Il y a trois mois, j’emménageai à Nanchakwa, un trou perdu encerclé par les montagnes. Mon père avait dû me forcer pour que je m’assoie dans la camionnette de déménagement. Arrachée à ma ville adorée et à mes amis, j’avais pleuré pendant tout le trajet.
Le premier jour d’école, les élèves étaient devenus silencieux sitôt qu’ils avaient su que j’habitais à la lisière du bois. Tous jugeaient ce lieu maudit et d’emblée, ils m’avaient mise à l’écart. Cette révélation, au contraire, avait éveillé l’intérêt de Juliette et de Gautier. Ils avaient demandé à visiter ma maison, une curiosité en pierre et en bois, inhabitée depuis des années avant notre arrivée. Personne ne voulait loger à côté d’un bois hanté ! Sauf mon père qui ne croyait pas à ces fariboles. Il avait balayé les propos de mes camarades par « Ce ne sont rien que des légendes, Kaori. Un glissement de terrain a probablement englouti les Nanchakwiens, c’est tout. »
Les Nanchakwiens avaient peuplé ce territoire avant de disparaître du jour au lendemain. Ce mystère avait engendré des légendes. La plus convaincante était celle d’une force magique capable de capturer à jamais quiconque s’aventurait dans le bois. J’étais prête à croire cette histoire parce que certaines nuits, les arbres diffusaient un halo vert. La lumière se déplaçait, puis s’évanouissait soudain. Une fois, j’avais réveillé mon père pour qu’il en soit témoin, mais il n’avait pas bougé de son lit : « Kaori, ce sont des braconniers ou des jeunes qui s’amusent à se faire peur. »
Pourtant, tout le monde ici évitait le bois. Et puis, la lueur était trop rapide pour être guidée par une main humaine. Elle avait l’air de se mouvoir selon sa propre énergie.
Je me sentais attirée par ce lieu, comme appelée pour danser avec les arbres. J'éprouvais l’envie, chaque jour plus pressante, de me laisser happer par ce flux vert sapin. Mais si je m’y risquais, est-ce que j’en reviendrai ? J'étais retenue par la peur.
La sonnerie du dernier cours de la semaine a retenti. Assis juste devant moi, Juliette et Gautier se sont retournés. Juliette a posé ses coudes sur ma table et a demandé :
— Un p’tit tour dans le bois de Nanchakwa ?
C’était la question rituelle du vendredi soir. En vérité, l’aventure s’arrêtait au canapé dans lequel nous restions vautrés toute la soirée.
— Vale ! a crié Gautier.
Le prof nous a regardés l’air furieux. J’ai murmuré :
— Oui, d’accord…
— Si vous voulez… m’a coupée Juliette.
Juliette adorait finir ma formule standard. Je répondais toujours de la même manière, au point qu’elle m’avait surnommée “Kaori oui-oui”. Je ne pouvais pas lui en vouloir, ce surnom m’allait comme un gant.
Je roulais à vélo avec Juliette à califourchon sur mon porte-bagage. Elle tendait son bras pour essayer d’attraper Gautier. Je me concentrais pour ne pas tomber ni rentrer dans sa trottinette. J’avais peur de me faire mal, mais je me taisais. Il n'y avait pas de place pour une rabat-joie quand on traînait avec ce joyeux duo.
J’étais en train de feuilleter le Champi magazine de mon père alors que mes copains commençaient une bataille de coussins. Tout à coup, la maison devint silencieuse. Je relevais la tête de mon article sur les morilles quand j’aperçus par la fenêtre de la véranda une lueur au pied d’un épicéa. Je me levais du canapé et je demandais : « Vous avez vu ? » Juliette et Gautier confirmèrent d’un signe de la tête.
La lumière remontait le long du tronc et se diffusait dans les rameaux. Chaque aiguille, chaque cône, se révélait au fur et à mesure, comme s’ils étaient dessinés par une main invisible. Ce fut ensuite un chêne qui s’illumina. Je distinguais les glands et les feuilles, malgré l’obscurité de la nuit. « Ça existe des arbres bioluminescents ? », a chuchoté Gautier. « Ça fout les jetons », a répondu Juliette.
Je n’étais pas de cet avis. Je ne ressentais plus aucune crainte. Je me sentais enfin prête à suivre mon désir. Alors, j’ai ouvert la porte coulissante de la véranda et je me suis dirigée vers le bois. Mes deux amis s’affolèrent, m’ordonnèrent de rentrer. J’ai répondu : « Non. Kaori oui-oui, c’est fini. » J’ai avancé jusqu’à l’épicéa. Je l’ai touché d’une main. Ma peau a commencé à changer d’aspect, elle se teintait d’un beau vert d’eau. Puis j’ai posé mon visage contre l’écorce tiède et tendre de l’arbre. Je me sentais enveloppée, comme s’il m’accueillait. J’ai fermé les yeux pour profiter de l’étreinte. Quand je les ai rouverts, j’étais apaisée. Une fillette se tenait à mes côtés. Elle a glissé sa petite main douce dans la mienne. Une chaleur violette s’est propagée en moi et des lettres pétillèrent sur mon bras. Je déchiffrais les mots avec attention. Le bois m’invitait à rejoindre les descendants des Nanchakwiens. On les pensait engloutis par une force maléfique, mais ils avaient en réalité fait le choix de s’ouvrir à un nouveau monde. Je décidai de suivre leurs pas. Alors, la fille et moi avons continué notre chemin, pénétrant plus profond dans le bois de Nanchakwa.