Les grilles du pénitencier se referment sur moi. C'est là que je vais finir ma vie. Enfin, c'est pas une grille mais une porte, une simple porte, blindée, verrouillée. Et puis, pénitencier, c'est un peu désuet. On parle plutôt de prison ou même de maison d'arrêt. Mais c'est plus joli et ça me rappelle Johnny. J'ai toujours bien aimé les grandes envolées lyriques.
On m'a offert un beau procès, un juré d’assises avec plein de femmes. Ils croyaient peut-être que les femmes me comprendraient mieux, me jugeraient moins sévèrement que les hommes. Mais les femmes, entre elles, sont cruelles. Je suis bien placée pour le savoir ! J'ai eu droit à un beau défilé d'experts aussi, des psy de toutes sortes : psychologues, psychiatres, psychanalystes, neuropsychiatres ; des sociologues, des anthropologues, que sais-je encore ! Chacune de ces éminences avait sa propre théorie. Le déni, la déficience mentale (bien que j'ai un QI dans la moyenne), l'absence d'empathie... Mais personne ne m'a comprise. Comment le pourraient-ils ? Même mon avocat était de leur côté… D'ailleurs, ils m'ont condamnée. Ils étaient au moins tous d'accord sur ce point. Il fallait m'enfermer. J'étais dangereuse. Moi, dangereuse ? Avec ma frêle silhouette, on m'a toujours pensée fragile. Mince, voire maigre (40 kg pour 1,70m), ceux qui ne me connaissent pas me croient anorexique. S'ils me voyaient m'empiffrer de gâteaux et de chocolat… Blonde aux yeux bleus, réservée, j'avais plutôt l'air d'un ange. Les journalistes ont dit que j'étais une psychopathe. Mais ce n'est pas vrai ! Je ne suis pas un être insensible. Je pleure toujours devant les films à la télévision, je ne supporte pas les actes de cruauté envers les animaux, j'adore les enfants. J'ai toujours une multitude de bonbons chez moi pendant Halloween. J'achète toujours les billets de tombola que vendent les enfants de l'école d'à côté pour partir en voyage. Non ! Ils n'ont pas le droit de me traiter de monstre ! Je ne suis pas un monstre ! Je suis juste une femme. Criminelle. À leurs yeux. Pourtant, elle aussi c'était une criminelle ! Tuer une criminelle ferait-il de moi une criminelle ?
Elle ne méritait pas de vivre. La peine de mort n'existe plus mais c'est pourtant ce qu'elle aurait méritée. Ils le pensent tous mais ne l'avoueront jamais. Finalement, je n'ai fait qu'exécuter la sentence. Je suis devenue le bourreau qu'aucun d'eux ne voulait être. Comment j'aurais pu la laisser vivre ? Elle n'aurait jamais dû naître, n'aurait jamais dû devenir mère. Non, ce n'était pas une mère. Une bonne mère n'aurait jamais fait ce qu'elle a fait. Moi, j'aurais été une bonne mère. Si tu étais né. Je t'aurais aimé, chouchouté. Tu aurais été heureux. Je suis née pour être mère.
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu devenir mère. Petite, je jouais à la poupée. J'étais une vraie maman. Je la berçais, je lui confectionnais de beaux habits. Je la promenais dans sa poussette. Je lui avais même donné un prénom : Carole. J'en prenais grand soin, elle ne me quittait pas. Plus grande, je gardais les enfants des autres. J'étais une baby-sitter hors pair, les parents m'adoraient. Puis j'ai rencontré un garçon. Je m'imaginais déjà pouponner notre enfant. Pas lui. Il y en a eu un autre, puis un autre… mais aucun ne voulait d'enfant. Pour les garder, je leur mentais, leur disais que je prenais la pilule, qu'ils n'avaient pas besoin de mettre de préservatifs. Malgré ça, je n'ai jamais eu la chance de tomber enceinte. Pourtant, je suis sûre que la grossesse m'aurait réussi. J'aurais pris des formes. J'aurais été belle, désirable. J'aurais pris soin de toi. Je t'aurais fait écouter de la musique. J'aurais caressé mon ventre pour t'apaiser. Je t'aurai raconté des histoires, récité des poèmes. Je t'aurais observé à l'échographie. Je t'aurai choisi un beau prénom. Si tu avais daigné venir au monde…
Cette femme, elle, a eu cette chance. Elle n'a pas connu ce ventre qui reste vide quoi qu'on fasse. Cet espoir, que je ne pouvais m’empêcher de ressentir dès que mes règles tardaient. Cette déception, toujours plus grande, quand elles finissaient, toujours, par arriver. Elle n'a pas senti son cœur se déchirer à chaque goutte de sang qui coulait. Cette douleur que les cachets ne calmaient jamais car elle n'était pas physique. Ce gouffre qui grandit en soi au fur et à mesure que le temps passe et que les chances s'amenuisent. Ces médecins qui vous disent que tout fonctionne, qu'il n'y a pas de raison, que c'est dans votre tête, que vous n'êtes pas prête, que ça viendra, que vous êtes encore jeune, que vous devez vous détendre et arrêter d'y penser. Ces médecins qui ne savent rien ! Je sais bien que je suis prête. Je le suis depuis que je suis née ! Devenir mère, c'est ma vocation. Pourquoi la vie me l'a-t-elle refusée ? Je n'ai jamais rien demandé, je ne me suis jamais plainte, j'ai tout accepté. Ce manque n'a jamais disparu. Jour après jour, il fait son nid ; nuit après nuit, il me ronge. Je ne pourrais jamais faire mon deuil. Cela m'est refusé. Comment faire le deuil d'un enfant qui n'a jamais existé autre part que dans mon esprit ?
