La voleuse qui devint saltimbanque

Notes de l’auteur : Voir les contes "L'araignée qui réapprît au loup à chanter" et "La sorcière et le cheval de bois"

Il était une fois une fillette qui ne se distinguait en aucune façon des autres fillettes, que cela soit par ses yeux, sa taille, ou ses cheveux. Ni non plus par ses talents. Elle ne savait ni chanter, ni coudre, ni broder et n’aimait pas trop travailler. Il y avait dans le village où elle habitait d’autres jeunes personnes auxquelles pensaient bien volontiers les braves gens quand il s’agissait de savoir qui était de tous les enfants du comté le plus charmant. Bien qu'il soit grossier, à dire vrai, d'infliger aux plus jeunes pareilles comparaisons. Mais comme nombreux sont ceux qui entretiennent de telles distractions, surtout dans le morne hameau aux maisons de chaume où vivait la petite Agatha que personne ne remarquait parmi tous les marmots à la chevelure brillante comme le soleil de midi et aux dents blanches comme la lune d’argent, il serait utile pour cette histoire de le préciser dès maintenant.

Depuis toujours dans le petit hameau la vie passait lentement, sans grands événements, ni passionnantes perturbations. Chaque matin sans exception, le coq caquetait bruyamment à cinq heures précisément. Les fermiers se levaient pour aller au champ tandis que les plus jeunes s'affairaient à la maison pour que tout soit propre et que les bêtes soient nourries avant de prendre le sentier menant à la petite école gouvernée par la maîtresse grimaçante qui distribuait les punitions comme les méchantes sorcières des contes distribuaient les bonbons avant de vous croquer tout rond.

Chaque jour, la petite Agatha revêtait son tablier blanc et à cinq heures précisément, au son du chant du coq, s'en allait nourrir les lapins, les chèvres, l'âne qui ployait sous le poids des ans et le chat de la ferme, toujours somnolent, avant de préparer les corbeilles de victuailles que sa mère irait vendre au marché le matin suivant. Puis elle se saisissait de son cartable râpé et cheminait le long du bois, sans jamais y pénétrer, de peur que ce qui s’y cachait ne l’attrape et ne la mange toute crue, bien que personne ne s’y soit jamais perdu, du moins de ce qu’elle en savait, jusqu'à l'école où la maîtresse qui, ne la remarquant jamais, oubliait toujours de la disputer. C’est qu’Agatha adorait dessiner la silhouette des grands arbres enneigés qu’elle observait de loin sur le chemin de l’école sans jamais les approcher, elle qui avait si peur qu’un loup ne rôde là-bas dehors, bien à l'abri du couvert des cimes qui dissimulaient les secrets de la forêt. Et bien évidemment, la maîtresse ne voyait jamais toutes les petites bêtises qu’elle commettait, puisque qu’Agatha était si discrète et effacée qu’aucun adulte ne la regardait jamais.

Et tous les jours de l'année, sauf le jour de l’An où elle ne faisait pas les paniers, ni n'allait à l'école même si la maîtresse, avec son air sévère et ses cheveux qui grisaillaient, aurait sans doute bien voulu l'y obliger, Agatha recommençait le même rituel ennuyeux dont elle se serait bien passé. Elle nourrissait toujours le chat en dernier, car ce gros patapouf, se disait-elle, était trop fainéant pour interrompre sa sieste et réclamer à manger. Contrairement à l'âne qui ne cessait de braire qu'une fois rassasié.

A chaque fois que la saison et les récoltes changeaient, le contenu de ce qu'Agatha empaquetait changeait avec le vent qui tournait, s’échauffait ou se faisait pinçant avec le givre qui arrivait. Des noisettes, des champignons, de la bonne soupe et des bocaux de confiture en automne, des cerises avec des fraises, des myrtilles et des gâteaux au miel à chaque printemps. Alors bien qu'Agatha ne se distinguait elle-même en aucune manière des autres enfants du bourg, il arrivait parfois qu'on la reconnaisse comme étant la fille de la vendeuse de pâtisseries au miel et aux marrons glacés. Elle en serait presque devenue grognon, si sa nouvelle popularité ne lui avait pas permis d'obtenir de rester en classe à la récréation un jour où il pleuvait averse en échange d'un sablé aux épices que la sévère institutrice avait avalé goulument. Constatant l’avantage certain que cela lui procurait, Agatha, le matin suivant, se fit fort d’alléger discrètement de quelques pâtisseries les petits paniers destinés à la vente au marché pour les glisser dans son tablier blanc. Quant à la récréation, elle tira sur les nattes blondes et parfaites de la jeune Gretel que tous admiraient tant et qui lui avait toujours donné des boutons, elle se contenta de tendre une sucrerie toute glacée de sucre blanc à la maitresse quand elle lui demanda ce qu’elle comptait dire pour se tirer de cette vilaine situation. Ce soir-là, Agatha rentra chez elle sans avoir récolté de punition. L’hiver venant, elle se fit la réflexion qu’elle préférait rester bien au chaud plutôt que de devoir déblayer la neige du préau. Très vite, son tablier se remplit de petits gâteaux pendant que les nattes de la pauvre Gretel qui avaient été toujours impeccable au début de l’année, devinrent toute défaites et ébouriffées, comme si elle était plus sauvage que la plus infréquentable sorcière des bois, plutôt qu’une petite fille bien élevée.

Si bien qu’un jour, quand elle fut devenue certaine de ne plus rien risquer et fort satisfaite de sa nouvelle place de privilégiée, elle se fit un devoir de grassement se vanter quand, s’en allant à l’étable avant de prendre le chemin qui longeait l’orée de la sombre forêt, elle vit de nouveau le chat qui attendait patiemment son petit déjeuner.

 

-Dis-moi, gros paresseux de chat, ce que tu penses de cela ! Je vais te raconter ma journée et tu n’en reviendras pas. Je n’ai pas, contrairement à toi, traînassé sans rien faire et sans réfléchir à ma place dans l’univers ! Figure-toi que pas plus tard que cet hiver, je suis entrée dans les bonnes grâces des grandes personnes en distribuant, comme à toi, des biscuits et sucreries qu’ils ne méritaient même pas et j’ai découvert qu’il me sera sans doute bien plus agréable d’être grande et célébrée pour mes largesses, libre de faire tout ce qu’il me plaira, plutôt que petite parmi les autres minuscules qu’on ne remarque pas ! Mais toi et l’âne n’en avez que faire. Vous êtes tous deux des idiots et des ingrats qui vous contentez de rien pour peu qu’on vous donne de quoi vous maintenir bien au chaud et bien gras !

