L’amour comme sur des roulettes

Il est 14h et Liam attend son rendez-vous dans la salle d'attente déserte. L'été vient de s'installer et la chaleur rend les chaises en skaï parfaitement inconfortables. Heureusement, pense Liam avec amertume, lui n'a pas besoin de s'y asseoir. Où qu'il aille, son fauteuil reste le même, toujours aussi confortable. Il avait misé sur la qualité, tant qu'à y passer quinze heures par jour.

Liam pose son regard las sur ses jambes immobiles. Elles n'ont plus bougé depuis l'accident. Amaigries, presque fragiles, sans doute incapables désormais de supporter son poids. À l'inverse, ses bras et ses pectoraux se sont développés, conséquence de son refus catégorique d'opter pour un modèle motorisé. Il regrette parfois ce choix quand, en fin de journée, des crampes lui vrillent les muscles à force de faire tourner ses roues. Ses mains sont devenues calleuses, mais peu importe — c'est sa dignité qui se joue dans sa capacité à se déplacer par lui-même.

D'un geste brusque, Liam balance sa revue sur la table basse, parmi un amas de magazines défraîchis. Il soupire profondément. Que fait-il encore ici ? Les chirurgiens ont été catégoriques : jamais il ne remarchera. Ces séances hebdomadaires chez le kiné ne servent qu'à ralentir la fonte musculaire. Une perte de temps, selon lui.

Il s'apprête à quitter la salle d'attente lorsque la porte s'ouvre et bute contre l'une de ses roues.

"Oups, pardon ! Je suis désolé !" s'exclame un jeune homme tandis que Liam recule pour lui dégager le passage.

Un moment de flottement s'installe pendant lequel l'inconnu réalise qu'il vient de percuter le fauteuil roulant. Son visage s'empourpre de confusion.

"Ah merde, vraiment désolé, mec. J'ai pas fait gaffe... J'espère que je t'ai pas fait mal !"

"Non, ça va," répond Liam avec agacement. "C'est bon."

Il revient à sa place initiale, exaspéré que tout le monde le traite comme s'il était en porcelaine. Il reprend la revue abandonnée et feint de lire.

Le jeune homme va s'asseoir à l'autre bout de la pièce et commence à pianoter sur son téléphone, apparemment absorbé par ses messages. Liam l'observe discrètement par-dessus sa revue : c'est un garçon d'à peu près son âge, pas très grand, légèrement chétif. Ses yeux, particulièrement expressifs, sont surmontés de sourcils qui semblent s'animer à chaque émotion. Liam le trouve plutôt mignon.

Il réalise soudain qu'il n'a pas été très aimable. Après tout, c'était en partie sa faute s'il s'était trouvé sur le passage du jeune homme. Il cherche quelques instants ce qu'il pourrait dire pour engager la conversation.

Au moment où il va ouvrir la bouche, une voix familière l'interpelle :

"Liam ? Tu viens, c'est à toi."

Son kiné l'attend pour sa séance.

Après sa séance, Liam roule dans les couloirs du centre de kinésithérapie. Il a hâte de rentrer chez lui, les exercices l'ont éreinté. C'est comme si ses membres se vengeaient d'avoir été tirés de leur hibernation en aspirant toute son énergie. 

Perdu dans ses réflexions, Liam ne prête pas attention au bruit des pas qui courent derrière lui, jusqu'à ce qu'une voix l'interpelle :

"Hey, Liam, attends !"

Il stoppe net et exécute sans effort un demi-tour avec son fauteuil, faisant crisser les roues sur le sol. Il se retrouve face au jeune homme de la salle d'attente, les sourcils haussés, visiblement impressionné par sa manœuvre.

"Waow, tu gères grave !"

Liam ne peut s'empêcher de sourire. "Bah, tu sais, j'ai le temps de m'entraîner. Tu voulais me dire quelque chose ?"

