J’avais moins de 5 ans, quand je l’ai entendue pour la première fois. Et comme la plupart des compositions classiques, leurs Capsules sont complexes, multiples, intenses. Je ne peux pas, contrairement aux autres musiques, mêler à cette composition qu’un seul souvenir. Car cet air, si emblématique et si reconnu, a grandi avec moi.
Je l’ai découverte la première fois dans un conte pour enfants. Marlène Jobert écrivait et enregistrait des histoires pour sensibiliser un jeune public aux œuvres dites savantes. Chaque récit avait son compositeur, et dans ma famille, chaque enfant avait son livre : j’avais eu Bach, ma sœur avait eu Beethoven, et mon frère avait eu Tchaïkovski. Mais c’était très souvent ensemble qu’on mettait le même livre, celui de mon grand frère, pour l’écouter encore et encore.
L’histoire était celle d’un chien dont son petit maître devenait malheureux au moment où naissait sa sœur. Mais ce chien avait comme particularité d’entendre du Tchaïkovski résonner dans ses oreilles quand il ressentait une émotion forte. Et parmi toutes les musiques qui accompagnaient le récit, une en particulier est cette musique Capsule, triste, mélancolique, puissante et lente : la première scène du lac des cygnes, de Tchaïkovski.
Dès la première note, avec le son intense des violons qui diminue immédiatement, pour laisser toute la place aux arpèges de la harpe, discrets et vibrants comme les reflets de la pleine lune sur l’eau, le morceau ébranle ton être et te prend la main pour t’emmener où il le souhaite. Dans un monde nocturne, où un petit chien pleure silencieusement pour le malheur de son maître, espérant qu’il puisse un jour ressentir toute la puissance de son chagrin et de son amour. Et moi aussi alors, éprouvant un surplus d’émotion de mélancolie, je volais la cassette les nuits où je me sentais triste et seul, pour écouter en boucle sur mon poste radio l’air pavanant de ce hautbois perdu dans une mare de cordes et la voix de Marlène Joubert, décrivant ce que vivait ce chien, et ce que je ne pouvais expliquer.
Cette découverte, forte et intense, aurait pu suffire à mon souvenir. Je n’oubliais jamais cet air qui hantait mes nuits, et alors que j’intégrais le conservatoire, entrant dans un orchestre symphonique, j'observais cette musique d'un autre œil : avec le regard d’une personne qui commence à connaître vraiment ce qui constitue cette œuvre, romantique, ballet russe à la finesse et la grâce incomparable. En l’écoutant, je n’étais plus triste : la force du romantisme de Tchaïkovski m’engloutissait, me laissant croire à mes espoirs mes plus fous, celui d’un jour jouer cette pièce en concert. Mais dès que la cassette s’arrêtait et que la nuit s’achevait sur mes rêves, je retournai au conservatoire y songer : dans ce monde froid et sérieux, il y avait les morceaux d’études, pour ceux qui ne sont pas les meilleurs et qui nous étaient destinés pour le travail, et les œuvres des maîtres, sacrées et intouchables, que l'on aurait pu qu'entacher si nous avions eu la honte de nous y risquer.
J’arrivai ainsi jusqu’à 15 ans. Il me fallut attendre aussi longtemps pour que le chef de notre orchestre nous donne silencieusement cette partition qui coupa ma respiration. En tremblant, je rapprochai la feuille, regardant tour à tour ses lignes et le hautboïste à côté de moi qui semblaient confirmer que ce n’était pas une blague. J’étais la première flûte de la première scène du lac des cygnes, et le soliste qui devait interpréter ce thème iconique était à moins d’un mètre de moi.
Je ne le connaissais pas. Je savais simplement qu’il s’appelait Perceval. Il était bien plus âgé que moi, mais je n’avais strictement aucune idée de son niveau. Sans que je puisse faire le moindre commentaire ou poser une quelconque question, le chef d’orchestre commença une première lecture. Alors, la hanche résonna. Et l’émotion me prit à la gorge si fortement que je manquais de m’évanouir sur place. Nous jouions le lac des cygnes, et celui qui incarnait cet air que j’avais tant entendu, tant de fois, l'interprétait divinement bien.
Je n’avais peut-être pas le recul ni l’oreille pour être objectif. Après tout, je n’avais que 15 ans. Mais j’écoutais en vrai, en dur et en incroyable ce qui avait accompagné tant de mes nuits. Le chef d’orchestre coupa le morceau en plein milieu pour commencer le travail. Je parvenais alors enfin à reprendre mes esprits pour me concentrer sur ma partie. En tant que flûte, je servais de soutien, je faisais les reflets sur l’eau, l’intensité dans les moments les plus forts, percutant avec plus de précision que les cuivres. Quand la musique explosa, après des semaines et des semaines de travail, mon cœur éclatait dans ma poitrine d’une euphorie prodigieuse. Comme si je réalisais l’un de mes rêves.
Je n’ai, ironiquement, plus aucun souvenir du concert pour lequel on avait tant travaillé. Ce n’était pas la représentation, le public, qui m’importait. Ce qui était complètement fou, incroyable et monstrueux, c’était cette entrée en profondeur dans le son, faire partie de l’engrenage de cette immense machine, produisant cet air qui avait fait pleurer tant et tant de gens avant moi. Pouvoir entendre ce solo de hautbois, à quelques centimètres de mon oreille gauche… Aucune salle, aucune carrière au monde ne vaut ce sentiment aussi viscéral. Ainsi, je ne serai jamais un musicien d’orchestre, je ne jouerai plus jamais le lac des cygnes, je n’accompagnerai jamais un ballet : mais je ne peux pas en éprouver de regret. Grâce à ce chef d’orchestre, ayant décidé que les enfants avaient le droit de porter leur voix comme les autres, j’ai pu accomplir des années de rêves impossibles et ressentir une émotion d'une intensité incomparable en son genre, qui ne peut être atteint que par la finesse de la musique de Tchaïkovski.
Oh et je pense qu'il faut avoir un coeur de pierre pour ne pas être marqué par Tchaïkovski, et notamment ce morceau-ci, qui incarne à la perfection la définition du mot "somptueux". Un plaisir de te voir en parler ;)
Merci beaucoup ! ^-^
Regarde Billy Elliot! La BO du film passe aussi cette douceur musicale de ce compositeur russe dont j'écorche le nom 15 fois sur 10.
Merci pour cette capsule qu'a obligé à me retourner pour vérifier le titre du livre que j'ai encore dans ma bibliothèque alors que je l'ai écouté un million de fois xD
Et j'ai vu Billy Elliot il y a longtemps, trop longtemps. x) je me souvenais plus vraiment qu'il y avait cette musique dans le film ! Je le re-regarderai ^^
Un plaisir, merci à toi :D
Curieusement, je n'ai jamais imaginé ce que ça pouvait être de jouer le Lac des cygnes (en même temps je n'ai jamais joué en orchestre). Mais j'ai été en voir une représentation par le Ballet de Saint Petersbourg et je me souviens avoir fondu en larmes aux premières notes, parce que même en l'ayant déjà écouté des centaines de fois, ça n'a rien à voir avec les frissons et les vibrations du réel. Je ne sais pas si je t'envie de l'avoir joué, du coup, mais je partage ton émotion <3 Merci pour cette capsule !
J'avais vraiment envie de parler de ma place en tant que musicien, pour le coup ^^ Je pense que c'est intéressant de parler de quelque chose que les autres n'auront pas forcément ! Merci pour ton retour en tout cas :) j'avais peur que le texte soit confus... j'imagine que ça va, du coup ?