 

L’âne qui n’en revenait pas, entre deux hennissements et raclements de sabots s’exclama « Petite Agatha, voilà un discours auquel je ne m’attendais pas. Surtout venant de toi, qui étais une enfant si gentille, si bonne avec nous. Et te voilà fausse et mesquine qui convoite une gloire que tu ne mérites pas. » Agatha qui rougissait déjà, n’eut pas le temps de se défendre car déjà le chat, qui tout au long de cet exposé, s’était contenté de l’observer, se léchant les babines tant à la mention des gâteaux volés que de la leçon qu’il comptait bien lui donner, s’étira longuement pour finalement déclarer :

 « Quelle fascinante histoire tu nous as déclamée ! J’adore, plus que tout, les contes et les fables pour démarrer la journée. Mais celle que tu viens de narrer a comme un goût d’inachevé… Ce n’est pas comme cela, petite Agatha, qu’un saltimbanque avisé s’y prend pour captiver son auditoire et lui ravir toute son attention, comme tu sembles cruellement en manquer. » A ses mots, la fillette piqua du nez et sentit le rouge lui monter aux joues. Comment ce vilain matou osait-il se permettre une réflexion si mesquine, lui qui sans elle n’aurait pas le ventre plein dès les premières heures du jour ?

-Si tu es si malin, Maitre Félin, alors je t’en prie, régales moi de quelque récit qui démontre la science d’un saltimbanque accompli, dit-elle au chat qui n’attendait que cela. Faisant moultes manières, arrangeant ses moustaches et peignant sa fourrure d’un coup de griffe avant d’aller se percher sur le dos de l’âne d’où il trônait comme un roi, Maitre chat, finalement se décida :

 

« Il était une fois, il y a fort longtemps, une vieille dame, qui, très souvent, se promenait dans les cimetières pour nourrir les chats errants. Elle cheminait longuement, entre les allées et les vieilles pierres sous le regard des félins des rues et sous l’œil des antiques statues. Souvent, elle s’asseyait sur une tombe en songeant à sa jeunesse perdue. Et chaque jour, avec impatience, les chats du cimetière attendaient sa venue. Car la vieille dame mélancolique avait pour eux la main généreuse et une patience que seuls possèdent les vieux qui ont tout perdu, tout laissé derrière eux.

 Le cimetière où elle se promenait était de ceux que l’on ornemente de marbres, de statues et de rosiers coûteux. Non pas que cela fasse une grande différence pour les chats en quête de leurs prochains repas, ni pour les morts, couchés sous le marbre plein d’éclat. Mais la vieille dame, contemplant cela, se sentait moins craintive face à la perspective du trépas, se disant que la statue d’un ange et ses amis les chats, pour toujours l’accompagneraient dans l’au-delà. »


 

-Et c’est tout ? s’exclama Agatha. Elle meurt et c’est tout ? Mais c’est qu’elle n’est vraiment pas terrible ton histoire ! Pour un saltimbanque, tu ne t’es pas fait un tour de griffe. C’est à se demander pourquoi je me lève chaque matin aux aurores pour t’apporter ta pitance… Gros fainéant !

Maitre chat, à ces mots, feula si fort et si méchamment que sa propre fourrure se dressa. 

-Mais crois-tu donc que le métier de conteur se résume à cela ? A haranguer les foules à cout de grand discours et d’aventures creuses en veux-tu, en voilà ? Saltimbanque c’est bien plus que ça ! Dis-moi petite Agatha, que ressens tu, à propos du sort de la vieille dame aux chats ?

-Je crois que je suis triste et joyeuse à la fois. C’est étrange et je n’aime pas ça.

Plus satisfait que jamais, Maitre chat déclara : « Là est toute la subtilité. Il ne s’agit pas d’aimer ou de ne pas aimer, mais de comprendre qu’avec nos sentiments, il faut, à chacun d’entre nous, apprendre à composer. Comme cette vieille dame a appris à le faire avec la fin qui lui pendait au nez. C’est à cela que servent les fables quand elles sont brillamment racontées par de brillant conteur comme l’humble serviteur que je suis, tout disposé à t’instruire des chemins à explorer pour devenir plus habile en racontars que les meilleurs bonimenteurs invétérés !

-Tu veux que j’apprenne à raconter des histoires inventées ? Des bobards ? Alors que tous vous m’accusez de mal me comporter ! Quel toupet ! s’indigna Agatha qui trouvait cette entourloupe de plus en plus compliquée.

-Mais réfléchis un instant, reprit Maitre chat. Il ne s’agit aucunement de mentir aux braves gens. Tu te dois simplement de te saisir des fils entortillés de toutes les trames des histoires et des choses que tu connais, puis de tisser ta propre œuvre avec les découvertes faites de tous les éléments recollés. Ainsi tous seront invités à découvrir un pays que seule toi auras exploré. Et partout où tu te rendras, sois en certaine, on se souviendra, sinon de ton visage, petite Agatha, au moins de tes mots et de ta voix s’ils ouvrent des brèches vers des contrées qui se découvrent plus avec le cœur qu’avec les pieds.

Ruminant la leçon comme elle le faisait avec les tables de multiplications qui n’en finissaient jamais de l'embêter, Agatha se tourna vers l’âne que rien ne semblait jamais perturber.

-Au moins toi, tu ne risques pas de me chauffer les oreilles comme si j’étais la pire criminelle du comté. Tu es bien trop benêt pour que de telles sornettes t'interrogent à l’heure du dîner, assena-t-elle en lui tendant un sablé glacé de sucre nacré. L’âne, qui n’était pourtant pas difficile à contenter, renâcla et refusa le repas qui lui était présenté. 