"Non, enfin... si," répond confusément le jeune homme. "Ça te dirait de prendre un truc au distributeur ? Je te paie un coca, pour m'excuser pour tout à l'heure."

"Tu n'as pas à t'excuser," l'interrompt Liam. "Tu ne m'as pas fait mal et je n'aurais pas dû me trouver derrière cette porte. Mais je ne dis pas non pour un coca." Il ponctue cette dernière phrase d'un clin d'œil complice.

"D'accord," répond l'autre sans hésiter. "Au fait, moi c'est Quentin."

Comme promis, Quentin offre sa boisson à Liam puis ils se dirigent tous les deux vers la terrasse ensoleillée.

"On peut se mettre là, on sera bien," dit Quentin en désignant un mange-debout. 

Il fait soudainement une grimace en réalisant que Liam ne pourrait pas atteindre le haut du plateau. "Quel con ! Désolé, j'ai pas réfléchi."

Liam éclate de rire en voyant Quentin rougir de honte. Il avance alors son fauteuil vers un banc ombragé.

"C'est pas grave. Au contraire, c'est pas désagréable qu'on oublie par moments mon fauteuil. T'as pas beaucoup l'habitude de voir des handicapés, je me trompe ?"

"Non, pas vraiment," reconnaît Quentin en ouvrant sa canette. "Je crois que t'es le seul que je connais.” Il fixe l'opercule de sa canette, un peu gêné. Liam décide alors de changer de sujet.

“Sinon, tu fais quoi dans la vie ?"

Liam et Quentin restent assis plus d'une heure sur le banc à discuter. Quentin est volubile ; il parle avec passion de son travail de naturaliste au muséum où il étudie les insectes. Liam s'amuse de voir à quel point le jeune homme s'enthousiasme pour les coléoptères de toutes sortes. Ses mains s'animent dans l'air tandis qu'il décrit les motifs d'une espèce rare, ses sourcils dansant au rythme de ses émotions.

Quand Quentin lui retourne la question, Liam évoque son travail de graphiste, principalement en télétravail depuis son accident. 

L'accident... 

Le sujet s'impose dans la conversation, comme toujours, pense Liam avec amertume. Il n'y a rien d'extraordinaire à raconter. Il avait une moto et il aimait la conduire. Si au moins il avait roulé trop vite, il pourrait blâmer son imprudence. Mais non, une banale glissade en sortie de virage, un platane. Fin de l'histoire.

Un lourd silence fait suite à l'évocation de ces souvenirs douloureux. Quentin pose doucement sa main sur l'épaule de Liam, sans rien dire, ses deux sourcils joints en virgules compatissantes.

Ce contact non prémédité fissure l'armure que Liam porte depuis les événements. Il ne s'était jamais plaint ouvertement de sa situation, dont il se jugeait seul responsable. La gorge nouée, il se retrouve incapable d'articuler un mot de plus.

C'est Quentin qui rompt le silence. "Merci de m'avoir raconté ça." 

Puis il retire sa main et se lève. Liam sent encore la chaleur de ce contact au creux de son épaule.

"Je dois y aller. C'était chouette de te rencontrer." Quentin récupère ses affaires et tend sa main à Liam. "Salut !"

Liam émerge alors de sa mélancolie. Il saisit la main tendue et la serre, peut-être un peu trop longuement.

"Ouais, bonne idée ce coca au soleil. On pourra remettre ça la semaine prochaine ?"

Les sourcils de Quentin trahissent son embarras avant même qu'il ne prononce un mot : "C'est-à-dire que c'est ma dernière séance aujourd'hui, je ne reviendrai pas. À moins que je ne me casse à nouveau le poignet"

"Ça peut s'arranger," répond Liam en faisant semblant de prendre la plaisanterie au mot. Il ajoute : "À une prochaine, alors."

Liam regarde le dos de Quentin s'éloigner, assailli par une nouvelle vague de mélancolie. Soudain, refusant de sombrer une fois de plus, il s'accroche à cet espoir inattendu. Sans réfléchir, il crie :

"Quentin, attends ! Je peux avoir ton numéro ?”

