L'air de l'eau

Par Pouiny
Notes de l’auteur : « Tout le monde est un génie. Mais si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper à un arbre , il passera toute sa vie à croire qu’il est stupide ».

J'ouvris les yeux, pour la première fois de ma vie, il y a peu de temps de ça. Incapable de les fermer alors, j'appris à contempler mon univers. N'arrivant pas à respirer, j'avançai alors. Ma naissance, en tant que jeune poisson, fut solitaire et étrange. Des œufs abandonnés au bord d'une mer sans fond, mon premier souvenir fut de s'enfoncer dans cette obscurité impénétrable, brisant de mes nageoires cette entité incassable me permettant de vivre. Je fus un jeune poisson, curieux et imperturbable, solitaire dans cet immensité silencieuse.

 

J'appris tout de moi-même. Ou manger, comment, quels étaient les meilleurs endroits pour trouver de la nourriture, comment éviter les pièges, les prédateurs. Dans cette immense bulle bleue, je voguais tranquillement, rencontrant rarement d'autres être vivant avec qui communiquer. Dans ces fonds marins, tout est si étrange ; croiser quelqu'un n'apportera que rarement quelque chose de constructif. Tout au plus, cela peut être dangereux ; s'approcher trop près de ce qu'on ne connaît pas, dans mon univers, emmène très souvent à la mort.

 

J'étais un poisson curieux ; comme tout jeune être vivant, je suppose. En soif d'apprendre et de découvrir, j'avançai, droit devant moi. Puis je compris vite que tout ceci ne me mènerait que difficilement à un but. Droit devant soi, on ne va pas bien loin. Alors, je fis demi tour. J'appris à tourner, la hauteur, la profondeur. J'appris a danser, au milieu des algues vives, à apprécier la différence de luminosité, qui venait de ce plafond étrange.

 

Puis, la solitude me prit. Je voulais rencontrer quelqu'un de mon espèce, quelqu'un qui me comprendrait, quelqu'un avec qui partager un coin de sable. Les courants alors m'emportèrent, au gré de leur envies ; le temps passa, et je continuais de me faire porter par ma vie ; mais jamais je ne rencontrai ce que je cherchai.

 

Même en dormant, j'appris à nager, et rechercher. Même la nourriture passait alors au second plan ; Il pouvait m'arriver bien de jeûner, continuant cette quête muette, que je ne comprenais qu'à peine. Jamais alors, l'immensité de la mer, dans ma courte vie, me paru si effrayant, si insurmontable à affronter seul. Je n'étais désormais plus poussé par la curiosité, par l'envie, mais par la peur.

 

Ces courants de peur me firent-ils perdre de ma vigilance instinctive ? Ou alors est-ce la simple malchance, de cette vie qui m'emmena vers le pire des dangers ? Je ne saurais dire. Mais un jour, alors que ma vie voguait encore, sans trop porter plus d'attention à mes écailles abimés par cette hypnose négligente, je tombai alors sur une ombre immense, jamais vu jusqu'alors. Comme dormante à ma vue, je tentai alors :

« Bonjour. Qui êtes vous ? »

Une lumière me répondit alors. L'ombre était vivante et intelligente.

– Tu es bien petit, me répondit-elle. Que fais-tu si loin de ton lieu de naissance ?

– Comment sais-tu que j'en suis loin ? Répondis-je, étonné.

– Car on voit que très peu d'être comme toi, dans les environs. Qui es-tu ?

– Je l'ignore. Et toi ?

– Je suis un requin, me répondit le requin. Toi qui vient de si loin, sais-tu où tu vas ?

– Je suis à la recherche d'être comme moi. Es-tu comme moi ? »

L'ombre alors s'éleva au dessus de moi, immense, majestueuse. Je vis alors de mes yeux écarquillés ses branchies, semblables aux miennes, des trous comme étrange sur cette peau dépourvu d'écailles.

– Je respire comme toi, c'est qu'on ne doit pas être si différent. Que dirais-tu de poursuivre un bout de route avec moi ?