« Me prends-tu pour une stupide bête de somme toute juste bonne à se goinfrer à en oublier qu’elle possède une âme, un cœur et d’autres aspirations que de servir les fermiers et les petites filles qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ? »  Alors que l’âne discourait et s’échauffait, la fillette crut, l’espace d’un instant, apercevoir entre ses deux grandes oreilles, un enchevêtrement de fils scintillant et un animal velu y danser. « J’ai moi aussi une histoire à te raconter ! Alors écoute bien, petite Agatha ! Et apprends quelque chose au lieu de te plaindre sans arrêt et de te rengorger des petites mesquineries sournoises que tu te plais à faire subir à tes camarades comme si tes petits gâteaux volés pouvaient tout racheter ! »

Et l’âne se mit à raconter :

“Il était une fois, dans un pays de dunes et de désert, dominé par un soleil de plomb plus étincelant que l’or blanc, une veuve qui vivait seule avec son jeune garçon dans une modeste maison. La mère, que tous surnommaient la veuve au puits car c’est là-bas qu’elle demeurait tout le jour durant, avait appelé son garçon Adi et le laissait jusqu’au soir pour qu’il veille sur la maison. Leur demeure, isolée entre les vallées qui se mouvaient avec les vents, se perdait dans le paysage de sable. Souvent le soir, elle racontait des histoires sur le désert, sur ses dangers et ses mystères pour endormir son enfant et lui apprendre à ne pas s’aventurer trop avant entre les dunes et les sables mouvants, quand il voyait sa silhouette vaciller près du puits, loin entre les dunes sous le soleil brûlant. Elle lui contait les fables sur les petits enfants qui, s'éloignant trop loin de leur maison et laissant derrière eux ce qu'ils y avaient de précieux, se changeaient en bêtes terribles, en djinn déferlant entre les vents, quand la soif dans le désert ne s’occupait pas d’eux bien avant. »

-Mais il n’y a pas de désert ici ! l'interrompit Agatha. Ton histoire ne m'intéresse pas ! 

Agacé, l’âne, doucement renâcla. « Mais attends donc un moment, petite tête de linotte, sinon tu ne comprendras jamais rien à rien. Maintenant tais-toi et écoutes-moi jusqu’à la fin. »

L’âne reprit :

« Mais le garçon rêvait d’aller au-delà des collines jaunes qui bordaient leur maison. Après tout, cela est bien normal en grandissant.

 Un jour, alors qu’Adi jouait sous le soleil pendant que sa mère était au puits, assez loin du porche de la maison pour qu’à l’horizon se découpe sa silhouette de la dune la plus lointaine qu’il ait jamais escaladée, des hommes s’approchèrent de leur demeure. En les voyant apparaître dans le lointain, le garçon pensa voir des esprits, des monstres des sables comme sortis d’une histoire réservée à la nuit et non au matin ardent. Mais c’étaient bien des hommes, des bandits qui sillonnaient le désert et se dirigeaient droit sur lui. Malgré la violence du jour, ils avaient l’apparence des ombres de minuit avec leurs grands corps drapés d’habits noirs et leurs sabres portés à la ceinture. »

-Est-ce que ce sont les enfants que le désert a mangé et qui sont devenus monstrueux ? Ton histoire est vraiment très prévisible ! lui fit remarquer Agatha, l'interrompant de nouveau. Toi, tu n'es pas un âne pour rien.

Cette fois, l’âne en eut assez. « Mais vas-tu cesser de m'interrompre ! Affreuse casse-pieds ! Comme s’il n’était pas suffisant de devoir sans cesse t'écouter te plaindre et te vanter ! Continues comme cela et je ne dirai plus rien, tu ne sauras pas la suite de l’histoire et si tu penses que c’est si prévisible alors va y ! Raconte-nous donc ce qui vient après ! » 

Agatha ouvrit la bouche, toute fière et prête à énoncer la suite. Ce qui, à n’en pas douter, lui serait d’une ridicule facilité. Mais rien, pas l’ombre d’une idée ne lui vint pour éclairer la fin des mésaventures du garçon du désert. Le chat émit un ronronnement ricanant qui lui fit grincer les dents tant ce son était glaçant et l’âne eut l’air si content que l’espace d’un instant, il parut plus fier que le plus fier des beaux destriers blancs.

-D’accord, tu as gagné. Je me tais maintenant, admit finalement la petite fille. Peux-tu raconter la fin de l’histoire ? S’il te plaît ? ajouta-t-elle doucement. Alors l’âne sans plus faire de façons, reprit son récit et même l’araignée qui sommeillait entre ses oreilles n’en perdit pas une miette. 

« Ils poursuivaient des chevaux sauvages et demandèrent à Adi s’il avait vu des traces ou entendu hennir les animaux. Il répondit que non. Il n’avait rien vu, rien entendu. Si c’était les montures des Djinns qu’ils recherchaient, car ces hommes-là, qui étaient pareils aux “hommes qui furent mangés par les ombres du désert” lui semblaient être des Djinns comme ceux que sa mère décrivait, alors c'était perdre son temps pour un simple mortel de leur courir après. Sa mère, quant à elle, n’était toujours pas revenue du puits et il faisait chaud sous le soleil de plomb.

 Les bandits drapés de noir refusèrent de le croire et décident de l’amener avec eux, pensant sans nul doute que la veuve qui vivait là, ne voyant pas son enfant à son retour, leur livrerait le secret des chevaux des sables. 

Bientôt, il fit nuit dans le désert. Assis près des bandits effrayants à même le sol, le garçon se demandait ce que le matin amènerait. Toute la nuit, il veilla. Des formes étranges dansaient sur le sable. Le martèlement de centaines de pieds frappant le sol et les cris d’animaux inconnus résonnaient. Mais aucun des bandits ne se réveilla avant que le soleil ne se lève. Au matin, le campement était constellé de traces de sabots.

 Les hommes demandèrent à Adi ce qu’il avait vu et entendu. Sa mère, elle, n’était toujours pas revenue du puits. Sa silhouette avait disparu dans l’horizon. Alors il répondit que lui aussi avait dormi toute la nuit.

 Le soir suivant, quand les bandits sombraient les uns après les autres dans le sommeil, devenant aveugles et sourds dans l’obscurité du désert jusqu’au petit jour, il se força à veiller. Cette fois, une des formes qui dansait sur le sable s’approcha plus près et se coucha à son côté. Il sentit un souffle lui réchauffer la nuque.

 C’était une grande jument d’allure fantomatique, tachetée de gris et de beige, qui le regarda droit dans les yeux, qu’elle avait luisants dans le noir. La voix de l’animal résonna dans l’esprit du jeune garçon. Elle lui intima de grimper sur son dos et de s’agripper à sa crinière pendant que les bandits drapés de noir dormaient, ce qu’il fit sans se faire prier. La jument emmena Adi loin dans le désert. Ils chevauchèrent de longues heures et bientôt, le son des cris parvint à leurs oreilles. Les bandits les avaient suivis. Seuls leurs yeux qui brillaient d’un feu mauvais signalaient leur présence à leurs trousses.

Comme les voix se rapprochaient, la jument tachetée s’arrêta et parla de nouveau au garçon : « Lèves une main vers le ciel » lui dit-elle. Et quand Adi regarda sa main, il vit qu’il tenait le soleil entre ses doigts et que le ciel était devenu noir comme l’encre. Plus noir encore que la nuit. Plus noir que le noir des oripeaux dans lesquels se drapaient les bandits.

Alors il confia le soleil à la jument pour qu’elle le garde entre ses dents. Ensemble, ils restèrent un moment sans bouger. Les bandits tout autour d’eux criaient et cherchaient leur chemin dans l’obscurité. Très vite, tous se perdirent dans le désert. Il n’y eut plus un bruit, plus un son. Seuls demeuraient la jument, le garçon et le vent léger qui soufflait toujours entre les dunes.

La jument tachetée, elle, se remit à marcher, emportant Adi sur son dos. Elle marcha longtemps. Si longtemps qu’il s’endormit. Finalement, le clapotement de l’eau le tira de son sommeil. Il était fatigué et il avait soif. La jument, qui tenait toujours le soleil entre ses dents, se coucha dans le sable. Adi essaya de trouver l’eau, mais il faisait si noir dans le désert qu’il échoua et s’écroula sur le sol. Lui aussi allait finir perdu, comme les bandits dévorés par les ombres, se dit-il. Comme il regrettait d’avoir laissé derrière lui sa mère et son foyer.

Alors la jument avança vers la source, ouvrit la bouche et libéra le soleil dans l’onde. La lumière illumina les eaux et le garçon put enfin boire. Mais le ciel était toujours noir. « Comment allons-nous remettre le soleil dans le ciel ? » demanda-t-il à la jument. « Patience » répondit-elle.           « Demain matin tout sera redevenu comme avant. En attendant, profites de cette nuit ». 

Alors, la jument tachetée et le garçon s’assirent ensemble près de l’onde et regardèrent la lune se lever. Avec sa lumière toute blanche dans le ciel d’encre et le soleil qui illuminait la source, il n’y eut jamais plus belle nuit dans le désert et les sables se tintèrent d’or. Au matin, quand la lune en descendant dans le couchant, entra à son tour dans l’eau de la source, elle en fit sortir le soleil qui alla retrouver sa place tout en haut du ciel. Adi, quant à lui, retrouva le chemin de sa maison.

En rentrant chez lui, il vit que sa mère était revenue du puits. Et depuis ce jour, les sables du désert ont la couleur de l’or », termina l’âne. 

Agatha réfléchit un moment.  « Est-ce que le désert est semblable à la forêt qui jouxte le village ? Parce que les cimes sont dorées et qu’elle dévore ceux qui se risquent à y pénétrer ? » demanda-t-elle finalement.

-C’est bien possible, lui répondit-il. Il se pourrait même que le désert et la forêt ne fassent qu’un. Qui sait à quoi ce pays ressemblait du temps où d’affreux bandits le sillonnaient… Mais dis moi, petite Agatha, as-tu seulement compris pourquoi j’ai choisi de te conter ce récit ? 

-C’est à cause de la façon dont le désert à fait disparaître les voleurs de chevaux ? dit-elle piteusement. Parce que c’est très mal de voler.

L’âne eut l’air fort satisfait et même le chat se mit à ronronner. « Oui, mais les bandits n’ont pas causé de tort qu’aux chevaux sauvages, ils ont enlevé un garçon à sa mère, ont piétiné la terre et se sont crus plus fort que le noir de la nuit dans le désert. A qui as-tu causé un tort, petite Agatha ? »

Au lieu de répondre, Agatha, qui était fort contrariée et aussi fort troublée, se tourna vers Maître chat « Raconte-moi encore une histoire, s’il te plait ! ». Le matou aux poils gris qui ronronnait toujours comme s’il venait d’attraper un canari, déclama ce qui suit :

 

« Sur la lande désolée, se dressait une modeste masure de brique. Sans volets aux fenêtres, sans porte et à la charpente dépourvue de tuiles, les ruines ressemblaient à un repaire pour les spectres hurlants dans le vent. Il n’en était rien. Alors que le grondement réconfortant de l’orage berçait les feux follets tremblants… » avant de s’interrompre brusquement et de faire mine de retourner à sa sieste sur le dos de l’âne.

-Et là, que se passe t’il après ? Demanda Agatha.

-C’est un mystère. Même pour moi qui suis un chat et m’y connais comme personne en diableries et cachoteries qui font frémir d'effroi les esprits pareils à ceux que tu risques d'égaler un jour si tu t’entêtes à vouloir devenir aussi sournoise que les chasseurs qui usent de « mort aux rats » et autres bassesses pour atteindre leurs proies. Parce que personne n’a encore jamais découvert les contours de cette histoire-là, ni entrepris d’explorer cette lande, ce pays, où de traquer les secrets de ceux qui vivent là-bas. Mais vas- y toi. Fais le si tu veux. Chaque rêve auquel tu t’accrocheras, chaque espoir que tu nourriras, chaque histoire que tu écouteras, seront autant de nouvelles routes menant à des chemins étranges et tortueux vers des trésors sublimes que tu écriras et qui seront plus chers que l’or et plus durable que les diamants, affirma le chat. Sauf bien entendu, si cela ne t’intéresse pas.

-Tout ça a l’air dangereux, je pourrai m’y perdre, dit-elle au chat.

-C’est justement comme cela que se découvrent les pays de féérie, d’enchantement et tu verras, si tu oses, que c’est seulement en s’y perdant qu’on y trouve les chemins intéressants. Ce sont ce d’où l’on peut ramener tout ce qu’il nous manque ici-bas, quand la vie nous semble trop morose pour être supportée et la refaçonner de telle manière qu’elle devienne un lieu digne d’être habité par un humble matou gris, comme ton serviteur que je suis. Mais laissons la lande un moment de côté, je pense que ma chère amie Arachné a une chose de valeur à t’enseigner. Si tu as du temps bien sûr, pour une histoire vraie et qu’il te plairait d’apprendre les événements incroyables qui ont eu lieu dans notre belle contrée ?

Alors qu’elle se demandait qui pouvait bien être la fameuse Arachné, Agatha remarqua de nouveau un discret mouvement entre les oreilles de l’âne sur qui s’organisait une décidément bien curieuse société. La petite créature velue, perchée sur un entrelacs de fils savamment agencés, la fixait de sa multitude d’yeux pareils à des billes endiamantées. Sans prendre la peine de s’introduire plus que le chat ne l’avait déjà fait, elle se mit à réciter son conte d’une voix de soprano à faire pâlir de jalousie les cantatrices les plus adulées :

 

« En des temps reculés, dans les profondeurs ténébreuses d'une forêt qui recelait autant de mystères que le ciel abrite d'étoiles et de secrets, demeurait une araignée. Elle était si vieille, si petite et si esseulée, qu'elle se fondait si profondément dans les ombres de la canopée que seuls les moucherons qu'elle dévorait se souvenaient parfois qu’une telle prédatrice s'y cachait. 

