« Ça y est, j’éteins la lumière. Voilà. Je ne sais pas si je devrais tirer les rideaux ou les laisser ouverts. Là il ne fait pas nuit mais sinon… Non, ce serait trop sombre !
Voilà mon chez moi. J’espère que je ne gêne pas, juste au cas où ? Ce serait agréable de se sentir entourée, enfin, que ce soit un peu plus vrai bien sûr. C’est ça.
En attendant j’ai elle, et vous. Mais vous c’est un peu vague, c’est histoire d’avoir une audience au moins, sinon comment essayer de me convaincre que non, je ne suis pas pathétique à disserter toujours toute seule ? Je ne leur dis jamais ça. Ils ne me croiraient pas, ou ils me croiraient folle… Pourtant je parle je discute je dialogue ! J’essaie même de l’assumer…
Si j’ai des bébés il faudra bien que je le leur explique, à moins qu’ils ne se soient habitués, forcément. Mais peut-être que les mauvaises langues médiront, parce que les petits ça répète tout. Bon ce n’est pas bien grave après tout, je crois que ça se mettra en ordre tout seul par magie les choses avancent souvent ainsi. Et puis notre progéniture doit bien saisir nos désirs et ne pas trop les contrarier sinon la dérive est certaine le navire coule et tout bonheur se noie… (et la civilisation boit la tasse…). Enfin pour le moment je n’ai pas de bébés. (j’ai ma bouteille). (J’espère que j’en aurai !).
Et je ne suis pas fatiguée.
Ça y est, je ne sais plus ce que je pensais à l’instant _ cette fâcheuse habitude de changer d’idées perpétuellement est usante. Mais c’est aussi un des avantages de la discussion en solitaire : on argumente, on n’est pas contredite, on peut entrecouper tout cela brusquement et sans se justifier pour dormir, par exemple, ou pour chantonner un petit air qui nous vient à l’esprit subitement ‘if only my heart had a …’.
On peut chanter faux, naturellement, et s’applaudir. Je ne vais pas jusque-là. Ça je le réserve à ma future sénilité sinon rien ne me semblera neuf et excitant.
Tiens, ça me fait réaliser que je ne me parle jamais (au grand jamais!) d’excitation… C’est sûrement que la censure est utile pour ne pas devenir incontrôlable. Je m’interdis toute injure injustifiée contre vous, on s’en doute, je m’interdis certaines chansons pas du tout du tout dans mes valeurs, et je m’interdis toute obscénité. Sinon plus de limites. Imaginez qu’un beau jour je reste bloquée, un courant d’air passe et hop ! Je reste bloquée dans cet état. Il est évident que je préfère être trouvée en train de disserter dignement de littérature voire, à la limite, d’émissions télévisées.
Car il faut garder la face, même dans la démence. Enfin si je pouvais, je le ferais.
C’est pourquoi si je devais devenir folle et me confondre avec un autre je serais sûrement Elle. Comme ça je serai digne, intelligente, cultivée, aimée, passionnée, ouverte mais sélective, belle il paraît, et on affluerait pour avoir l’honneur de faire mes éloges en m’aidant à manger.
A tout casser, et tout bien pesé, je préfère pour le moment rester moi-même et converser agréablement de la pluie et du beau temps, de ma peur des mouettes et de leur regard sanguinaire, etc etc.
Si jamais je ne sais plus quoi penser pour me divertir je m’arrête au hasard sur un mot et je vois ce que je peux bien en faire. Exemple : voiture. Mais là ce n’est pas drôle, c’est cette saleté du quotidien qui pervertit ma soirée. Alors j’utilise mon bonus (ce n’est pas lucratif mais qu’est-ce qu’on se marre!) et je change. Exemple : Elle. Au hasard.
En réalité je choisis toujours le même sujet parce qu’il ne me lasse pas. Dans un sens c’est un peu une idole, mais une idole intellectuelle alors vous vous en doutez à premier abord c’est moins palpitant et il est plus compliqué de s’y identifier. Mais c’est faisable, c’est faisable, avec un petit effort d’imagination. Vous pouvez bien faire ça !
Certains diront qu’elle était snob, mais ces rumeurs de jaloux ça me fait bien rire. Elle était acide et voyait les choses telles qu’elles étaient. Et n’oubliez pas que c’était avant. Pas Avant, ce n’est pas si vieux elle aurait pu être mon arrière grand-mère, mais avant tout de même et bienheureusement les choses évoluent. Tout en se dégradant. Bref. Elle était aussi féministe, ce qui n’est pas pour me déplaire. Alors je me ressers avec décision un verre d’un petit quelque chose qui réchauffe et je l’engloutis à sa santé.
Je retire ce que je viens de dire, c’est ridicule parce que primo elle n’est plus, hélas, de ce triste monde, et deuzio parce que la santé, la vraie, elle ne l’a jamais eue.
D’ailleurs au final ce ne fut pas une mort fascinante, elle a tout bêtement coulé, elle s’est tout bêtement noyée…
C’est pourtant ce qui m’avait plu de prime abord, et je l’ai aimée avant même l’avoir lue, comme De Quincey ou Nerval… On lit un bout de biographie, des morceaux croustillants qui pétillent et nous laissent sur notre faim ; on entend parler drogue-folie-suicide on est adolescent alors on croque avidement ! (j’ai trente ans passés et cela perdure, dois-je consulter ? Ou bien m’abonner aux chaînes américaines allemandes italiennes riches en rebondissements et scandales familiaux ???).
Saviez-vous que Nerval baladait son homard (ou une chose dans ce goût-là) en laisse au bout d’un ruban peut-être bleu ? Voilà qui excite toute curiosité littéraire ; que peut donc écrire un homme prenant un homard pour un animal domestique et si soucieux des convenances esthétiques (le ruban rose…) ? Lui aussi je l’aime d’ailleurs.
C’est fou ce que j’aime les morts, c’est notre imaginaire qui doit les rendre si beaux, une clarté étrange qui sort des yeux, des narines, une esquisse d’auréole sur un crâne dégarni, et pas de risque de déception.
De Quincey lui n’était pas fou mais drogué, ce qui peut amener sensiblement aux mêmes résultats, et à de belles paroles. Je crains que ce ne soit plus dû à sa naissance heureuse (l’agencement des neurones des chromosomes que sais-je ?), mais au cas où cela puisse m’inspirer ou faire apparaître une muse je me sers un autre verre et on verra bien la fin.
Si ça foire je crierai Hic ! et je serai déresponsabilisée de tout ça. Et si ça foire je ne le saurai pas et je m’endormirai en bavant du whisky sur des feuilles grisées.
C’est que je dois écrire sur elle ; enfin, c’est le but que je me suis fixé, mais sans décider vraiment de la forme… Ce sera une sorte d’hommage, ou de gribouillage. C’est bien pour ça que je suis ici, je n’aurais tout de même pas déboursé une telle somme pour la maison de Madame-tout-le-monde. Je me suis dit que ça pourrait libérer des ondes, une énergie, ou quelque chose comme ça qui puisse aider… C’est d’ailleurs bien parti, pour tout vous dire, car il me semble que le courant passe bien dans la chambre, particulièrement.
Et puis il y a ces petites effluves agréables, peut-être des signes, non ? »
J'aime bien, c'est comme le whisky, c'est fort et ça réchauffe....on se sent accompagné soudainement.
Tu nous offres ta présence. J'espère que tu retrouves ici un peu de cette belle compagnie pour toi aussi.
Merci encore pour ce beau texte :-)
C'est un cocktail explosif que je boirai, avant et après avoir lu ;)