L'âme invisible

Incapable de fermer ses yeux humides sous le vieux lampadaire, elle humait pour se réconforter. Elle passait sa main gauche sur sa main droite frigorifiée par le temps glacial. Les bruits désagréables des klaxons la firent sursauter. Les brises de vents incessantes finirent par la faire trembloter. Elle mit son petit barda sur son dos et attrapa sa couverture rayée. Elle arrangea pour la énième fois son bonnet violet et enroula sa légère écharpe usée par le temps. Elle quitta l’éclairage chaleureux du lampadaire nocturne et s’engouffra dans les ruelles sombres.

Les vitrines des fêtes de fin d’années animaient joyeusement la rue suivante. La chaleur humaine lui manquait terriblement. Elle contemplait le regard illuminé, les yeux des enfants étaient émerveillés par les scintillements colorés. Les regards échangés d’un jeune couple amoureux, qui lui remémorèrent les sourires de son passé. Les pas cadencés des travailleurs qui se dirigeaient vers l’entrée du métro. L’animation féérique à une heure si tardive la fit se sentir exister.

Toutefois, le temps annonçait l’arrivée d’une tempête. Les nuages couvraient le bleu nuit du ciel. Les dernières feuilles se mirent à virevolter vers les plus hauts bâtiments. Chaque fenêtre avait de la lumière à l’intérieur. Comme un arrêt sur image, elle restait quelques heures sans bouger en versant une larme au hasard.

Son périple la mena vers la bouche du métro bondée par les derniers usagers. Elle suivit le mouvement de la foule sans réellement savoir le terminus de son périple. Elle tendait l’oreille sur les annonces. Elle préférait les rames remplies puisqu’elle pouvait s’intégrer naturellement auprès de ses semblables. A l’inverse, les rames vides lui rappelaient sa différence et son exclusion qu’elle aimerait oublier. Son plus grand vœu serait d’être accepté telle qu’elle est. Pourtant, pourquoi est-ce si difficile de convoiter ce simple rêve ?

Elle garda sa tête baissée tout le long du trajet. Elle était assise sur le strapontin bancal les yeux rivés sur ses chaussures. Elle passa une nouvelle fois sa main gauche sur sa main droite. Embarrassée, elle cacha sous ses grandes manches ses mains coupées par le froid. Elle savait qu’on la fixait et qu’on la jugeait pour ce qu’elle était. Elle connaissait bien leurs brefs intérêts pour sa triste présence qui disparaitraient dès qu’ils quitteront la rame.

La station était tranquille. Elle manquait terriblement de repos à passer ses heures à surveiller ses arrières le jour comme la nuit. L’esprit serein, elle s’assit quelques minutes à observer. Personne. Elle prit des cartons laissés au hasard sur le quai. Elle prépara son lit avec son drap et son plaid rayée. La somnolence la fit arrêter d’observer ses arrières. L’esprit vide, elle s’allongeait pour rigoler au plafond victime de son ancienneté. Les derniers usagers descendaient du train pressé de remonter à la surface. Le dernier train. La dernière lumière. Seule dans cette station de métro. Elle se blottissait dans sa couverture rayée qu’elle chérissait tant. Son âme délaissa son corps pour lui permettre de s’évader vers des lieux qu’elles ne pouvaient atteindre.

Le lendemain matin, elle arrangea ses affaires. Elle monta dans la première rame. L’heure de pointe. Il était 7h30. Immobile au milieu de la gare, elle admirait la beauté des vitraux animés par les rayons timides du soleil matinal. La foule passait sans la voir. Soudainement, cette même foule qui ne la remarquait pas se figea pour se tourner en sa direction. Ces regards méprisants parsemés d’une pincée de pitié et d’une dose de moqueries. Embarrassée, elle s’écroula parterre.

La foule l’entoura et la pointa du doigt. Certains se mirent à rire ou à pleurer. Sa respiration s’accéléra à son insu. Elle ne voulait pas de cette attention démesurée. Désespérée, ce cauchemar la fit hurler dans toute la gare :  « je veux juste être normale ! ». La foule la passa telle une âme invisible. A vrai dire, elle regarda de plus près. Personne ne songeait à regarder l’autre, alors comment aurait-elle pu être remarquer ?

L’annonce de la station du métro de même que l’appel téléphonique d’un passager la réveilla subitement. Rien n’avait changé. Elle s’assit sur un banc. Elle s’arrangea vite fait malgré les yeux curieux de quelques passagers en face du quai. Elle attendait patiemment sa rame pour rejoindre sa station favorite. Là-bas, elle pouvait devenir brièvement quelqu’un. Comme chaque matin, les personnes l’esquivèrent et d’autres touchèrent légèrement leur nez. Assise sur le strapontin, elle arrangea son bonnet violet qui couvrait presque ses yeux. Elle tira ses manches jusqu’à bout de ses doigts. Elle racla sa gorge. Le froid frigorique l’avait certainement rendu malade. A la sortie de la rame, elle se retourna et vit que les places vides autour d’elle furent aussitôt prises après son départ. Elle poursuivit sa journée qui s’annonçait pareil à toutes les autres. Elle songea humblement : « Quand est-ce que la société changera ? Ou est-ce moi qui devrait changer ? ».  

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LeMytheDeLecrit
Posté le 03/09/2023
J'ai beaucoup aimé ce que tu as écrit, on se sent captivé par le sujet et l'ambiance qui sans dégage. J'espère que tu en écriras d'autres. Continue comme ça.
Selma
Posté le 16/10/2020
C’est une belle et cruelle peinture de la société actuelle. Je me suis sentie captivée le temps de ces quelques paragraphes riches en images et en impressions. Tous ces « arrêts sur image » donne du réalisme au récit, et une certaine ambiance que j’apprécie malgré la douleur qu’ils renferment. On sent la rage de la protagoniste.
L’alternance des phrases courtes et plus longues donne une certaine dynamique qui m’ont happées, bravo !
Par contre je comprends mal la dernière interrogation : «  Quand est-ce que la société changera ? Ou est-ce moi qui devrais changer ? ». D’après ce que j’ai compris le personnage est sans-abris, ne serait-ce pas normal pour elle de vouloir changer de situation ?
Autumn Ocean
Posté le 17/10/2020
Bonjour,
Merci pour ton commentaire, ça m'a touché! :) Oui, la société peut être si chaleureuse, mais si glaciale par moment.

Ce sont des questions rhétoriques, laissées sans réponses, auxquelles la protagoniste aimerait comprendre comment changer les choses.

D'abord, la protagoniste souhaite plus que tout au monde que la société change, notamment les comportements vis-à-vis de sa personne et des personnes qui semblent être "différentes", mais qu'ils ne le sont pas. Après tout, nous sommes tous pareils et pourtant si uniques! :)
Ensuite, la protagoniste commence à songer que tout va mal à cause d'elle. Il faudrait qu'elle change. Cela rejoint ton idée qu'elle souhaite changer sa situation. Peut-être qu'elle pense trop et que les regards ne sont pas si méchants que ça (bienveillance?). Avec la 1ère personne du singulier, on ne suit que la vision des choses de la protagoniste.

J'espère que cette réponse a pu t'aider! ^^


Selma
Posté le 19/10/2020
Merci pour cet éclaircissement ! C'est vrai que le changement devrait se faire dans les deux sens.
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