L'Arachné si redoutée était la source de tant de craintes et de rumeurs insensées que presque tous les habitants de la forêt la laissaient demeurer en paix à chaque saison qui passait. C'est qu'avec ses huit longues pattes semblables à des griffes acérées et son corps paré de sombres reflets, elle ornait, tel un cruel solitaire, sa toile de soie qui dansait jour et nuit entre les arbres creux comme les parures d'une mariée.

Aucun fiancé, cependant, ne s’aventurait jamais assez près pour observer la danse à laquelle, tout l'automne durant, elle se livrait. Bien qu’elle se souvienne vaguement d’un prétendant qui, jeune fille, l’avait approché. Mais le trouvant ennuyeux à souhait, elle avait eu tôt fait de le croquer. Où peut-être était-il si petit à son côté qu’elle l’avait confondu avec son déjeuner. C’était il y a si longtemps qu’elle ne pouvait se rappeler les circonstances exactes de son veuvage prématuré. Elle faisait élégamment vibrer sa toile toute perlée de buée des sons les plus parfaits tandis que les derniers papillons mourants de l'année venaient s'y poser. Ils trépassaient entre ses bras qui tortillaient les fils, les enveloppant de notes enchanteresses avant de les dévorer.

Car son piège inéluctable, si effrayant qu'il soit, s'était transformé en harpe de soie blanche frémissant au gré du vent. De saison en saison, de tissage en tissage et dans la solitude des nuits sous les frondaisons, l'araignée avec ses huit bras de chasseresse s'était fait une raison et avait appris l'art d'habiller le temps avec ses compositions pour faire mentir l'horreur de sa réputation.

Si la plupart des animaux des bois passaient leur chemin sans jamais prêter l'oreille aux mélopées qui résonnaient entre les branches, quand la tempête soufflait aux plus terribles heures de l'automne dans la forêt, il en était un qui parfois se montrait sensible à la beauté du chant mortel entonné par la veuve recluse, pendu sur sa toile tissée.

C'est que fut un temps où l'habile musicienne qui logeait dans les recoins sombres des feuillages épais n'avait pas encore acquis une minuscule fraction de la glorieuse célébrité du chanteur ombrageux qui se risquait, les nuits sans Lune, à venir l'écouter. De cela, lui seul pouvait se targuer. Quand dans toute sa gloire il se drapait, ce terrifiant arpenteur des montagnes et des vallées, menant par son chant sonore les meutes des prédateurs les plus redoutés, faisait fuir loin du monde sauvage les bipèdes enragés.

Mais à l’heure où cette histoire vous est contée, nulle meute ne courait plus dans la forêt aux cimes dorées. Et le chanteur, s’il n’avait pas fait taire sa voix de ténor si redouté, était passé de l’opéra à la criée. En se réfugiant, exilé solitaire, au plus profond du bois, le loup hurlant avait aux yeux du monde perdu toute son aura. Les chasseurs, bûcherons et métayers méprisants des limites de leur monde, n’entendant plus les chants menaçants, promesses de mille tourments, s’aventurèrent plus souvent et plus avant au-delà des sentiers. S’offensant d’y rencontrer les habitants de ces lieux refusant de céder leurs maisonnées, ils les en chassaient sans courir le risque de se faire dévorer.

Solitaire et la Veuve se côtoyaient depuis de longues années, sans jamais deviser ni vraiment s’ignorer. Le premier, de coutume, gardait le silence et venait écouter les récitals de la seconde, d’autant plus appréciables que là où elle demeurait, aucune autre bête n’osait venir interrompre la quiétude des concerts improvisés. Sauf en une mémorable occasion, où un ourson maladroit au pelage curieux s’était empêtré dans la toile de l’araignée en filant comme une flèche dans le sous-bois, comme le font parfois les jeunes gens mal élevés, l’obligeant à tout rebâtir de façon fort grossière. S’il avait été un papillon, la Veuve se serait fait un devoir de l’entortiller dans ses fils avant de le manger.

Un jour, vers la fin de l’automne, quand un froid polaire s’installait et qu’un vent pénétrant agitait la toile de l’araignée, la distrayant de l’absence de repas par quelques notes qu’elle put jouer sur sa harpe entre les branches toutes de guingois, Solitaire hurlait si fort que ses cris couvraient la musique, le hululement des chouettes, même le bruit du vent et couvrait la tempête qui menaçait.

L’Arachné qui ne parvenait plus à se distraire de son ventre vide grâce à ses mélopées trouvait son visiteur plus irritant qu’à l’accoutumé, elle qui s’accommodait si bien d’une vie isolée loin de toute société, hormis celle des proies qu’elle dévorait.

-       Solitaire, si je le pouvais, je tisserais mon fil sur ta gueule pour que tu cesses de hurler ! Ce son est plus insupportable encore que l’était la complainte du sanglier quand les chiens sont venus le traquer. Plus intolérable que les chamailleries des oursons qui se croient tout permis sous prétexte qu’ils pèseront bientôt plus lourd que tous les rochers de la vallée ! Plus épouvantable que les monologues de la Pie qui tente d’inculquer des âneries à n’importe qui !

Le loup, à ses mots, se tut et répondit :

-       Hélas, si je le pouvais, je ferais mieux que hurler et hurler et hurler seul dans les ombres pendant que les épagneuls tannent le cuir des porcs sauvages. Si j’avais pu, je les aurais tous dévoré, comme tu ne te prives pas de le faire avec les papillons et les moucherons qui tombent entre tes pattes de lyriste accomplie, se désola Solitaire. Ainsi les villageois se tiendraient loin de nos bois. Peut-être, dans ce cas, la Pie cesserait-elle ses jacasseries. 

-       Alors pourquoi ne t’y attèles tu donc pas ? l’interrogea la Veuve, interloquée par cette étrange réponse.

C’est qu’avoir à disposition un habitant prêt à rendre de tels services serait pour la vallée tout entière une bénédiction. La perte d’un blaireau ou d’une biche de temps en temps ne serait pas un prix trop exorbitant face à la perspective de la tranquillité.

Solitaire au début, ne sut que répondre. La vérité lui était fort embarrassante. Car un Loup qui marche seul n’est plus le chasseur implacable et redouté qui appelle ses congénères sous la lune avec un chœur de célébration. Il se mit à réfléchir puis, décidant que l’araignée ne lui avait jamais causé aucun tort, il lui confessa la source de son embarras.

La Veuve, entre deux mesures qu’elle fredonna, réfléchit aux implications de tout cela. Considérant que si Solitaire tirait son trouble de la même cause que celle qui lui avait value son nom et qu’il manquait plus de rythme que de voix, seul il ne parviendrait jamais à reconquérir son trône de gardien des forêts et des bois.

