Le bar n'avait pas changé. Toujours cette lumière tamisée, ces étagères de bouteilles illuminées comme des trésors, et ce murmure de piano, doux et insistant, qui s’accrochait aux murs comme une vieille confidence. Ce soir-là, le pianiste jouait un morceau plus vif que d’habitude, presque nerveux. Ses doigts couraient sur les touches, mais une tension imperceptible se glissait dans ses notes.
Derrière le comptoir, le barman essuyait un verre, concentré, comme si ce simple geste contenait tout l’ordre du monde. La porte s’ouvrit avec un tintement clair.
Une femme entra. Élégante dans son manteau de laine, mais les cheveux légèrement en bataille, elle avançait avec la nervosité de quelqu’un qui hésitait à être là. Elle s’arrêta, balaya la pièce du regard, puis s’assit au comptoir.
Le barman leva les yeux, un léger sourire flottant sur ses lèvres.
- Cliente: « Est-ce que vous servez des réponses ici ? Ou seulement des verres ? »
- Barman (calme) : « Parfois, l’un conduit à l’autre. Parfois, ni l’un ni l’autre. Vous voulez commencer par quoi ? »
Elle haussa les épaules, esquissant un sourire amer.
- Cliente: « Faites-moi quelque chose de fort, mais doux en même temps. »
- Barman: « Un mélange d’opposés, donc. Très bien. »
Il se tourna vers les étagères derrière lui, ses doigts glissant sur les bouteilles comme un chef d’orchestre choisissant ses instruments.
Il attrapa une bouteille de gin infusé au thé fumé et versa une dose précise dans le shaker.
- Barman (en versant) : « Une base solide. Intense, mais avec une chaleur persistante. »
Ensuite, il ajouta une liqueur de fleur de sureau, fine et transparente.
- Barman (avec un sourire discret) : « La douceur d’un souvenir heureux, pour équilibrer. »
Il pressa un citron frais, laissant l’acidité se mêler au mélange.
- Barman: « L’acidité d’un désaccord, mais nécessaire pour éviter que tout devienne trop fade. »
Enfin, il ajouta un sirop de piment doux, vibrant de couleur.
- Barman: « Une touche d’épices. Parce que toute passion mérite un peu de feu. »
Il secoua vigoureusement le shaker, le mouvement précis et hypnotique, avant de verser le tout dans un verre à cocktail.
D’un geste délicat, il pulvérisa une brume de zestes d’agrumes au-dessus du verre, l’enveloppant d’un parfum subtil. Enfin, il déposa une tranche de piment finement coupée en guise de garniture.
- Barman(en posant le verre devant elle) : « Voici. Un mélange de force et de douceur, avec une note épicée pour le piquant des émotions. »
La cliente le regarda un instant, intriguée, avant de prendre une première gorgée. Ses yeux s’écarquillèrent légèrement, et elle laissa le verre reposer doucement sur le comptoir.
- Cliente: « C’est… exactement ça. À la fois apaisant et brûlant. Comment faites-vous ça ? »
- Barman (avec un sourire mystérieux) : « Ce n’est pas moi. Ce sont les saveurs. Elles parlent à ceux qui veulent bien écouter. »
Le silence s’installa, seulement troublé par les notes du piano. La cliente joua distraitement avec le bord de son verre, avant de se lancer :
- Cliente: « Je ne sais pas pourquoi je suis ici, vous savez. Ce n’est pas mon genre de venir seule dans un bar. »
-Barman: « Peut-être que ce n’est pas un bar que vous cherchiez. »
- Cliente(après une hésitation) : « Peut-être. »
Elle soupira, son regard se perdant dans le verre.
- Cliente: « C’est idiot. Une dispute, comme il y en a toujours dans un couple. Mais cette fois… je ne sais pas. J’ai l’impression que tout s’effondre. »
Le barman resta silencieux, attendant qu’elle continue.
- Cliente: « On est ensemble depuis cinq ans. Elle dit que je suis trop froide. Que je me cache derrière le travail, derrière mes excuses. Elle a peut-être raison. Mais elle, elle ne comprend pas ce que c’est, de se battre pour chaque chose, chaque moment… »
Elle s’interrompit, émue.
- Barman (calmement) : « Ce n’est pas une question de comprendre. Peut-être que c’est une question d’équilibre. Vous luttez, elle ressent. Les deux ont leur place. »
La cliente sembla réfléchir à ses mots, prenant une nouvelle gorgée.
Le morceau du pianiste ralentit, s’adoucit, s’apaise.
Il tourna légèrement la tête vers le comptoir, comme s’il écoutait la conversation. Ses doigts glissèrent sur les touches avec une grâce presque irréelle.
- Cliente (amusée) : « Il est toujours là, ce pianiste ? »
- Barman (hochement de tête) : « Pas toujours, mais souvent. Il joue comme il respire. »
Elle observa un instant le vieil homme, qui semblait presque fusionner avec l’instrument.
- Cliente: « On dirait qu’il porte quelque chose, lui aussi. Comme une histoire qu’il ne raconte qu’en musique. »
- Barman (avec une lueur dans les yeux) : « Peut-être. Mais c’est son histoire. Vous, vous avez la vôtre. »
Le verre terminé, elle sembla plus calme, presque apaisée.
- Cliente: « Merci. Pour le verre, et… le reste. »
- Barman (souriant légèrement) : « Ce n’est pas moi. Ce sont les saveurs. »
Elle se leva pour partir, mais s’arrêta à mi-chemin vers la porte.
- Cliente (hésitante) : « Vous pensez qu’on peut vraiment trouver un équilibre ? »
- Barman: « Ce n’est pas facile. Mais parfois, il suffit de chercher la note juste…»
Elle acquiesça, esquissant un sourire.
Quand la porte se referma, le barman resta seul un instant, regardant le verre vide.
Voyant la fin de la soirée approcher, le pianiste referma délicatement le clapet du piano. Il ferma les yeux un instant, comme pour savourer les dernières notes qui résonnaient encore dans l’air, puis se dirigea vers la sortie, d’un pas fatigué mais empreint de noblesse.
Le barman, occupé à ranger, lui adressa un léger signe de tête, presque imperceptible, en guise d’au revoir.
Après un dernier regard vers la salle vide, le barman retourna calmement au comptoir, essuya la surface avec soin, puis se dirigea vers l’arrière du bar.
Dans sa petite chambre, à peine éclairée, il s’assit sur un vieux lit. Son regard s’arrêta sur un cadre posé sur une table de chevet. À travers la vitre légèrement brûlée, une photo d’une femme et d’un enfant souriants semblait le fixer.
Il ferma les yeux, laissant échapper un murmure à peine audible :
- Barman: « Trouver la note juste… »