Je dégageai une pierre, une dernière, et enfin, le passage se libéra.
À notre arrivée dans la caverne dorée, il laissa échapper un cri désabusé. Car d’or, il ne s’en trouvait pas.
— Tous ces périls pour rien !
Ses lamentations le suivirent au-dehors, aussi célères que ses jambes empressées.
Et moi, je restai. Je restai parce que sur les murs de la caverne illuminée, l’astre du jour paradait ses reflets. Parce que ses raies d’or caressaient d’anciens dessins indistincts esquissés de la main de l’Humain.
Il était venu pour les richesses et m’y avait traîné. Je cherchais le savoir, et ici il s’étalait.
Des reflets guillerets gambadaient sur les parois ondulantes, réveillaient de leur long sommeil des scènes dont la beauté surpasse les rêves. Vague après vague de paysages impossibles bâillait, s’étirait et flânait en délicats ballets, comme pour se disputer mon attention ; et tout à la fois, ma présence les indifférait, ces merveilles nonchalantes, reposées, rassasiées. Je les imaginais pleinement conscientes de leur mérite, de recevoir leur dû sans l’y forcer : l’admiration des profanes ; leur droit de naissance.
Mes paupières papillotaient malgré moi, troublées d’un pareil enchantement, et je regrettais de devoir les fermer, même pour un instant.
Je me perdis dans cet autre monde, sans désir qu’on m’y retrouve.
Ma main indigne et fruste survolait les fresques sacrées, mue par une étrange aisance. Ce charmant univers jalousé des cieux eux-mêmes, je m’y sentais chez moi, comme si j’en découvrais le sens. Les sables du désert où j’avais grandi ? Des imposteurs, qui tout ce temps m’avaient soustrait à mon véritable foyer.
La caverne millénaire aux mille et une merveilles, je la protégerais.
*
Le ssserpent sssinueux
M’a sssupplié de desssiner
Il sssiffle et sssusssurre
Je sssaurais le sssatisssfaire
Mǒkdùl observait en biais le peintre du monde immatériel accoucher de terres vives et sauvages, ouvrir des portes sur d'autres mondes, des mondes interdits aux mortels, interdits même aux shamans sauf dans les boucles de fumées de la rougeherbe. Ces mondes-là, les sorciers au mieux les entrevoient, sans jamais les toucher du doigt. Mais Ésám y vivait, les sentait, entendait, les goûtait et les touchait.
Et Mǒkdùl s'impatientait.
— Qu’est-ce que tu fais ? Le Zār a sonné le rassemblement. On t’attend.
— Sculpte galet dans le ciel.
Il marqua une pause déçue. Tourna son attention vers Mǒkdùl – mais ni ses yeux ni son corps, tout occupés à leur tâche délicate.
— Mǒkdùl a dû demander… chuchota-t-il. Veut dire c'est pas bien fait.
Le guerrier ouvrit la bouche pour protester : bien sûr qu’il avait reconnu l’astre vagabond, l’astre scintillant ! Mais Ésám n’écoutait pas.
Un petit oiseau
Vit un scintillement
Sur un mont lointain
Là-haut s’envola
Et trouva un astre
Une étoile froide
Seule au bout du monde
Dans son bec la prit
Mais l’étoile fondit
L’oiseau l’oublia
— Ressemble pas au vrai… Suis mauvais-mauvais. Suis bête-bête.
— Arrête, Ésám. Quand un génie se traite d’idiot, c’est une insulte à tous les normaux comme moi.
Il fureta les alentours : le barda de breloques, le bric-à-brac de bricoles, le bazar de babioles. Des portraits réalistes poncés dans les pierres de sable aux esprits empreints dans la poterie, en passant par les ivoires ciselés, les pierres peintes et les instruments dispersés.
Des miracles, d’après les Aïeux. Un don des dieux. Du temps et de l’eau gâchés, d’après Mǒkdùl.
— Je vois pas ton jouet. Tu l’as perdu ?
— Pas un jouet.
Le fragment de verre teinté
Le plus précieux de mes biens
Il miroite et chatoie
Quand je le porte aux nues
— Cadeau pour Shǐná.
Mǒkdùl plissa les yeux, mais parvint à sourire.
— Oh ? Tu lui demandes sa main ?
Ésám ne répondit pas, ce qui avait souvent valeur de consentement.
Shǐná
Charnue
Chignon
Chenu
Shǐná
Dis-moi
Si joie
Vivra
— T’es pas tout à fait… Elle pourrait vouloir un meilleur mari. Et si elle refuse ?
— Pas grave. L’habitude qu’on m’aime pas.
Mǒkdùl ne masqua pas son rictus ; l’artiste ne remarquait pas ces choses-là.
Et quand l’inspiration le quitta, Ésám inscrivit une dernière incision à l’astre que Mǒkdùl ne reconnaissait pas, et se leva. Il se leva d’un seul mouvement, d’un geste souple et sautillant, comme si le sol ne l’attirait pas vraiment ; pas lui.
Mǒkdùl soupira et mena la marche. Il lui sembla toutefois, mais il se trompait certainement, qu’Ésám s’écartait plus que d’ordinaire.
Peu importe.
Et comme ils s’y étaient attendus, le Zār annonça le départ de la tribu. Et Shǐná s’avança au centre du cercle des hommes, un précieux présent entre les mains, et accrocha le regard fuyant du peintre des esprits. Elle roulait le fragment de verre teinté entre ses doigts, soucieuse de ne pas le laisser choir. Les rayons de Mur s’y réfugiaient et s’y multipliaient.
Et l’artiste sourit.
Et Mǒkdùl se rembrunit.
Ésám
ravi
Ésám
revit
Ésám
rosit
Mon cœur
rugit
Quand les Aïeux joignirent leurs mains, Mǒkdùl rumina. Quand le shaman prit les dieux pour témoins, Mǒkdùl s’échappa. Quand les époux s’embrassèrent, il s’emporta.
La tribu remballa, plia, attela ; elle chargea les bêtes et les bras ; et enfin, elle s'éloigna.
Seul Mǒkdùl restait introuvable, mais il saurait suivre sa trace dans le désert.
Seul l’artiste resta en arrière. Il avait des trésors à trier, des peintures à protéger, des rêves à ranger.
Et cette fois-ci, les bras tombants, son silence valait refus.
Piétinées, les poteries ; craqués, les croquis ; brisées, les broderies ; tailladées, les tapisseries ; ravagée, la verrerie.
Et l’artiste égara son regard épars sur le carnage, au rythme des rires du guerrier. Sous son pied levé, quelques œuvres subsistaient.
— Détruis-moi ! Détruis pas les choses j’ai faites !
Et devant ses yeux, Mǒkdùl cassa les dernières de ses sculptures. Il laissa l’artiste contempler son anéantissement, puis le tua à son tour.
De son dernier regard pourtant, le peintre poignardé remarqua que son meurtrier avait omis d’effacer les murs de la caverne dissimulée. Et sans plus pouvoir bouger les lèvres, il sourit intérieurement, heureux un dernier instant de savoir que ses œuvres traverseraient le temps.