Il y a des villes qui ne ressemblent à aucune autre. C'est ce qu'on dit de Rio de Janeiro, de New-York, d'Istanbul, d'Alexandrie, ou encore de Mexico mais moi je n'en sais rien, je n'y suis jamais allé. Mais en janvier 1980 j'étais à Berlin et je peux dire que Berlin ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. Il faut bien avouer que je ne connaissais pas grand-chose du monde à cette époque, j'avais juste vingt ans, un gamin que le devoir national avait arraché à sa province natale, un candide mêlé à d'autres candides, des milliers de candides à qui on avait confié un fusil pour défendre la Nation. Oh bien sûr, nous n'étions pas en guerre mais il fallait être prêts, et comme les plus grands stratèges du pays étaient tous d'accord pour désigner d'où viendrait l'ennemi, on nous avait envoyé à Berlin, moi et quelques autres candides, pour montrer à ceux d'en face que les fils du libre occident étaient prêts à défendre leur patrie jusqu'au dernier. Cela s'appelle la dissuasion. Et pensez donc qu'ils tremblaient dans leur treillis, les candides d'en face, quand ils nous voyaient défiler le long du mur avec notre fusil rutilant, notre manuel militaire, et notre béret enfoncé jusqu'aux oreilles pour essayer de tenir au chaud les rêves et les illusions que bercent les candides à cet âge-là. Peut-être qu'ils berçaient les mêmes rêves, les candides d'en face ? Mais on ne l'a jamais su parce qu'aucun de chez nous ne leur a jamais demandé. J'étais donc à Berlin en Janvier 80... Berlin je m'en souviens, je n'en connaissais rien que ce que m'avait appris mon professeur d'histoire l'année du Bac, au Lycée d'Etat Mixte de Maubeuge : "Berlin, disait-il en pointant le doigt en l'air comme pour prendre Dieu à témoin, Berlin est tout pareil à Rome et tout contraire à la fois. Tout pareil par ses ambitions de régner sur le monde et tout contraire par sa destinée car si Rome a brûlé au zénith de sa gloire, Berlin se consume encore au plus profond de sa honte." Ces mots n'avaient alors pas de signification pour le lycéen que j'étais mais j'avais trouvé la formule cinglante et bien rythmée, et puis elle me semblait bien à retenir pour le jour du Bac. Le jour du Bac je suis tombé sur la guerre d'Algérie. Mon index pointé en l'air, je jurais contre le Dieu des lycéens qui m'avait trahi !
Et me voilà en janvier 80 au cœur de cette phrase cinglante et bien rythmée, au cœur de cette leçon d'histoire. Je ne suis ni Néron ni Hitler mais un petit candide kaki chargé de garder son mètre de frontière, son morceau de mur de la honte. Car la honte dont parlait mon professeur était toute entière contenue dans ce mur construit par les hommes pour séparer les hommes, ce mur tendu entre le nord et le sud comme un gigantesque filet de tennis. De part et d'autre deux colosses se livrent une partie sans fin, sans gloire promise, et dénuée de sens pour les pauvres mortels que nous sommes. Peu importe qui l'emportera, peu importe quel est l'enjeu de cette partie. Une seule chose compte : engager toute sa force dans le duel ! La ville entière participe au match : la pureté des marbres qui ornent l'Opéra d'Etat coté Est rivalise de magnificence avec la luminosité des façades vitrées de l'Europa-Center côté Ouest, et la débauche baroque de néons qui illuminent les restaurants et commerces de luxe du Kurfürstendamm semble répondre à l'arrogante rectitude de la Karl-Marx-Allee. Moi, dans cette colossale partie de tennis qui opposait un communisme effronté à un capitalisme impudique, je souhaitais seulement ne pas avoir à jouer le rôle du ramasseur de balles.
Janvier 80 à Berlin, il faisait froid ce soir-là mais je n'avais pas envie de rester au casernement avec les autres, à tromper l'ennui à coups de belote et de rebelote, à coups de bouteilles de bières, à coups de gauloises-troupes fumées jusqu'au raz du filtre, à coups de rien parce que l'ennui revient toujours, plus âcre comme un relent d'estomac. Il faisait froid ce soir-là mais j'avais quand même décidé de sortir. En quittant la chambrée, je saluais les autres candides. L'un d'eux a dû me lancer une plaisanterie car ils se sont mis à rire mais je ne l'ai pas entendue, j'étais déjà ailleurs. Ailleurs... J'étais toujours ailleurs, ailleurs l'herbe est plus verte, ailleurs le ciel est plus bleu, ailleurs l'air est plus… Transparent ? Ce qu'il y a de bien avec ailleurs, c'est qu'on n'y est pas et qu'on ne peut donc pas voir comment tout est comme ici. Mais peut-être après tout que ce qui rend l'ailleurs si attirant, c'est justement qu'on y est absent ; ailleurs on n'a que faire de son enveloppe charnelle, de ses ennuis, de sa vie, puisque tout ça est resté là-bas, dans un autre ailleurs. Non, décidément cela ne voulait rien dire, mes idées s'embrouillaient, s'embrumaient et rouillaient, s'enrhumaient et bredouillaient… Stop ! Il faisait froid ce soir-là et j'étais déjà loin de la caserne. Je marchais, les poings dans les poches crevées, le col de mon paletot remonté jusqu'aux oreilles, les cheveux collés par l'épaisse brume, j'étais -comment dire ?- j'étais bien, libre comme le poète. Mes pas m'avaient conduit presque malgré moi jusqu'au Kurfürstendamm, j'avais été happé par cette grosse artère jusqu'au cœur de la ville, jusqu'au ventricule ouest en tous cas. Je remontais l'avenue en direction de la Gedächtnis-Kirche, l'église cassée, singulier géant décapité, resté planté en érection au milieu de cette incessante circulation de voitures et de piétons, minuscules globules procaryotes, aspirés et refoulés dans un ballet rythmé par les feux valvulaires rouges, oranges et verts.
