L'aigle qui chantait faux

Dans un nuage de poussière, elle mit pied à terre à l’entrée de la bourgade. Guidant avec énergie sa jument abattue par le trajet parcouru, elle l’abandonna au garçon d’écurie d’une taverne fortement fréquentée à cette heure avancée et sans un mot, elle y entra.

Était-ce son arrivée fracassante qui les avait tous fait se retourner ou parce qu’il s’agissait d’une nouvelle tête en ville ? D’un pas plus fluide, sa longue chevelure platine volant dans son dos autant que son lourd manteau, elle se déplaça jusqu’au comptoir pour prendre un tabouret, et plutôt que de faire face au tavernier, elle lui tourna le dos, montrant bien à sa proie qu’elle l’avait repérée, là-bas au fond de la salle, jouant aux dés avec d’autres hommes.

Alors que le tenancier s’approchait d’elle, elle retira son tricorne brodé de fil d’argent et rehaussé d’un panache tellement blanc qu’il captivait la foule, et elle le déposa délicatement, bien en vue. Un seul visage fuyait son regard. Il la connaissait, il l’avait déjà vue.

— Qu’est-ce que j’vous sers ?

Elle posa une pièce et commanda ce qu’il avait de meilleur pour ce prix-là. Elle reçut un vin de fruits qu’elle sirota, ses yeux gris toujours dirigés vers le joueur qui n’avait plus d’autre choix que d’abandonner sa partie en cours. Lorsqu’il se leva, elle avala d’un trait le reste de sa boisson et se prépara à le poursuivre.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda encore le tavernier le sourire aux lèvres.

— Il m’a volée.

Elle entendit à peine le « bonne chance !» lancé dans son dos puisqu’elle avait déjà bondit pour attraper le fugitif détalant à toute allure. Elle manqua de peu de lui agripper le bras, maudissant son corps engourdi par le long trajet à cheval qu’elle venait de subir. Elle s’élança péniblement dans la rue et se mit à le poursuivre. Le bougre était loin déjà ! Mais elle ne le perdit pas de vue, grignotant lentement sur son avance alors qu’il cherchait son chemin dans les ruelles. A chaque seconde d’hésitation, elle le rattrapait et commença à croire en sa victoire. Elle ne fut toutefois pas étonnée de perdre sa trace soudainement. Il avait bifurqué dans une ruelle à gauche et puis, plus rien. Seul le bruit de ses pas résonnait comme si la voie s’était vidée de ses habitants. Il y avait bien ça-et-là des éclats de voix dans les chaumières, des fumets de viande rôtie ou des filets de lumière à travers les volets ajournés, mais rien qui trahissait l’emplacement du voleur. Elle ralentit, dégaina son épée et avança à pas de loup. Personne ne pouvait disparaître si rapidement, il s’était trouvé une cachette, voila tout !

Un pas après l’autre, elle avança vers les potentielles planques, l’oreille toujours tendue mais perturbée par les résidents et à l’affût du moindre mouvement dans sa vision périphérique.

Un grand bruit retentit et, une demi-seconde plus tard, un lourd panneau de bois s’abattait sur elle. Elle eut à peine le temps de se protéger de son bras qu’il l’écrasait sur le sol et la maintenait coincée sous son poids. La silhouette du voleur apparut en hauteur, fièrement installée sur un toit. Il profita d’un laps de temps pour savourer sa victoire puis il passa de l’autre coté de la maison.

Seulement, il avait négligé sa retraite. Elle réapparut en contrebas, l’épée glissée dans son fourreau, un pistolet doré et rutilant pointé vers lui. Elle n’eut pas besoin de vociférer son ordre de descendre, le voleur avait compris sa défaite. Cette femme était tenace ! A la lueur de la lune, il pouvait deviner un filet sombre s’écouler le long de son bras et s’abattre sur le sol. Elle endurait la douleur sans jamais perdre de vue son objectif, et rien que pour cela, il allait la rejoindre et mettre fin à la course-poursuite. Il sauta du toit, roula sur le sol, épousseta les grains amassés sur sa chemise pourtant crasseuse et dans sa chevelure d’ébène, et se plaça devant elle, sans oublier son sourire malicieux qui se reflétait dans son regard noisette.