Liam frissonne devant la porte close du muséum. Il s'est mis à l'abri de la pluie fine qui tombe en continu depuis le matin et observe les derniers visiteurs quitter le bâtiment. Quentin ne devrait plus tarder à sortir pour le rejoindre.

Les deux jeunes hommes se sont vus tout l'été. Ils se donnaient rendez-vous dans des bars, allaient voir des spectacles en plein air, assistaient à des concerts. Quentin était d'une compagnie agréable, toujours de bonne humeur, et cela faisait longtemps que Liam n'avait pas passé un été avec autant d'insouciance. Ça lui avait fait un bien fou. Cependant, au fur et à mesure que Liam s'attachait à Quentin, il sentait une crainte monter en lui : les moments passés avec lui ne dureraient pas éternellement.

Une voix joviale le tire de ses sombres pensées :

"Qu'est-ce que tu fais dehors ? Tu aurais dû rentrer, tu vas attraper la crève."

Quentin vient d'apparaître devant lui. Il fait le tour du fauteuil et l'entraîne à l'intérieur.

"Allez, en route !"

"Où tu m'emmènes ? Où sont tes affaires ?" demande Liam en débloquant ses roues.

Quentin avait pris l'habitude de pousser ainsi son fauteuil au cours de leurs excursions. Liam l'avait toujours laissé faire, à son propre étonnement, lui qui mettait d'habitude un point d'honneur à refuser toute aide extérieure. En réalité, il cédait toujours devant l'enthousiasme de Quentin.

"En fait, je me disais que je pourrais te faire visiter le muséum ce soir. Je suis pote avec le gardien, il est d'accord," lui répond le jeune homme.

"J'ai droit à une visite privée ? C'est trop d'honneur ! J'espère que t'es au taquet, je vais te poser plein de questions !"

"Je m'en doutais, j'ai révisé mes fiches tout le week-end."

Liam ne sut jamais vraiment si Quentin plaisantait, mais la visite commentée qu'il lui fit faire ce soir-là fut la plus captivante de toute sa vie. Quentin savait un tas de choses sur les animaux et bestioles en tout genre. Il prenait un plaisir non dissimulé à réciter les noms latins de telle espèce inconnue, à décrire le comportement de tel animal disparu. Ses explications passionnées résonnaient dans les salles vides, et les ombres des fossiles, projetées sur les murs par le faisceau de la lampe torche prêtée par le gardien, donnaient au lieu des allures de caverne préhistorique.

Lorsqu'ils arrivent à l'étage d'entomologie, Quentin est au comble de l'excitation. Il montre chaque phasme, chaque papillon du doigt en expliquant sa provenance, pourquoi celui-ci est plus exceptionnel que tous les autres.

"Je ne sais pas comment tu fais pour retenir tout ça !" dit Liam, mi-moqueur, mi-admiratif.

"Oh, ça date du lycée. Je n'avais pas beaucoup d'amis, alors j'élevais des insectes dans mon jardin. Je leur parlais même, parfois," explique Quentin sans quitter des yeux un scarabée colossal à tête de rhinocéros.

"Ah bon ? Mais t'avais pas des copains pour partager ta passion pour les invertébrés ?"

"Au lycée ? Tu rigoles ? Déjà que je passais pour le bizut de service, plus personne n'aurait voulu me parler s'ils avaient su." Il marque une pause. "Évidemment, toi, tu ne peux pas comprendre. Je suis sûr que t'étais déjà beau gosse à l'époque."

Quentin laisse sa phrase en suspens et s'éloigne précipitamment vers une autre vitrine consacrée aux mygales. Malgré l'obscurité, Liam voit sa nuque rougir alors qu'il semble s'intéresser à un spécimen rare de Madagascar. Ils sont tous deux gênés par cet aveu involontaire. Liam se contente de répondre :

"J'ai beaucoup changé depuis le lycée. Je suis sûr que toi aussi."

Liam s'arrête soudain devant une vitrine dans laquelle est présentée une fabuleuse collection de cétoines. Leurs chitines colorées scintillent sous la lumière de la lampe. On dirait des pierres précieuses alignées dans une bijouterie : saphir, émeraude, rubis. Chacune différente de l'autre et pourtant toutes aussi magnifiques. Liam reste bouche bée devant la vitrine jusqu'à ce que Quentin le rejoigne.

"Elles sont belles, n'est-ce pas ? Tu savais que certains spécimens sont extrêmement rares ? Des collectionneurs les conservent dans des coffres, comme des joyaux précieux.”Il s'agenouille à côté du fauteuil. “Tu vois celui-ci ?"

Il pointe du doigt une magnifique boule bleu ciel. Liam se penche en avant pour mieux observer. Il peut sentir l'odeur de Quentin, un mélange subtil de camphre et d'épices. Ils contemplent tous les deux l'insecte en silence. Il ressemble à un pendentif oriental sculpté dans une topaze.

"C'est mon préféré. Je m'arrête toujours devant la vitrine lorsque je passe ici," reprend Quentin, à voix basse.

"Il est magnifique," acquiesce Liam, toujours penché en avant.

Quentin se tourne vers lui et le regarde avec un air étrange. Puis, doucement, il se rapproche de Liam et l'embrasse en fermant les yeux. Le contact de leurs lèvres envoie des décharges électriques dans tout le corps de Liam. Instinctivement, sa bouche s'ouvre et accueille la langue de Quentin. Sa main glisse sur la nuque du jeune homme dans une tentative de retenir cet instant à jamais.

Puis, soudain, Liam réalise ce qui se passe et met brusquement fin à cette étreinte, manquant de déséquilibrer Quentin.

"Non, on ne peut pas faire ça," dit-il en reculant son fauteuil, puis en se retournant sans jeter un regard à Quentin. "Je suis désolé, faut que j'y aille."

Il actionne ses roues avec précipitation et gagne l'ascenseur, appuie frénétiquement sur les touches jusqu'à ce que les portes commencent à se refermer. Il ose enfin regarder Quentin. Ce dernier est toujours à genoux devant la vitrine, interdit. Soudain, il se relève et s'écrie en tendant la main :

"Liam, s'il te plaît..."

Les portes de l'ascenseur viennent de se refermer.

Le café fume dans la tasse, dégageant des volutes gracieuses sous le regard vitreux de Liam. Il soupire et avale quelques gorgées, goûtant l'amertume de la boisson. Il peine à émerger de l'état de somnolence dans lequel il se trouve depuis qu'il s'est réveillé à 4h ce matin, comme tous les jours depuis une semaine.

Une semaine, déjà ! se lamente-t-il. Il savait que ce serait dur de couper avec Quentin, mais il n'avait pas imaginé qu'il penserait autant à lui. Surtout la nuit ! ajoute-t-il mentalement en reprenant une gorgée de café.

Même s'il s'en voulait de l'avoir laissé en plan au muséum, il savait qu'il avait pris la bonne décision et s'y était tenu. Il n'avait pas cédé à la tentation de répondre aux nombreux appels de Quentin, et n'avait pas donné suite à ses messages. Oui, c'était brutal et il détestait passer pour un connard, mais c'était nécessaire. Quentin devait reprendre sa vie, sans lui. Il avait même pour cela décidé de changer de centre de rééducation, où il s'imaginait que le jeune homme pourrait l'y retrouver pour lui jeter des reproches mérités à la tête.

"Tu savais que ça finirait comme ça, arrête de te plaindre," se sermonne-t-il.

Il va porter la tasse une troisième fois à ses lèvres lorsque sa sonnette retentit. Il jette un coup d'œil à l'horloge : 8h. Il n'attend pourtant personne. Il est encore en t-shirt de nuit et caleçon mais tant pis, il n'a pas le temps d'enfiler un pantalon. Il roule jusqu'à sa porte d'entrée, abaisse le loquet et l'ouvre... sur Quentin, dont les sourcils froncés sont prêts à en découdre.