Et elle ? Elle, elle avait tout. La vie lui avait tout servi sur un plateau. Un mari, une maison, un enfant. Ne pouvait-elle pas faire attention ? Je suis sûre qu'elle aurait pleuré toutes les larmes de son corps au procès et ils l'auraient acquittée. Si, encore, elle avait eu un procès. Les experts auraient, sans nul doute, conclu à un malheureux accident. Mais cette femme était coupable ! Quand on est une mère, on doit tout à son enfant. Comment ose-t-elle se prétendre une bonne mère ? Une bonne mère aurait surveillé son enfant. Elle ne l'aurait pas laissé seul. Encore moins près d'une rivière ! C'est bien trop dangereux. L'enfant n'en a pas conscience, ce n'est pas sa faute ; mais la mère si : elle est coupable !
Ils peuvent bien me juger, ça n'a pas d'importance. Toi seul avais de la valeur à mes yeux. C'est trop tard à présent. Tu ne viendras plus.
Mon seul lien avec toi c'est cette lettre que tu ne liras jamais. Je t'ai tellement attendu. Des nuits entières, j'ai rêvé de toi. Les magasins de puériculture, je les connaissais par cœur. Tous les modèles de poussettes, tous les types de biberons, je les connaissais. Les prix, les couleurs, les marques. J'avais déjà choisi la layette. Tout aurait été prêt quand tu serais venu. Tu aurais eu une belle chambre, bleu ciel, avec un beau lit en bois sans barreaux, décoré avec des petits lapins, un coffre à jouets sur lequel auraient été posés de magnifiques animaux en peluche. Je t'aurais donné mon vieux nounours rose pâle avec un grelot que j'ai depuis toujours. Je ne m'en suis jamais séparé mais, à toi, je l'aurai offert avec bonheur. Je suis sûre que tu l'aurais adopté et qu'il serait devenu ton meilleur ami. Tu vois, je t'aurais choyé. Tu aurais été heureux. Pourquoi n'es-tu pas venu ?
Je t'aurais appris à marcher. On se serait promené dans la campagne. Je t'aurais fait découvrir les beautés naturelles : les forêts, les champs, les collines… Tu aurais appris les noms des arbres, des fleurs, des animaux. Nous aurions campé pour admirer la lune et les millions d'étoiles qui illuminent le ciel. Je t'aurais appris à reconnaître l'étoile du berger et les constellations : la petite ourse, la grande ourse… Je t'aurais appris l'alphabet avec des comptines. Tu aurais su lire très vite. Et puis écrire. Nul besoin de l'école pour apprendre. Je t'aurais appris toutes les belles choses de ce monde. Tu l'aurais aimé. Je t'aurai consolé de tes premiers chagrins d'amour. Tu aurais fini par rencontrer quelqu'un de bien et vous seriez restés avec moi. Nous aurions été heureux. Mais bien sûr, tu n'as pas daigné me faire ce cadeau.
Pourquoi donc n'es-tu jamais venu ? Que t'ai-je fait pour que tu refuses de pousser dans mon ventre ? J'aurais été prête à tout pour toi. Je t'aurais aimé d'un amour infini et pour l'éternité. Comment cela pourrait-il n'avoir pas été assez ? Qu'aurais-je dû faire que je n'ai pas fait ? Toute ma vie je t'ai attendu. En vain. A présent, il est trop tard. Je n'ai plus rien à espérer. Demain, je partirai. Je refuse de rester dans cet endroit gris et froid où tu m'as abandonnée. J'irai rejoindre le soleil là-haut. Sa lumière m'apaisera.
Oh, au fond de moi, je sais ce que tu me répondrais si tu pouvais... Mais l'accepter est impossible.
Ma chère mère,
Enfin, façon de parler puisque je ne suis pas né et que tu n'es donc jamais devenue mère.
A te lire, on a l'impression que c'est ma faute. Si je ne suis pas né, c'est que je ne l'ai pas voulu. Peut-être bien. Tu dis que tu m'aurais aimé mais ce n'est pas vrai. Tu n'aimes que toi. Tout tourne autour de toi. Pourquoi crois-tu qu'aucun homme n'est jamais resté ? Tu les privais de leur liberté. Tu es étouffante. Ils finissaient vite par comprendre que tout ce que tu attendais d'eux c'est qu'ils te mettent enceinte. Une fois fait, il n'y aurait plus eu aucune place pour eux dans ta vie. Pourquoi seraient-ils restés ?
Tu as tué cette femme parce qu'elle était coupable à tes yeux de la mort de son enfant. Tu la juges. Mais de quel droit ? Ne crois-tu pas qu'elle était assez punie ? Qu'a-t-elle fait de mal ? Son enfant jouait dans le jardin. Soudain, il a vu un écureuil et lui a couru après. Il a traversé les buissons qui délimitaient la propriété, descendu la colline. Il n'a pas vu la racine de l'arbre qui sortait du sol. Il a été propulsé dans la rivière toute proche et s'y est noyé. Comment sa mère aurait-elle pu prédire tout ça ? Oh oui, je sais, avec toi, ça ne serait jamais arrivé. Pour une seule raison. L'enfant n'aurait jamais été seul !
Tu es plus collante qu'une méduse. Oui j'aurais eu une belle chambre, de beaux habits, de belles peluches. Mais, pas d'école ? Comment me serais-je fais des copains ? Comment aurai-je pu gagner mon indépendance ?
J'étais bien trop présent dans ton esprit pour pour pouvoir exister dans le réel. Tu m'avais donné vie dans ton imagination. J'avais un prénom, un sexe, une apparence, un caractère… Et si j'étais né autre ? Si j'avais été une fille ? Si j'avais été moche ? Si j'avais été handicapé ? Qu'aurais-tu fait ? M'aurais-tu abandonné comme on délaisse un livre qui nous a déçu ? Sans regrets ? Comment aurais-je pu prendre le risque de naître et de ne pas correspondre à ton idéal ?
Te rends-tu compte de ton délire ? Non. Bien sûr que non. Tu rétablis la peine de mort pour une femme qui a perdu son enfant et tu t'étonnes d'être emprisonnée alors que tu as tué, volontairement, un être humain. Tu n'as pas de circonstances atténuantes. Tu ne t'es pas contenté de la tuer. Tu l'as fait souffrir. Tu l'as empoisonnée pour que son corps soit paralysé mais que son esprit soit conscient : elle ressentait tout, elle a senti chacun de ses organes lâcher l'un après l'autre. Avoir souffert ne te donnait pas le droit de reporter ta douleur sur cette femme. Tu ne la connaissais même pas ! Tout au plus, l'avais-tu aperçu lorsqu'elle déposait son fils à l'école… Tu dis ne pas supporter la cruauté envers les animaux mais celle envers les humains ne te dérange visiblement pas…
Cette histoire de soleil. Tu donnes dans le mystique, maintenant ? Pour une athée cartésienne et terre à terre, c'est plutôt original. Tu veux nous rejouer le mythe d'Icare ? T'envoler ? Rappelle-toi : il s'est brûlé les ailes…
Au fond tu es une narcissique. Il n'y a que toi qui compte. Les autres ne sont là que pour te servir. Tu ne leur reconnais aucun rôle. Pas surprenant que tu sois seule...
Finalement, il n'est jamais question de moi, seulement de toi… Tu as écrit une belle lettre, à faire pleurer dans les chaumières. Ah oui, tu aimes les envolées lyriques ! Je t'aurais bien vu en tragédienne, le rôle de Phèdre t'aurait été à ravir. Jusqu'à ce suicide annoncé. On sait bien toi et moi que tu ne le feras jamais. Tu n'es pas née pour être mère, tu es née pour te plaindre !
En tout cas, on peut dire qu’on ne ressort par indemne de sa lecture. Au départ, on se sent attristé par la situation de ton héroïne. Puis, vient le point de vue de l’enfant qu’elle n’aura jamais. Et la dureté remplace la douceur, la douleur.
C’est d’autant plus étonnant c’est qu’on peut se retrouver dans les deux points de vue. Et c’est là la grande force de ton texte. On est impliqué dans cette histoire, on y est pourtant simple spectateur, mais on a l’impression de lire le courrier de quelqu’un d’autre, de s’immiscer dans sa vie. Ça m’a donné envie de comprendre et de toujours aller plus loin dans l’histoire.
Une histoire, qui plus est, qui est très bien écrite. Et qui offre de vraies pistes de réflexions. C’est un texte « coup de poing » qui ne laisse pas indemne. Et c’est pour ça que je l’ai beaucoup aimé.
Je te remercie pour ce bon moment de lecture et te dis à bientôt peut-être pour un autre de tes textes.