Curieux édifice que cette église cassée dont il ne restait pour ainsi dire que la tour principale tronquée au niveau du clocher, témoin de la folie des hommes. Comme pour se faire pardonner après l'avoir mutilée, les hommes ont greffé sur cette tour une église nouvelle dans un style architectural très épuré : une jambe de bois et un œil de verre pour l'église du souvenir. Souvent je suis resté contemplatif à ses pieds, fasciné par cette silhouette gracieuse par son élan et monstrueuse par son amputation : un coït interrompu en quelque sorte ! J'en connaissais tous les détails, toutes les pierres, toutes les sculptures. Un personnage retenait plus particulièrement mon attention, un angelot juché au-dessus de la clef de voûte de porte principale. C'était un drôle d'angelot qui tenait dans ses mains une pique avec laquelle il taquinait le postérieur d'un guerrier, ou peut-être d'un gladiateur en train de combattre un ennemi. Son visage était serein et il affichait même un sourire satisfait. Ce qui m'avait frappé dans ce drôle de personnage la première fois que je l'ai découvert, c'est qu'il me donnait l'impression de me regarder du haut de son perchoir. Oui, je m'en souviens encore, il me regardait avec son sourire satisfait, et il donnait même l'impression de me suivre du regard lorsque je changeais de place pour l'observer. Plus que l'église toute entière, c'est cet ange qui était pour moi un mystère car il était de toute évidence le seul morceau resté vivant du géant décapité, une tache de vie sur le colosse pétrifié.
Ce soir-là, il faisait froid, et la brume était trop épaisse pour que je m'arrête en contemplation devant mon angelot. Je prenais à gauche après la Gedächtnis-Kirche pour me retrouver dans la Kantstrasse. J'accélérais le pas, j'approchais de mon abreuvoir habituel, le Zum Keller. Un drôle d'endroit en vérité que ce Zum Keller : quelques marches de pierre descendaient vers une porte basse sous un immeuble vétuste, derrière cette porte un souterrain s'enfonçait vers un immense réseau d'excavations qui avait dû servir précédemment de carrière. Dans chaque recoin de chaque excavation était installé un bar, et dans chaque recoin de chaque bar était installé un bidasse : ambiance rustique, j'étais Orphée et je descendais aux enfers... Toujours le même bar, chez Frida : "Komm her, petit Franzose !" me lança-t-elle de derrière son comptoir dès qu'elle m'aperçut. Frida riait à gorge déployée, une expression qui prenait toute sa dimension avec cette plantureuse Walkyrie quinquagénaire. Elle avait toujours l'alcool gai, heureusement pour elle car il était devenu son compagnon depuis que... Mais c'était sa vie. Je me suis toujours demandé si elle s'appelait vraiment Frida ou si elle avait choisi ce prénom pour faire "couleur locale". Assis au comptoir devant mon demi-litre de bière, je regardais Frida qui riait aux éclats et je comptais ses dents cariées pour tromper l'ennui -belote, rebelote et relent d'estomac- quand soudain je vis glisser dans la pénombre le visage de l'angelot, de mon angelot qui me regardait avec son sourire satisfait. J'étais sans réaction mais mes deux pieds avaient déjà dégringolé du tabouret de bar sur lequel j'étais assis, entraînant mes deux jambes et tout le reste de mon corps avec ! A peine le temps de réajuster mon paletot dans ma course et j'étais dehors en train de courir derrière une silhouette de carnaval, me voilà Don Quichotte à la poursuite du fantôme de l'Opéra !
"Qui es-tu ?" criais-je à ce long manteau noir entre deux halètements. "Eniah !" répondit la silhouette en accélérant le pas. Elle prit à gauche en direction du zoo et le hurlement des hyènes par delà le mur d'enceinte me glaçait le sang, puis elle s'engagea dans le quartier nord, la tête me tournait, je ne savais plus où j'étais, je courrais derrière elle dans ce dédale de ruelles, autant pour la rattraper que par peur de perdre cette Ariane. Zut ! Je trébuche, mon lacet est défait, j'ai perdu le fil, je suis las et défait. Un genou sur le sol, je cherche mon souffle en renouant ma chaussure... Il a disparu. Je suis seul et transit dans cette ruelle sombre. Qu'est-ce que je fais ici ? Le silence est pesant, je me sens étranger, j'avance à pas comptés vers une rue éclairée. Soudain un homme surgit de derrière les poubelles, il me saute à la gorge et me visse dans l'oreille le canon d'un pétard -je voudrais être ailleurs- mais mon ange m'apparaît, le sourire satisfait. "Eniah !" je crie son nom en poussant le garçon qui perd l'équilibre, je reprend le dessus et m'empare du calibre, il est à ma merci. "Tue-le !" me crie mon ange, il vient de l'autre coté, il est ton ennemi. Dans ses yeux je peux lire que sa peur vaut la mienne, je jette l'arme du non-crime, il sourit et s'enfuit. Eniah s'en va aussi, "Eniah, ne t'en va pas !" E N I A H je crie ton nom mais c'est H A I N E que renvoit en écho le mur de la honte !
Ce jour là j'ai compris pourquoi j'aimais ma vie... Je suis ici, pas ailleurs.