"Putain," Liam ne peut s'empêcher de jurer sous le coup de la surprise. "Qu'est-ce que tu fais là ?"

"Comment je t'ai retrouvé alors que tu fais le mort depuis des jours, tu veux dire ? Ben j'ai des contacts au KGB," répond Quentin avec sarcasme. Toutefois, son attitude générale montre plus d'inquiétude que de réelle colère. "Au fait, t'as le bonjour de Lucas, tu sais, ton kiné. Il me fait te dire que tu aurais pu prévenir que tu manquerais votre dernière séance. Tu me fais rentrer ou tu comptes me fermer encore une fois la porte au nez ?"

Liam hésite à refuser mais il sait que Quentin ne lâchera pas l'affaire aussi facilement. Résigné, il s'écarte pour laisser passer le jeune homme.

"Tu veux un café?"

"Je dis pas non," accepte Quentin en s'installant sur le canapé.

Dans la cuisine, Liam essaie de calmer ses esprits. Surtout ne pas céder, se tenir à sa décision. Il verse le café restant dans deux tasses qu'il dispose sur un plateau sur ses genoux puis revient auprès de Quentin. Ce dernier semble bien moins assuré qu'en entrant dans l'appartement.

"Merci," dit-il en prenant la tasse que Liam lui tend.

Un lourd silence s'installe entre eux, chacun étant absorbé dans la contemplation de son café.

"Je suis désolé," disent-ils, au même moment.

Ils esquissent tous deux un sourire. La tension présente entre eux a soudainement baissé d'un cran. Liam reprend :

"Attends, laisse-moi commencer. Je suis sincèrement désolé de t'avoir planté au muséum. J'ai paniqué sur le moment et c'était cruel pour toi. Je sais que ma réaction est violente, je le regrette mais je ne sais pas comment faire autrement." Il dit ces mots qu'il avait répétés tant de fois lors de ses insomnies, d'une traite, sans prendre le temps de respirer. "Tu as le droit de m'en vouloir, même moi je m'en veux," termine-t-il dans un souffle.

"Je t'en veux pas," répond Quentin après quelques instants. "Je comprends même un peu ta réaction. C'est ma faute, j'aurais pas dû t'embrasser, je pensais que..." Il hésite. "Enfin bref, j'aurais pas dû t'embrasser, c'était stupide de croire que tu étais gay toi aussi."

"Mais je suis gay !" le contredit Liam avec plus d'intensité qu'il ne le voudrait. "C'est pas ça le problème."

Quentin écarquille les yeux, ses sourcils s'arquant à l'extrême. "Ah... d'accord. Donc c'est juste que je t'intéresse pas..." dit-il avec une douleur qui révolte Liam.

"Bien sûr que si tu m'intéresses !" lâche-t-il avec colère. Liam est furieux contre lui-même, contre la situation, au point d'oublier les résolutions qu'il suit scrupuleusement depuis des jours. "Tout ce qu'on a fait ensemble ces derniers mois, ça a compté pour moi, qu'est-ce que tu crois !"

Quentin reste interdit, incapable de comprendre la révélation que Liam vient de lui faire. "Mais alors pourquoi tu me fuis ? Pourquoi tu ne me donnes plus de nouvelles ?"

"Pourquoi ? Tu me demandes pourquoi ?" s'emporte définitivement Liam. "Mais parce que je ne veux pas être un boulet pour toi. Parce que je n'ai rien d'autre à t'offrir que des contraintes. Tu sais ce que ça implique de vivre avec un handicapé ? Mettre des heures pour se préparer le matin, devoir tout aménager à moins d'1m50, les rendez-vous chez le kiné, le chirurgien, les escarres, les bas de contention... et merde !"

Il vient de renverser son café à force de gesticuler. Quentin bondit du canapé et court chercher un torchon pour l'essuyer. Quand il revient, Liam est complètement apathique, les yeux fixés sur ses jambes infirmes qui dégoulinent de café. Quentin s'agenouille et essuie doucement les cuisses du jeune homme.

"Je sais tout ça. Tu sais, j'y ai beaucoup réfléchi depuis que je t'ai rencontré. Je me suis renseigné et je ne dis pas que ça ne me fait pas peur, mais je suis persuadé que ça vaut le coup d'essayer." Il relève la tête, cherchant à croiser le regard fuyant de Liam. "Tu ne crois pas ?"

Liam ne répond pas. Il repense à ces derniers mois et à sa joie quand Quentin est avec lui. Il revoit les insectes merveilleux dans leur vitrine au muséum et se dit que parfois ce qui nous rend heureux est notre bien le plus précieux. Il pose une main sur celles de Quentin qui recommence à l'essuyer. Il caresse doucement la joue du jeune homme.

"Pourquoi tu fais ça ?" finit-il par demander, la voix étranglée par l'émotion.

"Parce que j'ai besoin de toi," répond simplement Quentin qui, lâchant son torchon, l'embrasse tendrement.

Il est 23h00 et la chambre est éclairée par la lumière tamisée de la lampe de chevet. Liam est assis sur son lit, pas dessus les draps, le dos bien droit calé avec deux gros oreillers. Il attend avec une pointe d'anxiété que Quentin sorte de la salle de bain.

Pour fêter leurs retrouvailles, ils avaient passé toute la journée ensemble et Liam n'avait jamais autant savouré le temps passé avec Quentin, délivré d'une partie de ses appréhensions et de ses inquiétudes. D'une partie, seulement, car il est encore difficile pour lui d'admettre qu'il pouvait s'engager dans une relation sentimentale sérieuse. Ils prenaient bel et bien un pari tous les deux, et Liam, qui n'était pourtant pas très croyant, prie de tout son cœur pour que le destin leur donne raison.

En tous cas, pour le moment, c'était plutôt l'inquiétude qui dominait son état d'esprit. Quand Quentin l'avait raccompagné à son appartement, il lui avait proposé de prendre un dernier verre, et, pelotonnés l'un contre l'autre sur le canapé, l'idée qu'il pouvait aussi passer la nuit avec lui avait germé en lui, avec suffisamment de force pour qu'il en vienne à le proposer. Quentin avait paru hésitant mais avait fini par accepter.

Liam n'a pas eu de relation sexuelle depuis son accident, et il était inquiet de la façon dont son corps pourrait réagir ou, pire encore, ne pas réagir, avec Quentin dans son lit. Il a l'impression d'être dépucelé une seconde fois. L'espace d'un instant, il se dit qu'il pourrait s'enfuir, mais Quentin a poussé son fauteuil à l'autre bout de la pièce lorsqu'il l'a aidé à monter sur le lit. Il faudrait que je lui dise de faire attention à ça pour les prochaines fois, se dit Liam. Les prochaines fois... cela le fit sourire. Ainsi, il se projette vraiment avec Quentin. C'était aussi improbable qu'inespéré si l'on considère l'état d'esprit dans lequel il se trouvait en se levant ce matin.

Il a encore le sourire aux lèvres lorsque Quentin quitte la salle de bain.

"Qu'est-ce qui te fait rire ?" demande-t-il. Il est presque nu, et ne porte qu'un slip coloré qui met ses attributs en valeur. Liam marque un temps d'arrêt avant de lui répondre, la bouche soudain sèche.

"Rien. Tu portes toujours ce genre de sous-vêtements ?" Cette fois-ci c'est au tour de Quentin de sourire.

"Bah oui, pourquoi ? T'aimes pas ?" Il répond en se hissant sur le lit, et en s'asseyant à califourchon sur les jambes de Liam. "Ça va, je ne te fais pas mal ?"

"Non, t'inquiète," répond ce dernier en plaçant ses mains sur les hanches du garçon.

Quentin passe les siennes sous le T-shirt de Liam et presse doucement ses pectoraux. Leurs bouches se rejoignent dans la foulée. Leurs lèvres restent soudées quelques instants puis Quentin tire sur le vêtement de Liam, visiblement impatient de passer à la suite.

"Attends," l'interrompt celui-ci en saisissant ses poignets.

"Quoi ? T'as pas envie ?" s'inquiète Quentin.

"Si, bien sûr, mais c'est juste que... enfin je ne sais pas à quoi tu t'attends, mais il y a des trucs que je ne suis plus trop capable de faire."

"Comment ça ?" demande Quentin d'un air attentif.

Liam sent son cœur s'affoler : il allait vraiment devoir lui expliquer ! Sa main se pose sur le slip du jeune homme, au travers du fin tissu il peut sentir le membre déjà dur. "Ben tu vois, chez moi c'est plus aussi... vigoureux." Il s'enlise dans des explications qui le gênent, cherchant ses mots. "Et puis, je ne suis pas non plus très mobile... tu sais... niveau positions."

Quentin sourit doucement en entendant ces mots, ce qui accroît encore plus son malaise.

"Non mais t'as cru qu'on allait tourner un porno ? Je sais bien que je n'ai pas toujours les yeux en face des trous, mais j'ai quand même une petite idée de ce qu'on peut faire ou pas faire tous les deux. Pour le reste, on n'a qu'à explorer ensemble, non ? Qu'est-ce que t'en penses ?" Il adresse un grand sourire à Liam qui fait un peu la moue, décidément il agit vraiment comme un puceau ce soir.

"Sinon, tu veux bien m'aider là ?" reprend Quentin. "Parce que je ne peux pas t'enlever ton t-shirt si tu n'y mets pas un peu du tien."

Quentin marque un temps d'arrêt pour contempler le torse de Liam. Il est visiblement impressionné par les bras musclés et les pectoraux saillants du jeune homme. Il palpe et masse les muscles de Liam, comme s'il voulait s'assurer qu'ils soient bien réels. À chaque passage, il s'attarde sur les tétons qui durcissent d'excitation, les pinçant légèrement du bout des doigts. Liam gémit à chaque fois, enivré par un désir insoupçonné qui monte en lui.

Ses mains calleuses cherchent à caresser le corps de Quentin à travers le tissu du sous-vêtement. Il finit par se frayer un chemin lorsque Quentin se soulève légèrement, et saisit le membre convoité, faisant pousser un gémissement au jeune homme. De son autre main, il caresse les fesses rebondies, ses doigts glissent entre les deux lobes et pressent la zone sensible, déclenchant un nouveau soupir de plaisir.

C'est dans cette chambre faiblement éclairée qu'ils se donnent l'un à l'autre avec passion, après s'être longuement étreints. Quentin se positionne au-dessus de Liam pour que ce dernier puisse le savourer avec sa bouche. Tout en laissant jouer ses doigts sur ses parties intimes, Liam tend la corde du plaisir jusqu'à ce que Quentin jouisse avec exaltation.

Puis, après quelques instants de douce torpeur, Quentin découvre le sexe de Liam et, avec beaucoup de douceur et d'attention, il l'entraîne sur le chemin sur le lequel il l’a devancé. Le membre de Liam, d'abord récalcitrant, s'anime progressivement lorsque Quentin mordille ses tétons, déclenchant des ondes de plaisir dans tout son corps. Les sensations s'amplifient, se propagent différemment mais intensément, jusqu'à ce qu'il atteigne l'orgasme à son tour, surpris lui-même par la réponse de son corps qu'il croyait éteint.

Épuisés et apaisés par ce moment d'abandon, les deux amants s'endorment l'un contre l'autre, comme s'ils ne formaient plus qu'un seul corps.

