La vengeance du spectre

Je chancelle sur le rebord en pierre de la fenêtre. La vision du corps mutilé de ma Reine bien aimée me hante. Comme si cette horrible image était imprimée sous mes paupières. Personne ne parviendra à me faire croire qu’elle a mis fin à ses jours. 

Je me penche davantage en avant, comment pourrais-je vivre alors que j’ai été dans l’incapacité de la sauver. 

Mes yeux embués m'empêchent de voir correctement l’horizon mais à mon grand désespoir pas la gorge sauvagement tranchée de ma douce et tendre Élisabeth.

Tout ce sang dans lequel elle baignait et ses yeux qui m’imploraient, jamais je ne parviendrai à oublier cela. 

Les battements irréguliers de mon cœur me coupent le souffle. 

Mes doigts et mes orteils sur la pierre froide perdent peu à peu leurs prises.  C’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas surmonter cette épreuve. Des jours que je ne mange plus,ne dort, ne vis plus. 

Je me moque bien du trône si le siège à mes côtés est vide. Jamais au grand jamais je ne remplacerai ma Reine. 

Je me mets à hurler jusqu’à ce que ma voix se brise. 

Soudainement quelque chose de froid me transperce, je baisse les yeux et voit la lame ensanglantée d’une épée.  

Un rire rauque qui m’est familier retentit derrière mon dos. Mon échine est parcourue par un frisson. Je dois pertinemment connaître l’identité de cette personne. 

Est-ce l’assassin d’Elisabeth ?

Comme une toux sanguinolente me terrasse déjà, j’utilise mes dernières forces pour me tourner à demi. 

-Passe à la Reine mes plus plates excuses pour l’avoir assassiné. Me dis mon frère avec sarcasme. 

Il retire violemment l’arme de mon abdomen, ce qui me fait basculer une bonne fois pour toute par la fenêtre. 

La dernière chose que j’aperçois c’est le pli cruel de sa bouche. 

Sa trahison transperce mon cœur, déjà mal en point. 

Ma longue chute qui devait être libératrice, est gâché par une soif intense de vengeance. 

Ma chute, dans une sonorité affreuse,brise mes os en mille morceaux. 

Des servantes et des gardes accourent de part et d'autre,des exclamations affolées retentissent. On tend les mains vers moi mais ces mains me traversent . 

Quelque chose cloche, je ne me sens ni tout à fait mort ni vraiment vivant. Je cherche mon pouls, en vain. Je crains le pire, malgré mon corps totalement déformé je me relève. Toutes les personnes autour de moi semblent étouffer des cris horrifiés. Le dégoût se lit dans leurs pupilles.  

Je pense avoir compris ma condition, cependant impossible de l’admettre complètement. 

Mon beau-père, qui est aussi mon chancelier, s’approche avec les larmes aux  yeux. 

Il tombe à genoux comme si tout le poids du monde pesait sur ses épaules. 

-Pauvre de moi, après la découverte du cadavre de ma fille, me voilà à présent face au spectre du Roi. S’écrit il. 

Il sanglote, son visage entre ses mains en coupe. Instinctivement j’entreprends de le serrer dans mes bras, malheureusement je ne ressens aucun contact physique. 

-Qui vous a fait cela mon Roi ? 

Tel un morceau de verre,sa voix se brise. Son visage est tordu par la douleur émotionnelle.  

-Ce n'est personne d'autre que mon frère cadet. C’est aussi l’assassin de la Reine. ( Je pose le poing sur mon cœur inerte.) Je vous  promets de la venger. L’amour d’un père et d’un mari a beau être  différent, sachez qu'Elisabeth était tout pour moi.   

-Je le sais bien mon Roi. Pour ma part sachez que je vous vengerai également car l'attachement que je vous porte, est similaire à celui que je portais à ma défunte fille. 

<<Mon frère tiens toi prêt à pleurer des larmes de sang, car ton châtiment sera pire que la mort.>> Me promis- je.  

Mon chancelier se tourne vers les gardes et les servantes.

-Nous pouvons vous faire confiance pour ne rien révéler à qui que ce soit ? 

Sa voix est douce mais ferme. Il est la définition même d’une main de fer dans un gant de velours. Je l’ai toujours admiré pour cela. 

Je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils agiront selon sa volonté. 