– Quel intérêt aurais-tu à me garder, sifflais-je, étonné. Je suis si petit, et je te connais à peine…

– Vois-tu, malgré cette peau lisse, qui me permet de nager vite et correctement,il arrive souvent que se coince des algues, des impuretés, qui me dérangent vraiment. Mais toi, peut-être que tu pourrais m'en débarrasser ? En échange, je te conduirais vers la terre ou se trouvent les tiens. Préfères-tu t'en remettre au destin ? Je suis bien plus tangible que les courants d'eaux. »

 

Et, faute de mieux, j'acceptais. Nous passâmes un moment ensemble, un moment étrange ou je fis taire mon instinct sans y comprendre. Je ne saurais dire combien de temps il dura, peut être fut-il court, face au reste de ma vie ? Le temps est un concept bien étranger, qui file entre mes écailles comme du sel dans l'eau.

 

Même si au fond de mes entrailles, quelque chose hurlait en moi comme face à un piège, je ne savais dire si il aurait mieux valu que je sois seul. Après tout, sa taille immense ne m'avait jamais autant protégé des autres prédateurs. Mais pourtant… Je le voyais déchiqueter des poissons immenses, bien plus gros que moi, et bien que mal à l'aise, je me disais qu'il en était peut-être ainsi fait. Je n'us jamais de paupière, mais dans ma tête de poisson, ce fut tout comme.

 

« Quand est-ce que nous arrivons vers la terre des miens, demandai-je rituellement, comme effrayé.

– Tu le sauras bien assez tôt, mon ami.

– Et comment le saurais-je ?

– Quand on est chez soi, on le ressent jusqu'au plus profond de soi. L'eau paraît plus douce, plus claire, plus limpide. Le monde autour de soi n'est plus aussi uniformément le même que dans le reste du monde. Tu le ressentiras, sans même que je te le dise, crois moi. »

 

Et alors, tout en nageant dans la même direction, nous nous endormions ensemble.

 

« Mon ami, me demanda-t-il un jour, voudrais tu bien m'aider ?

– Quelque chose ne va pas ? Demandai-je, réveillé.

– Entre mes dents, quelque chose me dérange… Voudrais-tu aller voir ? »

Dans mouvement nerveux, je me mis à la hauteur de sa mâchoire, alors que celui ci l'ouvrait. Je vis alors ce que je n'us jamais de ma vie ; des dents acérées, prête à faire mal, a blesser et tuer. Plus insistant, il s'approcha.

 

« Alors ? Qui y a-t-il ? »

 

Le courant me sembla comme me tirer en arrière. D'un réflexe de survie, je reculai alors. D'un mouvement aussi rapide que l'éclair, il avait fermé cette gueule béante sur l'une de mes nageoires.

 

Je ne pris pas le temps de m'intéresser à ce que j'avais perdu. Perdu dans l'obscurité, poursuivi par cette ombre immense qui voulait ma mort, je nageai le plus vite possible. Le sang que je perdais dans cette eau opaque lui servait de piste même dans mes cachettes les plus insensées. Dans cette poursuite effrénée, je crus bien mourir plus d'une fois. Mais s'était-il lassé ? Avait-il trouvé plus appétissant qu'un poisson brisé au fil des vagues ? Toujours est il que ce requin horrible qui m'avait trompé alors, du jour au lendemain, disparu.

 

L'adrénaline et la survie quitta mon corps. Saignant toujours, le flan troué d'un coté, faisant de moi une des cibles les plus faciles de la mer, je balbutiai une nage lente, après le désespoir effréné vécu peu de temps avant. A peine vivant, a peine conscient, porté au gré de cette mer cruelle, je ne pouvais plus nager correctement. Arrivant a peine à rester droit, dérivant dangereusement sur le coté droit, je me sentais monter plus haut que jamais jusqu'alors n'avait osé le faire. Prêt alors à abandonner, je senti mes efforts de plus en plus faibles, de plus en plus vain. Cette vue qui avait toujours été claire, je la senti de plus en plus se troubler, et n'arrivant bientôt plus à me diriger assez bien pour pouvoir me nourrir, je me sentais abandonner, me résignant à mourir de faim.

 

« Toi qui abandonnes, qui es-tu ? »

Des sons résonnèrent dans ma tête. Tout autour de moi semblait tourbiller une tornade.

« D'où viens-tu ? Comment-es tu arrivé ici ? Pourquoi es-tu dans cet état ? Qui es-tu ? »

Je ne répondis pas. Je sentis alors cette tornade me porter dans un ban incroyable. Des centaines de poissons, plus grands que moi, à l'allure dynamique, semblait comme me porter et m'emmener au fond de cette l'eau, là ou respirer m'était déjà plus possible.

 

Ils me soignèrent. Je ne retrouvai jamais ma nageoire, mais ma plaie se referma. Porté par le banc, je fus nourris et chouchouté comme une espèce rare. Ces poissons étranges m'apprirent à nager à nouveau, même si il m'était difficile de contrôler à nouveau le courant sans leur aide. Je leur racontai mon histoire, et ils me prirent en pitié.

 

« Nous ne savons pas où se trouve chez toi, mais nous tenteront de t'aider à l'atteindre ?

– Pourquoi feriez vous ça pour moi ? »

D'un poisson curieux, j'étais devenu un poisson méfiant.

« Parce que nous aimons voyager, et que d'ou tu viens peut être une destination interessante pour nous.

– Aussi… murmura l'un d'entre eux, c'est triste de voir l'un des nôtres dériver, prêt à se laisser mourir, sans lui venir en aide. »

 

Mais savoir ou était ma mer natale était quasiment impossible. Je continuai ma nage auprès d'eux, ce qui me mit du baume au coeur, mais néanmoins, j'avais l'impression d'au final, n'avoir jamais avancé, depuis ma première respiration.

 

Alors qu'un jour, nous avancions l'un contre l'autre, je vis le banc de poisson brutalement se détacher de moi. Une peur coula immensément en moi ; il allaient tous, comme d'un seul, vers la surface à grande vitesse. Je voulus les appeler, mais aucun ne m'adressa un regard, comme si tout était normal. Je restai alors seul, dans un étonnement complet. Je ne pouvais monter aussi haut qu'eux. Alors, j'attendis. Ils me semblèrent comme disparaître de ma vue. Je pris peur, alors, d'être a nouveau trahi. Et je n'osais alors presque plus bouger, guettant le moindre signe.

 

Au bout de quelques instants, ils redescendirent. Ils semblèrent joyeux, refaits. Comme si le but de leur vie avait été atteint. Une douleur étrange sembla me prendre alors ; je me sentais jaloux. Je demandai alors :

 

« Où étiez vous parti ?

– Et toi, pourquoi ne nous as-tu pas suivi ?

– Suivre ou ? Je ne peux monter si haut, encore moins avec cette nageoire…

– Tu ne le sais pas ? Murmura le banc. Ce monde, tout autour de nous, n'est qu'une partie de notre univers.

– Il y a autre chose, tout en haut ! Ajouta un autre. »

Rien que l'évocation de cet « ailleurs », semblait les emplir de joie. Perdu, j'insistais encore.

« Remarques-tu des fois ces changements étrange de luminosité, de température , dans ce monde là ? En fait, nous vivons dans le monde du bas. Nous y respirons, vivons, nous mangeons. Mais tout en haut, se trouve une limite étrange, et au dessus de cette limite se trouve un monde incroyable.

– On ne peut y respirer, ni y nager ; mais on peut l'atteindre, et même y rester quelques instants. Tout est flou, mais tout semble plus brillant, plus beau, plus chaud. Même si on ne peut y rester, tout semble avoir de l'intérêt, une fois tout en haut.

– C'est vrai ? Et les miens pourraient se trouver, tout en haut ?

– Qui sait ? C'est un monde si merveilleux, tout peut s'y trouver ! Des que tu seras complètement remis, tu verras, nous y irons ensemble. »

 

Il me sembla,pour la première fois alors, vivre dans un « chez moi ». C'est ainsi que je compris alors, comment vivaient les poissons volants.

 

Depuis cet instant alors, je m’entraînais a nager le plus proche de cette « limite ». Mais curieusement, si pour eux,elle était bien présente, il m'étais impossible de la voir, et m'était presque impossible de respirer correctement, a cette hauteur. Nombre de fois, je crus étouffer. Je fus toujours obligé de descendre avant même d'arriver aussi haut qu'eux, ayant peur comme d'exploser de l'intérieur.

 

Si au départ, les poissons volants étaient compréhensifs, et compatissant de mes faiblesses, n'arrivant pas à me faire vivre comme eux, il durent un jour se lasser de me voir constamment échouer sans jamais trouver comment arriver à être comme eux. Nous avancions encore ensemble, mais plus le temps passait, et plus les liens entre le banc et moi semblait se distendre. Nous étions différents, et les miens si loin…

 

Avec ma nageoire disparue, il m'était presque impossible de nager droit. Alors, au lieu de me pencher sur le coté, j'appris à m'orienter vers le haut. Et constamment, mon regard était orienté vers cette ligne rêvée, imperceptible… si bien que j'en rêvais, même en nageant.

 

Un jour, ils durent vraiment se lasser de moi, car je tournais la tête, et ils avaient disparu. Je fus tenté de les chercher, de faire demi-tour dans cette mer noire… Mais les courants blessant m'incitaient à rester seul. Alors, je continuai de contempler cette ligne. Je rêvai du monde d'au dessus.

 

Je rêvais de poisson accroché dans un liquide imperceptible. Un monde rempli de vide et sans danger. Je pensai à un monde de chaleur et de sensations fortes. Et plus j'y rêvais, et plus, seul, je m'approchais de cette ligne, oubliant ma suffocation pour le monde de l'espoir.

 

N'ayant plus personne, mes blessures anciennes me faisaient de plus en plus souffrir, rendant plus envieux ce monde d'en haut, et plus insupportable ce monde du bas. J'appris à ne plus respirer aussi bien qu'avant, tant et si bien que je pus, un jour, voir cette ligne. Comme un horizon à un monde plat, une limite à un rêve tangible, je pouvais voir cette chose mouvante et calme. Mon sang bouillonna en moi, et ne me fixant qu'à cette limite, ne pensant qu'à mes rêves, je reculai, pris de l'élan… Et jamais je nageai aussi vite que pour casser cette prison.

 

D'un seul coup alors, je sentis la chaleur. Tout était bien flou, mais je voyais tout en haut, cette boule immense et brulante qui faisait reluire mes écailles. J'étais a présent tout en haut du monde d'en haut, et immensément heureux.

 

La chute fut douloureuse. Emporté par un courant d'air, ma nageoire blessée s'écrasa sur une surface blanche. Mes branchies bougèrent ; il n'y avait pas de quoi respirer. Je tentai de sauter, retrouver mon monde ; mais c'était trop tard. Et ce fut le regard vers le ciel, contemplant mes rêves enfouis, que je disparus de ces deux mondes avec ce cruel sentiment d'asphyxie.

 

***

 

Olah, André, regarde moi ça !

Qu'est-ce qu'il y a, encore !

Ben ven voir, nigaud, t'as vu ça ? Un poisson vient de s'écraser comme un fou dans notre bateau ! C'est à se demander ce qui lui a pris !

Peuchère, allez, remet-le à l'eau au lieu de le regarder gigoter !

M'enfin, André, c'est trop tard, regarde ses nageoires, il n'ira pas plus loin ! Et on est là pour pêcher de toute façon, un de plus ou de moins…

C'est quand même bizarre cette histoire. Il ne voulait plus vivre, celui là, ou bien ?

Oh, tu sais, a force de leur apprendre à voler… »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez