselait de rouge. Il a fait semblant d’être paniqué et on l’a cru. Les humains sont si crédules. Quant au chagrin, il n’a pas eu besoin de le feindre, puisqu’il l’habite encore jour et nuit, maudit soit-il est d’être tombé amoureux d’un démon.
Il n’a pas eu le choix. C’était la mort éternelle de Lisa ou sa déchéance en enfer.
***
Les ombres engloutissent chacun de ses pas. Il passe devant l’église. Dieu lui montre le chemin et le noir ne lui fait plus peur. En scellant l’ennemi de Dieu là où sa place a toujours été, il a payé son imprudence, il a payé son amour, il a payé son humanité. Son sang en échange n’est qu’un piètre impôt.
*
Son corps n’est plus que ruine, artères et ligaments déchirés, ses orbites deux trous sans fin. Pourtant, elle claudique, elle marche ! Sa rage est comme le bois au feu. Elle n’a plus besoin de voir, elle sent sa proie dans l’espace, elle sent sa ferveur pour un divin cruel. Il paiera et Dieu, comme il l’appelle, le regardera souffrir sans rien faire. Elle savourera chaque instant de son désespoir.
Il est près de l’église.
Elle se traîne, se ramasse par terre, tête la première car ses bras aux muscles luisant de chairs nues et démembrés ne peuvent plus absorber les chocs.
*
Il respire l’air de la nuit. Le ciel commence à devenir pâle ; le matin est proche. Combien de temps a-t-il passé dans le cimetière ? Tout est calme, la brise est régulière, tiède et les seuls bruits sont l’écho des feuilles raclant les trottoirs de la rue.
— Côme.
Il se fige. Ce n’est pas possible. Son sang, par les liens du mariage, devait la retenir sous terre !
— Côme, tu ne m’entends pas ? dit la voix de Lisa.
— Tu n’existes plus.
— Merci de me le rappeler.
Soudain, elle est si près qu’il sent son haleine fétide caresser sa nuque. Ses phalanges qu’il devine blanches – de l’os – frôlent son cou et soulèvent les cheveux qui recouvrent son oreille.
— Tu es aussi pâle qu’un vampire, chuchote-t-elle. Tu devrais boire un peu de sang pour te requinquer.
— Les vampires n’existent pas.
Elle lui prend les épaules pour qu’il lui tienne tête. Mais il voit ses orbites vides et se détourne, dégouté.
— Pas capable de soutenir mon regard. Pas capable d’affronter tes actes. Tu n’es qu’un lâche.
— Tu nous as trahis. (Tu m’as trahie.) Tu l’as rejoint alors que… IL t’aimait, tu sais, tu aurais pu rester…
Ce n’est qu’un filet de voix.
Un ange, complète la voix intérieure de Lisa.
— Tu sers le mal, dit Côme, comme si cet argument suffisait pour le justifier.
Il commence à pleurer. Lisa desserre lentement sa prise. Il a peur. Il se recroqueville.
— Et ce que tu as fait te semble plus noble ?
Côme se redresse.
— Oui. Je lutte contre le mal.
Joignant le geste à la parole, Côme sort de sa poche un couteau suisse et le plante dans la poitrine de Lisa. Le vent chuchote entre eux.
— En faisant le mal. Les anges ne font pas le mal. Un vrai humain, dis-moi ?
Elle se met à rire, le menton collé à la poitrine. A-t-il donc oublié que son corps d’humain est devenu immortel par sa faute ? Il l’a même emprisonnée à l’intérieur, selon les commandements de Dieu. La lame est enfoncée sous ses vêtements déchirés, laissant apercevoir son manche rouge, ridiculement petit. Elle le retire d’un coup sec et le jette par terre.
— Accorde-moi une dernière danse, Côme. Celle que tu ne m’as pas offerte ce jour-là.
Elle lui tend la main. Les nuages se poussent. Côme l’observe, son expression a changé, ce qu’il voit le surprend, l’émerveille. Un rayon de soleil levant éclaire le visage de Lisa. Il a repris sa peau, sa chair, et ses yeux sont de nouveau là. Hypnotisé, il lui donne sa main.
Ils dansent sous le tilleul de l’église, l’un contre l’autre, comme avant. Comme si le temps n’existait plus, comme si Lisa n’était pas un démon et, lui, pas un ange. Comme s’ils étaient deux êtres humains. Ils tourbillonnent sous les quatre yeux de l’univers, chacun réservant de leur côté une punition à leur traître.
*
La fin de la valse sans musique est proche. Côme le sent, sa tête lui tourne, la fatigue l’étreint. Il se sent tomber dans les bras de Lisa. La peau le brûle au niveau de l’estomac ; une main pleine d’os le lacère, lui entaille les muscles. Il a perdu. Il ne pourra rien faire. Il se laisse tomber. Les nuages se serrent les uns aux autres. Colère et déception de son maître. Mais il n’en a que faire : il meure dans les bras de sa bien-aimée, qui aurait rêvé mieux ? Son esprit divin regagne doucement le ciel, promis à l’exil sans fin.
*
Lisa sort son poing serré autour d’un foie visqueux. Côme n’est plus qu’un poids mort. Son cœur a cessé de battre avant même qu’elle n’ait pu lui découper les intestins. Le cœur aurait dû être le dernier. Elle le lui arrache malgré tout. Il lui doit bien ça. Elle le loge dans sa propre poitrine, entourée dans le noir d’une maigre série de côtes. Il se met à battre, peu à peu.
Elle installe le corps inerte de Côme sur son épaule. Il est lourd et lui donne de la peine à marcher ; elle trébuche encore plus de fois qu’à l’allée. Elle passe le portail du cimetière en écoutant le rythme chaotique de son nouveau cœur : celui du chagrin, de toute évidence. Elle retrouve sa tombe derrière une rangée de croix de soldats tombés à la guerre. Sa tombe paraît encore plus énorme et abyssale. Les ténèbres la narguent. Non, elle ne fait pas partie des enfers. Et les ténèbres ne l’appellent pas. On lui avait promis le ciel.
Elle jette le corps à l’intérieur. Côme gît à présent dans la pénombre. Ses paupières sont closes et malgré son teint anémique, il semble dormir.
Son nouveau cœur se serre. Non. Côme n’était qu’un rival. Elle doit le laisser au néant. Elle pousse les plaques de granit avec effort ; elles finissent par se rejoindre puis se recoller. Seule une cicatrice en zig-zag subsiste, vestige, dira-t-on, d’un subtil tremblement de terre.
Lisa recule. Une épine se loge entre les os de son pied. Elle prend délicatement la rose froissée entre ses phalanges. Tout ce sang gâché réuni sur des pétales de rose blanche… pour la coincer dans ce corps. Que les anges peuvent être crédules.
Suis-je pardonnée, Satan ?
Bien sûr, ma sœur. Le paradis sera bientôt nôtre.
Merci beaucouuuup !
Juste une petite remarque : certains verbes sont demeurés au passé simple. Les remettre au présent rendrait le texte parfait.
J'ai beaucoup aimé tous les visuels - la rose tachée de sang, la dernière danse avec un cadavre, la mort pendant le mariage, c'est délicieusement gothique, et l'horreur du sort de Lisa, enterrée vivante, consciente dans un corps qui se décompose... Brr.
L'enchaînement rapide des scènes fonctionne bien aussi pour faire monter la tentation, surtout en alternant le "présent" et des flashbacks expliquant la situation, mais... Justement, c'est peut-être juste un problème perso, mais les explications m'ont un peu perdu et du coup j'ai une légère frustration d'avoir passé tant de temps pendant ma lecture de cette nouvelle à essayer de relier les éléments entre eux, que ça m'a un peu sorti de l'émotion. Enfin, juste un peu - parce que, aaah, elle claque cette fois. Rip Côme :P
Merci pour ton commentaire ! Aaaaah, cette confusion... encore du boulot, entre mystère, suspense et clarté, on n'est pas sorti de l'auberge xD Mais je suis contente que les visuels et la fin t'aient plu :-D
Bonne suite !
Côme et Lisa forment un couple étonnant. Ils sont attirés, révulsés l’un par l’autre, mais surtout, ils ne sont pas libres, manipulés comme des marionnettes par des forces largement supérieures. On devine bien les enjeux. Je suis juste un peu frustrée de ne pas avoir plus ressentie leur passion l’un pour l’autre, mais ça, c’est parce que je suis trop romantique, haha. Merci pour cette lecture !
Ravie d'avoir pu retranscrire tout ce que tu décris, c'est ce que je voulais transmettre (surtout les enjeux (pfiou !!)). Je comprends cette frustration : il faut dire qu'écrire une romance est tout un art xDD
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je prends note du passage confus, j'irai jeter un oeil ! Bonne continuation !!
Ton histoire est très machiavélique. Le scénario se déroule presque secrètement depuis le début. C'est aussi horrifique car on nage dans les cadavres, les odeurs putrides, les corps en décomposition. Au début on pense à une nouvelle version de Roméo et Juliette, bien vite on est entraîné dans une danse macabre. Merci pour ce moment.
Je suis contente que l'histoire n'ait pas été trop prévisible (soit trop, soit pas assez clair, toujours un casse-tête, la mise en place du scénario xD) et que les effets "Halloween" si je puis dire, aient été au rendez-vous. Merci beaucoup pour ton commentaire ^^
Un texte assez curieux, où j'ai cru au début qu'il s'agissait d'une simple histoire de vengeance, avant que tu ne dises clairement ce qu'il en était. Je n'ai compris l'origine de la voix qu'à la toute fin.
Au final, une histoire qui dégage beaucoup de tristesse.
Je trouve ça tellement intéressant de découvrir différents avis sur un même texte ^^ Ça me touche que la tristesse des personnages se ressentent. Merci beaucoup pour ton commentaire. :-)
C'est funestement beau, j'ai beaucoup apprécié la lecture de ton texte, ça donne envie de découvrir les personnages. Avec le peu d'informations que l'on a sur eux, j'ai trouvé ça touchant de les découvrir sous ta plume. J'ai aussi aimé l'ambiance dépeinte ^^
Merci pour ton retour, ça me fait chaud au cœur ! Je suis heureuse que les personnages t'aient parlée et que l'ambiance t'ait plu. Ce sont des points qui m'importent beaucoup de réussir ^^
A bientôt !!