•

Quelques jours plus tard, je me prépare à faire mon apparition officielle en tant que spectre , pendant le  couronnement de mon judas de frère. Ce manipulateur a fait passer sans difficulté,nos deux meurtres pour des suicides.  

 Je croise mon reflet, ce qui a pour effet de me faire détourner les yeux. 

Seuls les adjectifs, ignoble et dérangeant, me viennent à l’esprit quand je me regarde dans le miroir.  Je me demande comment mon Chancelier fait pour ne rien démonter face à ce macabre spectacle ? 

Mon teint est gris, ma barbe barbouillée de sang séché que je ne peux même pas enlever. Il y a davantage de sang sur mon abdomen.  

 Le pire reste mon ossature déformée et les fractures ouvertes. Mes jambes forment un angle improbable. Cette épouvantable vision me fait froid dans le dos. 

En pensant à mes pauvres enfants, mon cœur saigne déjà à l’idée que je puisse les terrifier de la sorte. Quel père inflige cela à sa progéniture ? Malheureusement je me dois de le faire pour mener à bien ma vengeance, contre l’indésirable et l’infâme nouveau prétendant au trône. 

-Êtes-vous fin prêt mon Roi? 

Il tient fermement à la main ma dernière requête écrite en tant que Roi de ce royaume. 

•

Le chancelier et moi faisons une entrée fracassante, du moins surtout lui. Je qualifierais plutôt la mienne d'une entrée cauchemardesque. 

Mon physique disgracieux provoque chez les plus courageux des hoquets de stupeur, chez les autres des hauts le cœur, très mal dissimulés. J'aperçois dans mon champ de vision périphérique mes deux enfants. Grace et Arthur. Jamais je ne parviendrai à leur faire face. Je crois bien que ce n’est pas qu’à cause de mon apparence, la culpabilité me ronge. Je n’aurais pas dû me montrer si faible après la mort de leur mère, j’aurais dû davantage penser à eux.  Maintenant tout ce que je peux faire c’est au moins les débarrasser de leur oncle. 

-Vous devriez tous avoir honte de votre comportement. Il est toujours votre Roi. S’injure mon beau-père. 

Mon frère se lève enfin, je vois bien qu’il tente de contrôler ses tremblements. 

Il doit être terrifié à l’idée que je révèle au grand jour, la vérité sur ma mort, alors qu’il est si près du but. Des gouttes de sueurs perles sur son front. 

Mais il foudroie du regard mon chancelier. S'il ressent de la trahison, son sentiment n’est rien en comparaison du mien. 

Un silence de mort plane dans la salle du trône. Et les pointes des souliers sont devenues  les meilleures choses à regarder.

Tel un fauve, je m’avance le plus lentement possible vers ma proie. 

-N’aie crainte mon frère, je ne suis point ici dans le but de récupérer mon trône, je te le cède avec un immense plaisir. Car mon temps était révolu. C’est pour cela que j’ai pris la même décision que ma défunte Reine. (Surpris,mon frère hausse les sourcils.) 

Je souhaite seulement te faire parvenir ma dernière requête écrite avant ton couronnement. Ensuite, je partirai en paix dans l'au-delà, où ma Reine et moi serons réunis pour l’éternité. 

Le chancelier lui tend le parchemin, son flegme m’impressionne grandement.  

Au fur et à mesure que mon frère avance dans sa lecture, ses traits se détendent. 

Je comprends que j’ai réussi à obtenir l’avantage sur le champ de bataille. En revanche, la guerre n’est pas encore gagnée. 

Mon frère tape dans ses mains. 

-Je vous annonce que je reporte mon couronnement. À la place je vais faire organiser un bal en l’honneur de notre Roi ici présent, qui souhaite nous faire des adieux convenables. 

Toute l’assemblée fait mine de se réjouir, leur hypocrisie est à son paroxysme. 

Quant à mon frère, il affiche un air triomphant. Je ferais n’importe quoi pour le lui arracher. 

Pour cela je suis allé  jusqu’à passer un marché avec une enchanteresse au pouvoir terrifiant. 