Une demi-sphère rouge et noire rampe le long d'une jambe maigre et blanche, sans attirer l'attention de son propriétaire. Ce dernier est allongé dans l'herbe, les yeux fermés, profitant du soleil de mai. Il se sent bien, à peine incommodé par le chatouillement des brins odoriférants sur sa nuque. Sa main se perd dans la tignasse frisée de son compagnon, dont la tête repose sur son torse.

Quentin ouvre des yeux endormis. Il aperçoit alors la toute petite goutte rubis qui se rapproche inexorablement de son nez.

"Coccinella septempunctata!" s'écrie-t-il, faisant sursauter Liam.

"De quoi?"

Quentin attrape délicatement l'insecte et l'approche tout près du visage de son compagnon.

"Coccinella septempunctata," répète-t-il avec cette passion qui le caractérise tant. "La coccinelle à sept points, ou bête à bon Dieu. Elle est belle, hein?"

À ces mots, la bestiole ouvre ses élytres et déploie ses ailes transparentes pour s'envoler vers un lieu plus tranquille, loin de cet entomologiste trop enthousiaste.

Liam se redresse finalement et prend Quentin dans ses bras pour l'embrasser sur la joue.

"Elle est magnifique ! Bon, maintenant qu'on est réveillés tous les deux, on peut peut-être se mettre en route vers le ciné ? La séance commence bientôt et il faut que tu m'aides à remonter sur mon fauteuil."

Depuis qu'il peut compter sur Quentin, Liam est beaucoup plus enclin à quitter son fauteuil dans les lieux publics, même s'il est parfois un peu difficile pour Quentin et sa silhouette chétive de l'aider à se remettre en selle.

"Oui, mais avant j'ai quelque chose pour toi," murmure Quentin.

Il sort un petit paquet de son sac à dos et le pose devant Liam, puis se place dans son dos pour l'aider à se tenir assis plus confortablement. Ses mains s'attardent sur les épaules de Liam, les massant légèrement.

"Qu'est-ce que c'est?" demande Liam en déchirant doucement le papier.

Il découvre alors un petit écrin en plastique transparent dans lequel trône une magnifique cétoine d'un bleu céruléen, ses reflets métalliques captant la lumière du soleil. Liam contemple l'insecte avec émotion, touchant délicatement la surface de l'écrin, jusqu'à ce qu'un doute le prenne:

"Tu l'as volée au muséum?"

Quentin éclate de rire et l'embrasse dans le cou, son souffle chaud contrastant avec la brise légère qui les enveloppe.

"Mais non, idiot. T'es au courant que les insectes, ça existe en plusieurs exemplaires au sein d'une même espèce? Je l'ai trouvée lors d'une sortie avec mon groupe d'entomologie amateur. Je pensais à toi dès que je l'ai vue... Ça te plaît?"

"Oui, merci beaucoup. Elle est magnifique," répond Liam, la voix légèrement tremblante d'émotion. Il tourne la tête vers Quentin et ajoute: "Comme toi."

Les deux garçons s'embrassent alors tendrement, au milieu de l'herbe et des fleurs des champs. Autour d'eux, des milliers d'yeux et d'antennes sont les témoins privilégiés de leur amour qui s'épanouit, aussi naturellement que les bourgeons au printemps.

Liam ne peut s'empêcher de penser au chemin parcouru depuis ce jour au muséum où il avait fui, persuadé qu'il n'avait rien à offrir. Aujourd'hui, allongé dans l'herbe avec Quentin, il sait que ce n'est pas son corps brisé qui définit ce qu'il peut donner, mais son cœur réparé.

"À quoi tu penses?" chuchote Quentin contre ses lèvres.

"À nous. A notre chance. »

Et comme pour accompagner ses mots, une nouvelle coccinelle se pose sur leurs mains enlacées.

 

Fin

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Clémentine
Posté le 17/03/2025
C'est très beau, merci pour ce moment ! :) j'aime beaucoup l'écriture, c'est très fluide et bien écrit.
L'histoire est belle, on passe un très beau moment avec Liam et Quentin.
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