— Où est-elle ? demanda-t-elle sans préambule.

— Quoi donc ?

— Ma lettre, pardi !

— J’ai bien peur de l’avoir perdue aujourd’hui…

Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Plutôt que de laisser libre court à sa fureur en tirant à bout portant, elle opta pour un bon coup de crosse dans la tempe. Il roula sur le sol mais ne perdit pas connaissance, chose qu’il regretta tant la douleur s’empara de tous ses sens et résonnait dans son crâne. Ce qu’elle dit ensuite ne lui parvint pas totalement, aussi, il prit un coup de pied dans les côtes en supplément, faute de réponse acceptable. Il encaissa encore un dernier coup de pied dans le visage avant qu’elle ne se décide à attendre une explication. Elle semblait soulagée, défoulée et maintenant elle allait lui tirer les vers du nez qui, lui, s’était mis à saigner : elle le lui avait peut-être bien casser lors de son dernier assaut.

Avec peine, il s’agenouilla, tenta vainement d’arrêter le sang qui dégringolait et attendit sa sentence.

— Où est-elle ?

Il n’avait plus envie de donner de mauvaise réponse, alors il avoua sa mésaventure :

— Je l’ai perdue au jeu. Je n’avais plus un rond, que ta lettre à miser. Le sceau l’a convaincu de poursuivre.

— Crétin ! Ta tête vide ne saurait couler si je te jetais dans l’océan !

L’élégance de ses mots contrebalançait la férocité de ses coups. Elle se contenait. Difficilement, mais elle y parvenait. Expirant bruyamment, elle s’octroya un court instant pour voir l’étendue de sa blessure. Tout comme lui, elle maculait la rue de son sang. Lorsqu’elle tenta de retirer le tissu collé à la plaie, elle grimaça puis laissa échapper un gémissement autant empreint de souffrance que de hargne.

— Debout ! ordonna-t-elle. Ton nom ?

Surpris par le ton sec de la jeune femme, il sauta sur ses jambes, et le regretta aussitôt. La douleur dans sa tête se réveilla aussitôt. Il déclina son identité entre deux grimaces.

— Bien, Eliseo, continua-t-elle. Tu vas m’aider à récupérer cette lettre.

Bien conscient qu’elle ne souffrirait aucun refus, Eliseo ouvrit la marche vers l’auberge dans laquelle ils se trouvaient précédemment. Sur le chemin, il lui avait appris qu’il jouait toujours avec celui qui l’avait gagné et qu’elle n’aurait qu’à s’en prendre à lui. Ou le laisser jouer pour la récupérer dans les règles.

Toutefois, il ne fut aucunement surpris de ne pas retrouver son homme à sa table, celui-ci ayant probablement deviné que son gain avait été bien mal acquis avant sa victoire. Plutôt que de faire face à la même furie, il avait préféré la fuir.

Eliseo, désespéré, se renseigna auprès du tavernier.

— Il a déguerpis aussitôt derrière vous. Et même aussi vite que vous ! Tiens, puisque tu es revenu, paie ta boisson.

Le jeune voleur jeta un regard noir à sa compagne derrière lui qui, elle, souriait de sa déconvenue. Elle était si proche de lui qu’elle ne risquerait pas de le perdre une seconde fois, elle n’avait qu’à tendre le bras pour le coincer. Eliseo sortit sa maigre bourse et paya son dû avec le reste de ce qu’elle contenait. Il était désormais à sec.

— J’imagine qu’il n’a rien oublié derrière lui ?

— Penses-tu ! rétorqua le tavernier. Pas même une pièce pour moi.

— Une idée de sa destination ? Intervint-elle, peu soucieuse des problèmes d’argent de ces deux-là.

— Non, mais il a pris un cheval qu’il n’avait pas à l’arrivée.

Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent, une soudaine pensée malheureuse l’envahit. En quelques enjambées, elle atteignit l’écurie et ne trouva là, ni garçon, ni sa jument. Le cri de rage qu’elle laissa échapper calma toutes les voix de la taverne, épouvanta toues les âmes des maisons environnantes et excita les chevaux encore présents. Devant ce chahut, elle se tut et regagna immédiatement la taverne pour ne pas prendre le risque de perdre le dernier élément en sa possession. Heureusement pour lui, il était toujours là à l’attendre. Au moins, il apprenait de ses leçons apprises par les poings ! Le silence régnait toujours lorsqu’elle entra. Personne n’osa le moindre commentaire, le sang à moitié sec sur le visage du jeune homme suffisait à les faire taire. Elle posa une poignée de pièces sur une table vide :

— Pour celui qui saura me dire par où il est parti. N’essayez pas de me duper ou…

L’hésitation se lut sur les visages mais l’un d’eux se leva. Sa corpulence athlétique, ses vêtements salis et son odeur corporelle douteuse indiquèrent à la jeune femme qu’il serait apte à suivre suivre une piste. Il s’approcha des pièces qu’elle ramassa.

— Après, très cher.

Il hocha la tête, et sortit, elle sur ses talons et le voleur attrapé par le col au passage.

Dehors, il attrapa la lanterne de l’entrée de la taverne et se dirigea doucement vers les écuries. Il fit quelques pas dans un sens, dans un autre, s’accroupissant ici ou là, approchant la lanterne du sol puis désigna enfin une direction de la main.

— Vers Chanallon, précisa Eliseo.

— Précisément à l’opposé de là où elle devait aller. Parfait.

Le voleur n’eut pas le temps de répondre qu’elle le jeta déjà à l’intérieur de la taverne. Elle paya comme convenu le pisteur qui commanda aussitôt une nouvelle boisson avec son gain.

— As-tu une chambre en ville ? demanda-t-elle, se radoucissant légèrement.

— Pas vraiment de quoi me la payer vois-tu, je comptais plutôt dormir sur ou sous une table, par là.

Le tavernier à l’oreille baladeuse, se rapprocha pour leur proposer une chambre dans l’établissement d’à côté qui appartenait à son fils.

— Parfait, une chambre et une corde, s’il vous plaît, pour être sûre de retrouver ce rat encore dans les parages demain matin.

Malgré l’heure avancée, ils furent conduits dans une chambre en hauteur, avec une fenêtre de petite taille et capricieuse. Eliseo avait beau clamer à qui voulait l’entendre qu’il ne s’enfuirait pas une seconde fois — la première ayant été suffisamment douloureuse — on lui prépara une chaîne qu’on attacha à son pied et à la structure du lit de la jeune femme de l’autre coté. Il n’avait aucune chance de lui fausser compagnie, chacun de ses mouvements faisait cliqueter le métal et rien ne semblait pouvoir atténuer le bruit. On lui jeta ensuite une couverture et enfin, du matériel de premiers soins.

Une fois seuls, elle se pencha vers lui et mouilla le linge avec l’alcool pour tapoter la pommette et la tempe du jeune homme. Plus que l’odeur nauséabonde, c’est la douleur vive qui émanait des plaies qui le sortit de ses songes. Cependant, il remarqua que, soucieuse, elle avait des gestes plus doux à son égard et tapotait les plaies avec retenue et délicatesse.

— Je suppose que je prendrai la route avec toi demain, jusqu’à retrouver ta fichue lettre, n’est-ce pas ? Mais je ne connais pas ton nom…

« Enlève ta chemise. » n’était pas réponse qu’il attendait. Elle mouilla à nouveau le linge et attendit qu’il obéisse. Elle ne fut pas déçue du spectacle : elle avait frappé fort. Ses bottes à la propreté douteuse, avaient écorché la peau et les plaies étaient difficiles à nettoyer. Pourtant, il ne se plaignait pas, tout juste quelques grimaces pour lui rappeler que malgré tout, la douceur n’était pas son fort. Une fois la besogne terminée, elle s’assit à coté de lui.

— Appelle-moi Dani. A ton tour !

Elle ôta ensuite son manteau et découvrit l’ampleur des dégâts la concernant. Eliseo dégagea le tissu lentement de son avant bras et, obligé, soigna sa blessure avant de la panser du mieux qu’il le put. Le regard gris et perçant de Dani braqué sur lui, lui mettait une pression affolante mais elle ne disait rien. Le silence était tout aussi pesant que ses ordres.

 

A la première lueur du jour, Dani secoua la chaîne pour le réveiller. Eliseo était reconnaissant de ne pas avoir choisi un coup de pied. Il avait passé la nuit à ne pas bouger, l’entendant grommeler à chaque cliquetis et ce n’est que tard qu’il tomba d’épuisement. L’aubergiste, à peine levé et peu agréable si tôt au matin, leur fournit un pain sec aux épices qu’ils avalèrent en direction de l’écurie. Devant une poignée de chevaux, elle posa les mains sur les hanches et lui dit d’une voix égale :

— Allez, fais ton œuvre !

Elle recula vers l’entrée et attendit en terminant son repas frugale. Une minute plus tard, une grosse tête équine apparaissait derrière elle. D’un geste fluide, elle passa son pied dans l’étrier abandonné par le voleur et s’installa derrière lui, le dominant par sa grande taille.

— Combien de temps pour Chanallon ?

— Plusieurs heures à vive allure, j’imagine. Je me déplace rarement à cheval, vois-tu.

— A qui appartient ce cheval ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit-il en tentant un départ au galop alors qu’elle resserrait sa prise sur ses hanches. J’ai pris le moins miteux. Donc s’il voulait bien avancer et dire Adieu à son propriétaire...

Eliseo n’eut pas le plaisir de remarquer le sourire qui se dessinait sur le visage derrière lui, il se contenta de sa petite victoire lorsque l’équidé, enfin réveillé et obéissant, leur offrit la liberté en gagnant la route vers Chanallon.

 

Le voleur avait vu juste, ils atteignirent la ville dans la journée. L’afflux de mouettes dans les airs leur confirmèrent qu’ils se trouvaient sur la bonne route. Malheureusement, arrivés à destination, il leur faudrait encore repérer l’homme qui détenait la lettre et Chanallon était une ville parfaite pour disparaître dans la foule voire par les voies maritimes. Il s’agissait d’une cité très étendue qui ne se suffisait pas du littoral. Une partie n’était accessible qu’à bord de canots aux abords de l’océan, tandis que le reste s’éparpillait au gré des collines, des pentes, des rochers et des cascades artificielles. Ce qui déroutait en revanche l’étranger, c’est l’omniprésence d’eau et de son clapotement constant que les natifs n’entendaient plus.

Ils abandonnèrent leur cheval à l’entrée de la ville, contraint par les soldats qui réquisitionnèrent l’animal. Habitué aux protestations des étrangers qui voyaient partir leur monture vers une destination inconnue, un soldat énonça le sempiternel laïus que le gouverneur appelait « arrêté » qu’il ponctua d’un « de toute façon, vous n’avez pas le choix, on a ordre d’abattre l’animal si vous insistez ». D’un œil, ils suivirent le fantassin qui guidait l’équidé non identifié vers les prés autour de Chanallon remplis de ses congénères.

— Comment fait-on pour le retrouver ici ? demanda Eliseo, après quelques pas, s’étirant avec bonheur. Il doit y avoir mille-et-un troquets ici.

— Nous sommes deux, et nous allons commencer par les établissements autour du port.

Le jeune homme acquiesça. Pourquoi le port d’abord, il n’en savait rien, mais au moins, ils avaient un but. Sauf que la ville leur réserva une autre surprise : il n’avait pas un seul port, mais deux : l’un voué à desservir le Nord et les marchandises, le second pour le Sud et la traversée de l’océan. Dani hésita puis se résolut à partager la tâche : elle prendrait celui du Sud et espérait grandement ne pas se tromper sur la confiance qu’elle allait placer en lui. Eliseo hocha la tête et partit sans demander son reste. Cela démarrait mal.

Dani arpenta les ruelles, à la recherche d’un lieu identique à celui où elle avait trouvé son compagnon. L’homme avait beau avoir gagné la lettre, il n’était pas en possession de beaucoup d’argent d’après le voleur, et il n’aurait sans doute pas de quoi se payer une traversée.

Après une heure de recherches infructueuses, elle s’arrêta sur un banc en face de l’unique bateau en partance pour l’Est et attendit que les passagers montent à l’intérieur, les uns après les autres. Mi figue, mi raisin, elle regarda le voilier s’éloigner au loin. Son homme ne s’y trouvait pas.

Soudain, une main s’abattit sur son épaule. Elle sursauta, dégaina son épée et la tendit sous le menton de son agresseur. Eliseo, affolé, leva les bras en soumission.

— Idiot ! Tu m’as fait peur ! aboya-t-elle en rengainant son arme.

— Je l’ai trouvé.

— Tu es génial !

Le voleur arqua un sourcil devant ce brusque changement d’humeur mais loin de vouloir la vexer, la conduisit plutôt vers la taverne où se trouvait leur homme.

Ils n’entrèrent pas immédiatement et préférèrent observer l’homme à l’intérieur à travers une fenêtre. Il n’avait rien changé à son programme et avait déjà trouvé une table pour se divertir : trois autres hommes l’avaient intégré à leur partie de dés. En revanche, ce qui les chagrinait fort, c’était la position de leur cible, qui était dirigée vers la porte. Son regard était attiré par toutes les entrées, relevant nerveusement la tête à chaque fois.

— Allons-y, déclara Dani en sortant de sa cachette, prenant au dépourvu son compagnon.

— Mais il va nous voir !

— Et alors ? Il n’y a pas d’autre échappatoire que la réserve...

Eliseo aurait bien aimé avoir la même assurance qu’elle, mais il ne s’attarda pas dehors maintenant que les badauds les observaient. Ils étaient louches et ce qu’ils s’apprêtaient à faire n’allait pas arranger leurs affaires.

La réaction fut immédiate. La table manqua de se renverser lorsqu’il se dressa sur ses jambes et il ramassa son sac posé à terre pour s’enfuir aussitôt vers la réserve. Avec ses longues jambes, Dani fut plus rapide que lui et lui décocha un coup de coude pour l’arrêter. D’expérience, elle le savait, si elle sortait son arme à l’intérieur de ce genre d’établissement, elle allait en agiter quelques uns et très vite, la course-poursuite se transformerait en une bataille générale. Au lieu de cela, elle posa triomphalement sa botte sur le torse de l’homme qui pleurait son nez ensanglanté et cette vision calma toutes les ardeurs. Les hommes s’assirent à leur table et continuèrent de boire comme si rien n’était arrivé. Tout bien réfléchi, cela ne les regardait pas.

Eliseo arriva timidement alors qu’elle l’interrogeait.

— Je ne l’ai plus ! Vous m’avez cassé le nez ! geignait-il en se roulant par terre.

— Où elle est ?

Elle le ramassa en l’attrapant par le col et se mit à le secouer. Devant le mutisme du blessé, Eliseo tenta d’extraire la main rageuse du cou du joueur infortuné et Dani comprit que son geste serait fatal si elle ne lâchait pas sa prise. Elle laissa son jeune compagnon prendre la suite de l’interrogatoire, gageant qu’il serait plus diplomate qu’elle.

— Je m’en suis débarrassé quand j’ai vu le sceau dessus.

Le regard glacial de la jeune femme au dessus de lui le pria d’être plus loquace.

— Je l’ai donné à un homme du relais qui allait livrer du courrier dans cette direction.

— Il l’a pris ? demanda le jeune homme pour couper l’envie à sa compagne de déchaîner sa fureur qu’il devinait derrière lui à son coup de pied dans le mur.

— Oui. A l’heure qu’il est, il est en route pour la capitale.

— Non, non et non ! Cette lettre ne doit pas arriver à destination !

Dani tira sur le col d’Eliseo pour le presser à sortir avec elle. Il se massa le cou et après un dernier regard au malchanceux allongé sur le sol mais soulagé de les voir partir, il la suivit avec répit.

— Mais tu sais où aller au moins ?

Elle aurait bien aimé répondre par l’affirmative, mais dut bien admettre son erreur. Elle se retrouvait dans une ville portuaire qu’elle ne connaissait pas et sa lettre partait sur une route qu’elle n’avait jamais empruntée. Et qui plus est, elle était à pied sans aucune indication du temps perdu.

Elle fit les cents pas dans la rue avant de prendre une avenue complètement au hasard. Son pas furieux ne distança pas le jeune voleur qui la talonnait.

— Qu’y a-t-il dans cette lettre de si important ?

Elle ne répondit pas.

— Écoute Dani, il va falloir jouer franc jeu avec moi. Aide-moi à comprendre ce qu’il se passe maintenant !

Elle se retourna pour lui faire face, le stoppant net dans son élan pour ne pas la percuter de plein fouet.

— Écoute Elis, cela ne te regarde pas. Trouve-moi plutôt un cheval, veux-tu ?

— Je ne ferai plus rien pour toi tant que tu n’auras pas craché le morceau. Je suis désolé d’avoir voler ta lettre, mais maintenant, ce n’est plus mon problème.

— Oh que si, disait-elle le regard noir. Je l’avais interceptée cette lettre, je l’avais ! A cause de toi, elle a repris sa route. Je suis fichue !

Sa colère venait de laisser place à l’angoisse. Pour la première fois, Eliseo découvrait une femme plus inquiète que terrifiante. Elle ne contrôlait pas sa rage parce que sa vie était intimement liée à ce bout de papier. Cependant, elle avait beau le dominer en taille, Eliseo n’était pas du genre à se laisser impressionner, il joua sa dernière carte pour gagner sa liberté :

— Il s’agit d’une lettre portant le sceau du Royaume de Hokksig, j’ai reconnu la hache et le corbeau. Lettre adressée au Roi d’Echoria. Nous sommes tout près de sa destination n’est-ce pas ? Tu l’as interceptée avant qu’elle n’arrive à la capitale.

— Ce n’est pas un corbeau ! C’est un aigle bleu.

Eliseo haussa les épaules, peu soucieux de qualifier le rapace à sa juste valeur. Elle venait de confirmer ses mots par inadvertance et c’est tout ce qui importait.

— Bien, cela explique ton accent à couper au couteau, tes cheveux blancs et même ton amabilité légendaire. Allez, suis-moi.

Elle lui emboîta le pas, grommelant dans son dos des mots incompréhensibles. Puisqu’il savait, elle n’avait plus besoin de se retenir de jurer dans sa langue natale.

Ils arrivèrent en périphérie de Chanallon, là où les chevaux étaient récupérés et parqués. Des centaines d’équidés se partageaient une immense étendue verte, découpée en plusieurs enclos, le tout gardé par des hommes lourdement armés. De là où ils étaient, ils dénombraient pas moins de quinze rondes autour des animaux. Aucune chance de s’emparer d’une bête à l’aveugle et prier pour qu’elle galope assez rapidement. En un temps record, ils seraient tirés comme des lapins, il était même peu probable que la perte d’un animal les émeut.

Soulagés de quelques pièces, ils grimpèrent sur un mustang fougueux et suffisamment robuste pour accepter deux personnes sur son dos. Puis, renseignés sur la route la plus courte pour Canthis, ils prièrent toutes les formes divines qu’ils connaissaient pour être en mesure de rattraper le cavalier avant qu’il n’atteigne les portes du palais.

 

A une journée de leur destination, ils s’arrêtèrent dans une petite bourgade, première ville suffisamment conséquente pour leur assurer le remplacement de leur cheval ainsi que leur proposer une nuit décente. Cela faisait des heures qu’ils n’avaient croisé que des fermes ou des villages dont les habitants étaient plus prompts à donner des coups de fourche à l’étrangère plutôt qu’à leur ouvrir leur porte. Jusque là, Eliseo n’avait pas prêté attention aux traits typiques des habitants de l’archipel du Nord. Elle cochait toutes les cases du cliché nordique : une grande taille, des cheveux très clairs, des yeux clairs, une humeur changeante et un penchant pour la violence. Ce dernier point était même déroutant. Tantôt elle avait une démarche féline, tantôt elle chargeait comme un taureau. Et quelle poigne !

Alors qu’elle était occupée à commander leur repas et leurs bières, Eliseo la reluqua de haut en bas. Ses vêtements étaient richement décorés, elle en prenait même très soin. Son tricorne était magnifique, la plume blanche était d’une légèreté divine. De temps à autre, il croisa son regard. Elle s’assurait régulièrement qu’il restait bien à sa place, elle n’avait toujours pas confiance en lui. « A raison », se dit-il intérieurement.

— On repart à l’aube demain, voire avant, dit Dani en posant une miche de pain et un demi-poulet entre eux, puis les deux bières qu’elle tenait avec aisance dans l’autre main.

Il acquiesça. Un demi-poulet ! Il bénit l’opulence et se jeta sur la carcasse pour arracher la cuisse et mordre dans la chair rôtie avec délice. Elle le regarda se régaler avec un sourire en coin, préférant savourer sa boisson en s’affalant sur sa chaise. Remarquant qu’elle n’allait pas manger, Eliseo s’arrêta :

— Tu ne tiendras jamais si tu n’avales rien.

— J’ai des réserves, répondit-elle en tapotant son ventre plat.

— Où ça ? railla-t-il. Je meurs de faim depuis des semaines et j’ai l’air plus en forme que toi. Allez, mange.

Capitulant, elle se saisit d’un morceau de blanc qu’elle engloutit aussitôt, mordit ensuite dans un morceau de pain et faisant passer le tout avec une bonne rasade.

Soudain, tel un suricate dans le désert, Eliseo se redressa. Il fronça et désigna un homme derrière elle : il en était sûr, il y avait des lettres dans sa besace. Il fallait le coincer. Un peu plus sceptique, Dani se retourna et le détailla. C’était bel et bien un cavalier qui avait dû faire une très longue course. Mais pourquoi arriverait-il après eux alors qu’il était partit bien avant ? Ils auraient dû le voir sur leur route, impossible de le manquer !

L’homme monta à l’étage pour se retrancher dans une chambre sans même s’apercevoir que deux paires de yeux le suivaient. En un regard, ils s’étaient entendus : ils grimpèrent les escaliers et se cachèrent derrière le mur qui menait aux chambres. Eliseo tendit l’oreille à la recherche du moindre son qui trahirait l’emplacement du messager, puis, sûr de lui, il désigna une porte et Dani chargea le pied en avant. L’homme sursauta. Il venait de se défaire de ses affaires et n’eut aucune chance de lutter contre la furie qui l’étala en deux frappes bien placées. Derrière elle, Eliseo attrapa la besace et se figea, la lame d’une épée venant chatouiller sa gorge. Vaincu, il tendit la lettre à sa propriétaire, tandis qu’elle chassait le cavalier à coup de pied qui ne demanda pas son reste.

— Pourquoi la fille du Comte du Vindeborg se déplace en personne pour intercepter une lettre ? demanda-t-il d’une voix neutre sans baisser les bras.

— Ainsi, tu m’as menti et tu as lu la lettre...

— Et refermé avec soin et talent. Je comptais me faire une petite fortune avec son contenu mais...

Elle broya le papier dans sa main avec rage.

— Dans ce cas, tu le sais très bien.

Elle approcha la lettre de la bougie allumée qui trônait sur la table collée à la fenêtre.

— Pas vraiment, non. Cela n’a pas l’air d’être une mauvaise situation que d’épouser le futur roi.

— Ça ne m’intéresse pas d’être mariée à un simplet. Ma sœur fera tout à fait l’affaire et c’est cette lettre-là que son père a reçu. Celle-ci devait être détruite…

Elle observa le papier prendre feu. Elle inclina la lettre pour aider la flamme à s’étendre et lorsque celle-ci fut sur le point de lécher ses doigts, elle lâcha le tout dans la cheminée éteinte.

— Mais il faut croire que je ne suis entourée que d’incapables ! Ce n’était pourtant pas si compliqué...

Entendant Eliseo glousser dans son dos, elle se retourna.

— Il me semble que c’est une lettre parfaitement entière que j’ai volée à la grande Danarena, enfin… «Dani » pour les voleurs au pied de son lit.

Elle soupira. Il l’exaspérait mais il avait raison. Elle aurait dû s’en débarrasser dès qu’elle l’avait interceptée. Que croyait-elle en tirer sinon des ennuis ? Qui ont bien eu lieu, qui plus est !

— File, avant que je ne décide de te punir. Il me semble que par ici, les voleurs perdent facilement leur main…

Eliseo hocha la tête et disparut par la porte. Dani secoua le papier brûlé pour vérifier qu’aucune information n’était encore lisible et sortit également. Elle descendit les escaliers sous les regards interrogatifs. Toutes les voix s’étaient tues. Les deux hommes qui avaient côtoyé cette femme venait de détaler comme des animaux à la vue d’un prédateur et celle-ci marchait tranquillement vers la sortie. Elle les salua mais c’est uniquement lorsqu’elle s’éloigna à l’horizon que les voix s’élevèrent, pariant sur le sort qu’elle leur avait réservé.

 

C’est le cœur plus léger qu’elle gagna la capitale pour trouver un bateau qui descendrait le fleuve afin de rejoindre un port de plus grande envergure. Elle profita du temps d’attente pour s’asseoir et savourer la vue d’une ville qu’elle n’habiterait jamais. Bientôt il lui faudrait revenir pour les noces de sa sœur, mais en attendant, elle se satisfaisait de sa réussite. Elle ne quitterait pas son si cher pays, n’en déplaise à certains.

Lorsque le premier appel fut sonné, elle se leva, monta sur le pont de de la vieille frégate qui l’attendait et jeta un dernier regard sur le port, accoudée sur le bastingage, observant l’agitation en contrebas. Il y avait des éclats de voix, des vendeurs de poissons et de marchandises du monde entier, des silhouettes qui courraient dans un sens ou l’autre, portant diverses caisses ou les mains vides. Il y avait surtout deux hommes fort bien habillés traversant la foule qui s’écartait pour leur passage. Dans leur sillage, une poignée d’hommes de tout âge et toute carrure. Elle ne pouvait les entendre ni les reconnaître mais lorsqu’ils s’approchèrent de son navire, il lui parut évident qu’il s’agissait probablement du capitaine et de son second. Ils montèrent à bord et le second prit sa position, tandis que les hommes s’éparpillèrent en direction de leur poste. Le capitaine en revanche, s’avança vers elle pour la saluer chaleureusement et lui présenter ses respects, ainsi que lui tenir compagnie le temps de finaliser le départ.

Au bout de quelques temps, elle ne l’écoutait plus. Ses poings se serrèrent et sa respiration s’accéléra. A la proue se trouvait une silhouette qu’elle connaissait bien maintenant. Eliseo enroulait et déroulait des cordes, suivant les indications d’un membre de l’équipage plus expérimenté qui déjà le congratulait sur sa capacité à apprendre vite.

Ce vaurien n’allait tout de même pas lui coller au train jusqu’à chez elle !

 

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