•

Le grand jour est enfin arrivé, la sorcière à la longue chevelure blonde polaire et aux courbes de rêve est nonchalamment installée sur le trône. Elle pianote les accoudoirs avec ses ongles pendant que le chancelier prépare la bourse qu’on lui doit pour ce qu’elle s’apprête à faire. Ses iris couleur rubis et maquillés de noirs sont d’une beauté hypnotisante.  Mon frère va tomber dans son filet à coup sûr. 

À peine mon beau-père lui donne l’argent, qu’elle le fait disparaître d’un claquement de doigts. 

-Messieurs, je vous remercie de faire affaire avec moi, je vous promets que vous ne serez pas déçu du résultat. 

Elle donne une pichenette dans le collier qu’elle porte. Une fine chaîne en argent où est suspendu une sorte de larme en verre.  

L’enchanteresse se lève pour me laisser la place. 

-Asseyez vous votre altesse et laissez moi m’occuper de tout. 

Elle lisse les plies de sa robe noir scandaleusement moulante. Son dos et son décolleté ne sont presque pas recouverts. 

•

Au cours du bal, les invités se contentent d’être tout juste polis avec moi, cela m'est bien égal, car j’ai autre chose en tête. 

Le stratagème de la sorcière fonctionne à merveille. 

Il n’a  pas fallu plus de quelques secondes à mon frère pour la remarquer et l’accoster. 

-Mon cadeau d’adieu te plaît mon frère ? 

Assise à califourchon sur ses jambes, elle chuchote à son oreille.   

-Elle est exquise. Je me demande où tu as trouvé une fille de joie pareille. 

-Cela je l’emporterai dans la tombe, ça et d’autres choses. 

Pendant une fraction de seconde, il semble tiquer sur mes propos mais les gestes provocateurs de la sorcière détournent rapidement son attention. 

« Pauvre imbécile » Me dis-je.  

-Je reviens mon frère, cette beauté souhaite danser, je ne peux pas lui refuser, c’est un bal après tout. 

Je lui offre le sourire le plus faux que j’ai en réserve. 

Alors que je les observe danser, leurs corps semblent ne faire plus qu’un.  

Je fais signe à mon beau-père de s’approcher de moi. 

-Vous avez bien donné les lettres d’adieux et d’instructions à Grace et Arthur.  

-Oui votre majesté, ne vous en faites pas, je m’occuperai convenablement d’eux.  

-Merci, je vais pouvoir partir en paix. 

Soudainement Ruby-rose se jette goulûment sur les lèvres du judas, elle semble plus aspirer son âme que véritablement l’embrasser. Néanmoins, pour le moment il a l’air d’apprécier. Mais j’aperçois le collier de l’enchanteresse changer de couleur petit à petit, comme s’il se remplisait, de je ne sais quoi. 

Une fois plein, elle le repousse et se dirige tranquillement vers les portes.   

Le laissant juste pantelant et essoufflé. Je suis épris d’un doute. 

C’est là qu'elle se retourne à demi, puis émet un sifflement comme pour appeler un animal de compagnie. 

-Oups, j’allais partir sans mon nouveau chien. Dit-elle en fixant mon frère. 

-Qu’a tu dis catin ? S'emporte t’il. 

Un sourire dérangeant  aux lèvres, elle claque des doigts. 

La démarche furieuse de mon frère est stoppée net par ses hurlements de douleur. 

Alors qu’il est allongé sur le sol, en position de foetus,  je contemple avec stupeur, toute son ossature changer de forme. 

D’affreux craquements d’os retentissent. Ses vêtements qui se déchirent, laissent entrevoir les poils qui envahissent son corps entier. 

Comme je l’avais espéré, il pleure des larmes de sang tant la souffrance le submerge. 

Sa transformation a beau me donner la nausée, je ne regrette pas d’en être l’investigateur. 

Mon judas de frère n’est plus qu’un grand chien noir. 

-Viens ici maintenant ou je te bats, on s’en va et tu n’as pas le choix. 

De ses pupilles animales, mon frère me jette un regard empli de haine. Mais il ne peut plus rien faire à part obéir à sa maîtresse, et ce jusqu’à la fin de son existence. 

-Quant à vous votre majesté, bon voyage dans l'au-delà. Dis Ruby-Rose à mon attention. 

Après ses mots, je m’évapore à la façon d’une traînée de poussière. 

-Embrassez Elisabeth pour moi! S’écrit mon beau-père avant que je disparaisse pour de bon.