Alors, délicatement, elle se glissa près de son oreille et tapa de ses huit pattes le tempo d’une chanson qui bientôt annoncerait le renouveau de la chasse sauvage dans la contrée de la Dame Araignée.

  

Viens avec moi déferler,

A la traque sous le ciel étoilé,

En spectateur émerveillé

Les étoiles et les comètes sont venues danser

 

D’ici jusqu’au lever, chassons sous les étoiles et le croissant doré

 

Viens avec moi contempler,

Le reflet dans la rosée,

Des matins épouvantés,

Sous les cimes illuminées

 

D’ici jusqu’au lever, chassons pour les étoiles et le croissant doré

 

Sous la voute de noir drapé

Dansons, dansons,

Pour le croissant qui s’est levé

La terrible comédie

De la ronde de nuit

 

D’ici jusqu’au lever, chassons ! Oui célébrons pour les étoiles et le croissant doré

 

Viens avec moi contempler

Le spectacle du ciel du soir

Les astres élevés

Les étoiles, les comètes et le croissant doré

Sont venus pour briller

Sur la terrible comédie

De la chasse infinie

 

 

Dansons, oui dansons

Jusqu’à la fin de la nuit

Sous la voute drapée de noir

Nous danserons la ronde

Nous danserons la ronde

Au bois, aux prés, sous la lune blonde

 

D’ici jusqu’au lever, chantons ! Oui traquons sous les étoiles et le croissant doré

 

Alors que les dernières notes s’envolaient dans la nuit noire, Solitaire sentit ses babines se retrousser. Toute la forêt vibrait au rythme des chasses qui s’annonçaient. L’euphorie qui faisait bouillonner l’air ambiant précipita les milliers de moucherons vers la toile de la Veuve qui festoya comme jamais auparavant. Quand le Loup se mit en chasse ce soir-là, les hurlements des importuns raisonnèrent jusqu’au matin suivant. Plus aucun intru  sur deux jambes ne s’aventura jamais au cœur des bois. Sauf un jour, une sorcière décoiffée qui allait à pied malgré la présence d’un cheval à son côté, mais ces deux-là étaient aussi sauvages que les bêtes de la forêt malgré leurs apparences de civilité.

Et à chaque fois que la tempête grondait et que le vent soufflait suffisamment fort pour faire siffler les feuillages et les tuiles sur les toits des maisons ou qu’une Lune dorée s’élevait dans le ciel au-dessus des bois, la Veuve venait se loger au creux de l’oreille de Solitaire et ensemble, ils entonnaient un récital qui gardait pour longtemps les gêneurs sur les sentiers, bien qu’ils leur arrivait à l'occasion de s’y aventurer pour les y croquer. »

- Quoi ? Vous voulez dire que l’araignée a vraiment dévorer son fiancé ! Mais une telle chose ne se fait pas ! Cela ne se fait même pas du tout ! s’insurgea Agatha qui trouvait cette histoire fascinante et répugnante à la fois. C’est à croire qu’elle ne l’aimait pas ! Dans les contes, cela ne finit normalement pas comme cela !

-Mais comprends-tu seulement ce qu’est l’amour, petite fille ? Vois-tu ce qu’il a le pouvoir d’être ? De faire ? De devenir ? Tu te demandes pourquoi la Veuve a mangé le prétendant qui lui tournait autour comme un vautour ? Son amour était-il vrai ? Était-il pur ? Eh bien Non ! Voilà pourquoi elle n’en a fait qu’une bouchée ! Car l’amour, tu vois, a le pouvoir d’être quelque chose de pur. C’est en réalité la seule chose au monde qui possède le pouvoir de l’être et c’est ce que les contes nous apprennent. S’il s’agissait de chimie, comme ce que tu apprends à l’école, il figurerait sur le tableau périodique des éléments dont tu te plains si souvent et n’aurait nul besoin de quoi que ce soit d’autre pour constituer une entité entière et parfaite. Bien entendu, il pourrait exister sous de nombreuses formes et façons, et se combiner à plein d’autres choses, mais même si cette nouvelle molécule devait se fracturer en mille atomes dispersés par le chaos et le vent, l’amour ne cesserait pas d’exister pour autant. Et comme les atomes de carbone de tes molécules, il demeurerait bien après toi. En fait, c’est certainement la seule chose de toi qui demeurera. Or tu vois, le fiancé de la veuve lui a présenté une molécule qui n’avait pas les bons atomes, qui était toute de bric et de broc et lui a certainement menti en prétendant qu’elle était ce qu’elle n’était pas. Alors elle l’a dévoré tout cru, comme il est de bon ton dans une telle situation. Peut-être n’y pouvait il rien s’il n’avait pas ce qu'il fallait, mais il aurait mieux valu pour lui qu’il passe son chemin plutôt que de jouer au prétendant amouraché, car je vais te dire un petit secret, lui susurra l’araignée depuis son perchoir improvisé entre les oreilles de l’âne qui avait cessé d’écouter. C’est que nous autres les arachnés, sommes plus bêtes féroces que jolies fleurs que l’on cueille pour le plaisir de les regarder faner. 

Entendant cela, Agatha frissonna et se fit la réflexion que si elle comprenait le raisonnement de la délicate équilibriste, elle-même ne mangerait jamais de ce pain-là. Mais peut-être y avait-il, dans les yeux de sa mère qui brillaient, une once de cette fameuse alchimie dont l’étrange damoiselle lui parlait.

-Mais cela est certain, Petite Fille. L’amour n’est pas comme l’Or ou l’Argent. Cet élément-là n’est pas si rare qu’il te faudra débourser une fortune pour t’en procurer une once, seulement les bonnes gens y accordent si peu de valeur qu’ils finissent par oublier qu’ils ont le pied sur un gisement d’un trésor précieux en abondance.

 

-En parlant d’amour, interrompit Maitre chat, tu serais bien inspirée si tu consentais à m’apporter un autre de ces petits gâteaux que tu caches dans ton tablier. Je sens que mon estomac ne va pas tarder à se mettre à gargouiller et je tremble de terreur à l’idée que Dame Arachné confonde l’appel d’un félin affamé avec une tentative de sérénade malavisée. 

L’araignée, qui était trop pondérée pour prendre la peine de répondre à une provocation si mal déguisée, préféra s’en retourner à sa toile entre les oreilles de l’âne qui observait, avide lui aussi d’un autre petit gâteau si d’aventure l'occasion se présentait. Agatha, qui avait écouté le récit de la demoiselle arrachée avec toute l’attention que l’on peut attendre d’une écolière en quête de savoir sur les mondes inconnus et défendus des bêtes de la forêt, se surprit à repenser à la lande désolée évoquée par Maître chat et à l’histoire qui s’y dissimulait.

-Croyez-vous, mes amis, que cette lande puisse être notre forêt ?

-A toi de nous le dire, petite saltimbanque, si tu oses t’y promener, lui répondit l’araignée.

-Je pense qu’il me vient le début d’un de ces fils dont vous m’avez tous deux parlé. Si je l'étire et le remonte je crois qu’il m'emmènera vers un conte qui se cache entre vous, moi et les bois obscurs plutôt que la lande où il fait si froid…

-Raconte, petite Agatha, raconte l’histoire que tu as caché au fond de toi !

Et Agatha raconta : 

 

“Il était une fois, en des temps reculés, bien avant que les belles au bois dormant ne fussent éveillées, bien avant que les princes ne soient fait chevaliers et alors que nul dragon féroce n'aurait songé à croquer ces derniers, une sorcière qui vivait seule dans une forêt dont les épaisses couronnes des cimes étaient toujours revêtues d'un halo d'or sous le soleil ardent de l'été. 

C'était une sorcière comme l'on en voit peu dans les contes que les parents se plaisent à conter aux enfants à notre époque aux mœurs si policées. Elle n'était pas, voyez-vous, du genre à tremper une pomme dans une marmite empoisonnée. Ni non plus du genre à cuisiner Hansel et Gretel pour son dîner, comme l'aurait soi-disant fait la pauvre vieille dame que ces deux chenapans étaient venus importuner. Mais pas pour autant une sorcière bien aimée. Loin de là, en vérité. 

Toujours, elle demeurait seule dans sa chaumière, entre deux bosquets de jonquilles plus chatoyantes que les plus précieux trésors des souverains des âges passés où l’on entrapercevait parfois furtivement une discrète renarde à l'échine mordorée, la gueule pleine du butin de ses chapardages dans les poulaillers. Entre les volutes de fumée aux milles couleurs qui se perdaient dans les feuillages de la forêt, les sortilèges aux odeurs de cuisine de pays qui n'existent que dans les livres aux couvertures chamarrées, sa magie imprévisible et ses longs cheveux de la même teinte que la cime ruisselante de lumière qu'elle ne peignait jamais et qui lui valurent le surnom d’Épis de Blé, tous la trouvaient étrange, la craignaient et pour rien au monde ne l'approcheraient. Sauf bien entendu s'ils étaient malades ou affligés, mais alors ils prenaient grand soin de ne point se faire remarquer. De peur du quand dira-t-on, vous comprenez... 

Au village, non loin de là, après la limite des bois sauvages et enchantés, était installé sur la place du marché un superbe carrousel qui faisait à cent lieues sa renommée. Pimpant et coloré, il était orné d'autant de perles et de grelots à pompons et à brillants qu'il y avait de brins d'herbes qui osaient pousser entre les pavés posés en rang bien alignés sur la grande place où il trônait. Le manège faisait le bonheur des enfants et laissait aux parents le temps de vaquer à leurs taches attitrées, occupant toutes les conversations à des lieux à la ronde dans le comté. 

Sur ce carrousel était installés de beaux chevaux de bois sur lesquels les bambins escaladaient, ruaient, chahutaient et s'amusaient à longueur de journée. Chaque animal avait été délicatement ouvragé par la main d'un artiste qui avait pris grand soin de les distinguer. L'un avait des yeux fait de corail rose, l'autre de billes de cuivre, un autre enfin les avait même en émeraude facettée. Toutes les gemmes de la création semblaient s'être retrouvées sur le carrousel de la place du marché. Il était si beau pour le si petit village perdu entre les collines et les prés, qu’en le voyant, les habitants en oubliaient les rudesses de l’hiver et la tristesse des pavés sans attrait. 

Et les chevaux de bois, heureux de faire le bonheur de tous ces enfants qui criaient et chahutaient tout le jour, étaient heureux de tourner en rond sur leur carrousel à pompons, car c'est ce pourquoi ils avaient été taillés, tout bien considéré. 

Ils tournaient et tournaient et tournaient encore et n'avaient jamais fini de tourner, sans ni souffrir ni se fatiguer. 

Vint un jour après une terrible nuit d’hiver où la sorcière Épis de Blé, seule dans sa chaumière perdue dans la vaste forêt, se trouva gravement démunie malgré sa puissante magie qu'elle avait généreusement distribuée à qui venait discrètement la solliciter. Elle s'en alla donc au village vendre charmes et potions concoctés grâce à un art et à une science dont seules de rares privilégiés possèdent les secrets, à qui voudrait bien s'alléger de sa petite monnaie. 

Quand elle fit son apparition sur la place du marché qui rutilait, tous, la voyant, s'écartèrent révulsés. Ce n'est pas, entendons-nous bien, qu'elle leur ait causé quelque tort, mais qui dit sorcière dit mauvais sort. 

« Regardez ! Regardez tous ! La sorcière du fond des bois est là ! » S'exclama un premier villageois, un homme bien portant qu'elle avait traité pour une vilaine rage de dents à force de manger trop de gâteaux aux marrons alors que le givre avait transformé les champs en pierre inerte, cela avant même qu'elle ait eu le temps de défaire son baluchon plein de charmes et de potions. 

« Ce qu'elle est laide et comme elle pue ! Ça se voit, celle-là ne se lave pas ! Regardez ses cheveux ! On dirait de la paille pour les animaux ! » s'esclaffa un autre sans oser s'approcher. « Attention ou elle vous changera en crapaud dans votre sommeil. Vous deviendrez aussi moche qu’elle ! » 

Un coup de pied sorti de la foule envoya se répandre le contenu du baluchon sur le sol pavé du marché. « Regardes ce que tu as fait, imbécile de sorcière ! » lui hurlèrent de concert les villageois pendant que le contenu des fioles brisées s'infiltrait et se mélangeait dans la terre, faisant s'envoler l'espoir d'un repas chaud et gâchant en un instant des heures de dur labeur.  

Epis de Blé en fut si peinée, elle qui n'avait jamais causé le moindre tort et tant donné, qu'un petit brin de magie s'échappa du bout de son doigt quand elle tourna le dos aux villageois qui crachaient sur les délicats pavés carrés de la grande place du marché, sous l'œil des enfants qui tourbillonnaient sur le beau carrousel étincelant, préférant ignorer le drame qui se jouait entre leurs parents et l'étrangère à la chevelure d'or emmêlée. 

Et le petit brin de magie, suivant la terre gorgée des potions de la sorcière sous le dallage de ciment, trouva son chemin jusqu'au carrousel et ses chevaux de bois tout de joyaux incrustés. Eux qui tournaient et tournaient encore et toujours sans discontinuer. 

Tandis qu’Epis de Blé s'en retournait là d'où elle venait, tous au village oublièrent ce qui s'était passé. Cela n'avait, après tout, pas eu grande incidence sur leur journée. 

Longtemps, la magie demeura endormie, car nombreuses sont les graines qui ne germent pas en une nuit. Et s'il en est une qui peut demeurer inerte de nombreuses lunes jusqu'à la prochaine goutte de pluie, ce sont bien celles qui sont semées par un cœur contrit. 

Et plus la sorcière restait seule et démunie dans sa chaumière misérable dont le toit se couvrait lentement d’herbes folles et colorées au fond de la forêt, plus sa magie s'insinuait profondément, empruntant chaque sillon, chaque rainure entre les carreaux de ciment gris. Jusqu'à atteindre chacun des petits chevaux, engourdi par leur ronde infinie. 

Si bien que finalement arriva l'instant où les animaux de bois, toujours sur leur carrousel virevoltant, se mirent à tourner en faisant résonner sans cesse un millier de questions. 

Et tourne et tourne et tourne en rond sous les cris de joie des enfants. Éblouis par les perles et les pompons qui claquent avec le vent. 

Et bien vite ils tournent sans plus se poser de questions, c'est ce qui arrive quand on tourne toujours en rond.  

Mais tout cheval de bois n'est pas bête de somme pour autant. Maintenant que la magie est là, il en est pourtant un qui échangerait volontiers la ronde contre les prés et les champs. 

Il a beau tourner et tourner en rond tandis que les autres se plaisent à ne plus se poser de questions, il rêve comme jamais auparavant. D'étendues sauvages, de vastes prairies et de lumières éclatantes dans le lointain couchant. De lassitude, le cheval arrête d’avancer, il a compris qu’à toujours tourner en rond, rien ne sert d’aller plus avant. Le bambin qui rue sur son dos finit par se lasser de ne plus faire la ronde sur le carrousel adoré et se met à battre le cheval à coup de pieds, d'étrier, de cravache et par vociférer des injures qu'il a entendu les grands proférer. La sangle du mord finit même par atterrir dans l'œil de sa monture, faisant voler le cristal qui s'y trouve incrusté jusqu'au sol pavé. Les chevaux, soudain, de concert s'immobilisent tandis que l'œil cristallin tourné vers le ciel les forcent à regarder ce qu'ils ne pourront jamais toucher. 

Tant et si bien que le carrousel ne tourne plus si rond. 

Et c'est un drame pour tout le village et ses environs !  

Que de pleurs pour les enfants ! Et que de tracas pour les parents ! 

Et les chevaux de bois qui, n'allant plus en rond, ne savent que faire sur leur carrousel devenu prison. 

Sans plus perdre de temps, on envoie chercher Épis de Blé qui dans sa chaumière se morfond, seule avec son ventre vide, ses jonquilles et ses rêves d'autres horizons.  

Si sa nature elle ne peut changer, alors quelle terrible rancœur a-t-elle dû garder dans son sombre cœur de sorcière courroucée ? 

Car un tel malheur ne peut être que de son fait. Ils ont tôt fait d'oublier les coups de pieds, les insultes et les remèdes jamais payés. Bien vite, ils en sont persuadés alors qu'elle est ramenée sur la place du marché où tout le village s'est rassemblé pour la huer. 

« Vile sorcière ! Qu'as-tu donc fait ? » Tonna le juge de paix.  

« Tu as ensorcelé notre beau carrousel pour te venger comme l'odieuse bête que tu es ! » 

Et Épis de Blé comprit ce qui s'était passé. Elle vit le carrousel et ses chevaux arrêtés. Elle sentit la magie qu'elle avait appelée. 

Et de tout cela elle fut fort chagrinée. 

Elle fut peinée d'avoir reçu tant d'injures et de coups de pieds. 

Elle fut désespérée d'avoir eu froid et faim dans sa chaumière dans la forêt, avec seulement les jonquilles et le soleil pour la consoler. 

Elle fut outragée de ce jugement sans preuves et sans procès. Elle fut révulsée par la vue des pavés bien ordonnés qui dissimulaient tant de cruauté. 

Elle eut le cœur brisé pour les pauvres créatures de bois obligées de tourner en rond pour toujours et à jamais. 

Alors la sorcière Épis de Blé récita une formule qu'elle seule connaissait. Sa chevelure se mit à luire, les pavés se fendirent, des hurlements de terreur retentirent, les pompons et les perles semblèrent tressaillir et les gemmes du manège commencèrent à faire se fendiller le bois des chevaux sculptés.  

Et le carrousel doré tout entier partit en fumée. Les villageois apeurés, criaient, maudissaient, s'enfuyaient mais plus aucun n'osait l'approcher. La sorcière, avec sa chevelure emmêlée qui rayonnait comme les fruits des moissons qui lui avaient valus son surnom, ramassa discrètement le cristal qui trainait sur les pavés dévastés de la place du marché où plus âme qui vive n'osait s'attarder. 

Et au milieu des cendres du carrousel s’époussetait un cheval qui de bois, n'avait que le souvenir d'avoir été. Car comme il ne tournait déjà plus en rond et se rêvait cheval de chair et de sang, la magie de la sorcière l'avait délivré de sa ronde mortifère.  

Dès ce jour, tous deux partirent à travers les bois et les champs à la recherche d'un ciel plus clément. Nulle ne sait s'ils le trouvèrent car il est bien souvent couvert pour les sorcières échevelées et les chevaux qui refusent d'être montés. 

Mais ce qui est sûr cependant, c'est qu'au village depuis ce jour, on ne tourne plus en rond. Et l'on a troqué les pavés contre le gazon. ”

 

« Il semblerait, petite Agathe, dirent en cœur l’araignée, l’âne et le chat, que tu aies finalement réussi à faire le premier pas sur le chemin qui mène au pays des merveilles, des contes de fées et des lutins des bois. Que ta route soit pleine d’embûches, de rencontres fortuites, d’aventures farfelues et de joyeuse musique ! Mais surtout n’oublies pas, quand tu reviendras, de nourrir l'araignée, l'âne et Maître chat, d’un gâteau que tu auras gagné comme il se doit.  Par la douceur et la force, par les ritournelles et les mesures envolées, qu’en vaillante saltimbanque tu auras su partager avec qui aura besoin de retrouver son cœur et quelques biscuits à échanger ! »

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez