Le calme avant la tempête

Par Codan
Notes de l’auteur : Ce qui se passe entre Peon et Danaël, pendant le chapitre 26 quand Aomi et Mala les quittent.

— Elles se barrent comme ça ? 

Mala et Aomi venaient de les abandonner devant l’énorme repas qu’ils avaient commandé pour quatre, dans la gargotte thaeline. À peine un petit salut et elles en avaient passé la porte, Aomi visiblement pressée.

— Qu’est-ce qu’elles vont faire ? 

Danaël haussa les épaules pour toute réponse et reprit un quartier de pomme.

— Autant qu’on mange, non ?

— Ouais, approuva Peon, tant pis pour elles, moi je gâche pas la bouffe. 

Ils continuèrent de manger dans un silence un peu gêné. Danaël laissa son regard papillonner tout autour d’eux. Les autres clients riaient et discutaient avec vivacité : cette ambiance lui rappelait l’animation de sa ville natale, les voix fortes, les échanges vigoureux. Un sourire s’esquissa sur ses lèvres. Halioes lui manquait.

La sensation d’être observé le piqua. D’un seul coup, il fronça des sourcils et se retourna vers Peon : celui-ci baissa les yeux sur son assiette. 

— Qu’est-ce que t’as ? demanda Danaël, le ton de sa voix presque agressif. 

— Rien. 

Il avait répondu trop vite, sans le regarder. La méfiance de Danaël s’accrut. 

— T’allais me lâcher une méchanceté, comme d’hab ? 

— Parce que tu crois que je passe ma vie à trouver des insultes pour t’enquiquiner ? 

— Tu dois y passer un bon moment, en tout cas. 

Peon soupira et roula des yeux. Des yeux qu’il avait noirs et profonds et que Danaël n’avait encore jamais pris la peine de regarder.

— Au risque de te vexer, tu n’es pas le centre de mon monde. 

— Essaie d’arrêter de m’insulter deux minutes et je voudrais bien te croire. 

— Je ne t’ai pas cherché depuis un moment ! s’insurgea Peon, comme s’il était blessé que Danaël ne l’ait pas remarqué. 

Danaël  ouvrit la bouche pour nier, mais la referma en essayant de se rappeler la dernière fois où Peon l’avait attaqué.

— C’est vrai, tu as raison. Que me vaut cet honneur ? 

D’un seul coup, Peon rougit jusqu’aux oreilles et secoua la tête, agacé. 

— T’as géré pour les épreuves de Lan. Je… j’étais idiot de… bref, je m’excuse. 

Danaël resta immobile de stupéfaction. 

— Toi, tu t’excuses ? 

— Oh, ça va, c’est pas exceptionnel non plus ! 

— Si, ça l’est carrément ! 

Plus Danaël le poussait, et plus Peon rougissait et perdait contenance. C’était drôle et presque adorable. Il attrapa la bouteille d’alcool de mûre que leur avait apportée le gargotier, resservit leurs verres et leva ensuite le sien. 

— On fait la paix ? 

Peon l’analysa longuement, les yeux fixés dans les siens, dans un silence et une absence d’émotion complets, avant de lever à son tour son verre et de venir le faire tinter contre celui de Danaël. 

— On fait la paix.

 

À deux, ils avaient terminé la bouteille d’alcool de mûre, puis Danaël avait tenu à lui faire goûter l’alcool de framboise et la bouteille avait fini vide, elle aussi. Peon avait clamé haut et fort que la culture culinaire thaeline était excellente, ce qui lui avait valu une acclamation générale, et Danaël avait explosé de rire. 

Il riait avec Peon Krasny. Peon Krasny, cet idiot prétentieux, savait être drôle, savait discuter, savait écouter. En quelques heures, il avait davantage appris sur Peon qu’en quelques semaines à le fréquenter. Hormis leur sang mêlé, ils avaient beaucoup de points communs, dont celui d’adorer manger : ils avaient terminé l’énorme plateau sans aucune difficulté. 

— Dire que je pensais que t’étais coincé, lâcha Peon en lui claquant le dos. 

— Dire que je pensais que t’étais idiot… Ah, mais je le pense toujours. 

Au lieu de rétorquer quelque chose de cynique, Peon lui donna un coup de coude en riant. L’alcool les aidait à se désinhiber et Peon, loin de son habituelle mine bougonne, était quelqu’un d’agréable. Après un éclat de rire, ils échangèrent un regard. Peon baissa un peu la voix et se rapprocha de lui pour chuchoter : 

— C’est quand même dingue qu’on ait autant en commun. Je veux dire. Nos maîtrises. 

Danaël scanna la salle d’un regard pour vérifier que personne ne les écoutait. 

— T’inquiète, ils pensent que je flirte avec toi, rit Peon. 

Danaël porta son verre à ses lèvres pour cacher son malaise. Il n’avait pas l’habitude du genre d’œillades que lui lançait Peon. 

— Tes maîtrises et les miennes sont opposées, continua-t-il. À nous deux, on maîtrise les quatre. 

Danaël hocha la tête, puis prit une lampée de sa boisson. L’alcool pétilla sur sa langue et descendit le long de sa gorge. 

— C’est pour ça qu’on est poursuivis, Peon. 

Celui-ci resta les yeux fixés sur son verre, qu’il caressait du bout de l’index, pensif. 

— Vous avez vu ma mère, alors ? 

— Oui, confirma Danaël en se remémorant les clichés. Elle te ressemble beaucoup. 

Peon ne répondit pas tout de suite. 

— Alors t’en as vu plus que moi. Les… photographies, dit-il comme si ce mot était étrange dans sa bouche, c’est pas courant chez les Orgoïs. 

Danaël aurait voulu lui proposer d’aller voir les traces qu’elle avait laissées, pour que Peon la rencontre, sache qui elle était. S’il avait eu cette chance, il aurait aimé pouvoir savoir qui était sa mère. Mais Peon semblait se renfermer : avait-il bien envie de lui confier tout ça ? Même s’ils discutaient depuis un bon moment, même s’ils s’étaient rapprochés, même si Danaël se rendait compte qu’il l’appréciait — ce qui semblait être réciproque, non ? — n’était-ce pas un peu… Trop ? 

Parce qu’il n’était pas à l’aise avec ces questions, Danaël choisit de détourner l’attention de son compagnon.

— Eh, tu veux que je te montre un truc cool ? 

Les yeux de Peon brillèrent de nouveau et son sourire s’agrandit. Danaël le força à se lever et ils s’accrochèrent l’un à l’autre pour marcher à peu près droit jusqu’au comptoir, où le tenancier de la gargotte les regarda arriver d’un œil amusé. 

— Je dois faire découvrir à mon ami les jeux de notre pays.

Mon ami.

L’homme rigola et lui indiqua les escaliers derrière lui. Danaël fit signe à Peon de le suivre. Alors qu’ils montaient, Danaël indiqua qu’il connaissait les règles d’une bonne cinquantaine de jeux de cartes, autant de jeux de pions et diverses pièces, sans compter les jeux où seule la parole était utile. 

— Pourquoi vous en avez autant ? 

— C’est une façon que les gens ont de se réunir et de s’amuser. Nous les moines, nous n’avons pas le droit de miser de l'argent, alors on avait interdiction d’aller dans les salons. Mais certains désobéissaient et nous apprenaient les nouveaux jeux à la mode.

Il eut un rire à ce souvenir. 

— On devait jouer la nuit, en silence, pour éviter de réveiller les maîtres. Le lendemain, personne n’avait les yeux en face des trous !

Peon rit. Les Orgoïs avaient assez peu de jeux en dehors de ceux censés apprendre les rudiments du combat et de la chasse. Ils se réunissaient le soir, les uns chez les autres, et les anciens racontaient des histoires aux plus jeunes. Quand il confia ça à Danaël, celui-ci sourit avec émerveillement. 

— J’aurais adoré ça !

— J’en suis sûr, ajouta Peon. C’est bien ton genre. 

Danaël rougit et lui tira le bras pour le faire avancer. 

— Moi j’aurais adoré battre tout le monde avec l’un de tes jeux de parole. Je suis doué à ça. 

— Tu aboies plus fort que tu ne mords. 

— Eh ! s’indigna Peon. 

Il lui donna un léger coup de coude dans les côtes. Dans le couloir du premier étage, des rires et des cris de protestations fusaient derrière les portes fermées. Ils entrèrent dans la une salle de jeux vide que leur avait indiquée le tenancier. Plusieurs tables tric-trac et bouillottes étaient entreposées, en plus d’une bibliothèque équipée de nombreux tiroirs sur sa partie basse et de manuels de jeux dans ses rayons. Peon regarda tout autour d’eux avec une certaine fascination, analysant les murs où des miroirs de différentes tailles alternaient avec des publicités colorées pour alcools. 

— Ça ressemble à ça, chez toi ? 

Danaël hocha la tête. 

— Alors t’es déjà allé dans les salons de jeux… 

— Non, j’ai juste regardé depuis l’extérieur. On me remarquait trop. 

Pour appuyer ses dires, il désigna son genou droit qui, depuis qu’il acceptait les remèdes de Mala, était moins douloureux. À Halioes, personne n’ignorait qu’un moine avait été rendu boiteux par Lan et enquiquinait tout le monde dans la cité, car il mettait trop de temps à monter et descendre les nombreux escaliers de la ville-falaise. Il n’était jamais passé inaperçu. 

Peon eut un sourire un peu rêveur lorsqu’il leva la tête vers Danaël.

— Normal.

Danaël accrocha son regard au sien mais ne trouva dans ses yeux noirs aucune malice et aucune méchanceté, seulement un océan de sincérité. 

— Tu… tu veux dire quoi par là ? 

— T’es beau. 

C’était sorti avec une honnêteté telle qu’elle en était déconcertante. Danaël se rendit compte qu’on ne le lui avait jamais dit. 

— Tu… tu me charries, non ? 

Le rire de Peon éclata, vif, frais, authentique. Il accrocha ses mains aux hanches de Danaël, se leva sur la pointe des pieds et, le visage en face du sien, l’analysa comme si c’était la première fois qu’il le voyait. Leurs souffles lourds d’alcools se mêlèrent. 

— Non. 

 

Danaël n’entendit plus que son cœur battre à tout rompre, taper contre ses tempes et exploser dans sa cage thoracique. Les yeux toujours fixés dans ceux de Peon, Danaël hésita une fraction de seconde à les fermer. Il les baissa instinctivement sur les lèvres de Peon, gercées par le froid de Logowa, rougies par l’alcool de framboise. Il les vit s’étirer en un fin sourire et l’Orgoï s’éloigna. La déception envahit Danaël comme une vague avale une plage de sable. 

— Tu me montres comment on joue à ce truc ? demanda Peon en pointant un jeu de cartes. 



 

Mala et Aomi n’étaient pas revenues de l’après-midi, mais c’était le cadet des soucis de Danaël. Il avait passé son temps à faire découvrir à Peon ses jeux préférés, avait commandé des spécialités de plus en plus pointues au gargotier qui avait accédé à ses requêtes avec un rire dans la voix. À chaque nouveauté, Peon s’émerveillait. Danaël était hypnotisé par le pétillement de ses yeux, par la candeur de son sourire, par la façon qu’il avait de prononcer les mots thaelins avec l’accent rigoureux des Orgoïs. 

— Comment tu dis, “bien joué” ?

— Roïal.

— Rrrroal.

Danaël éclata de rire. 

— T’appuies trop sur les “r”, sale Orgoï.

Si l’ivresse s’était amoindrie au fil des heures chez Danaël, ce n’était pas le cas pour Peon. Celui-ci laissa tomber ses cartes sur la table tric-trac et se pencha au-dessus de la table. Du bout des doigts, il retraça la mâchoire de Danaël et lui pinça le menton. 

— Du kkanis ta.

Danaël fronça les sourcils : sa maîtrise de l’Orgoï était trop parcellaire. 

— Tu m’insultes encore ? 

Le sourire de Peon revint, étincelant. 

— Tu préfèrerais que je t’insulte ? Tu trouves ça excitant ? 

Danaël le poussa, et Peon se rassit en riant, manquant presque sa chaise. 

— Bien fait, lâcha Danaël. 

Il déposa ses cartes en révélant sa combinaison gagnante et afficha un sourire fier. Peon, loin de crier à la triche comme il l’avait fait plusieurs fois déjà, le surprit à le regarder avec un sourire presque tendre.

Danaël resta interdit plusieurs secondes. 

— Tu me montres autre chose ? 

Plus sobre, le Thaelin préférait jouer sur l’humour pour ne pas avoir à gérer l’afflux d’émotions qui le traversaient. 

— Et dire que la première fois que tu m’as vu, tu m’as hurlé dessus et t’as menacé de me frapper… 

— Non, pas la première fois, répondit Peon en se resservant un verre d’alcool de framboise. La première fois, c’était quand vous faisiez votre danse, à l’entraînement. Je t’ai trouvé super beau. Et ton air était vraiment impressionnant. Vidal m’a charrié, alors j’ai préféré mentir. Pis après, ta… jambe… 

Il sirota une lampée du breuvage qui laissa une trace rouge sur sa lèvre supérieure. Danaël voulut détourner le regard mais échoua.

— Et ton caractère, bordel. T’as un caractère aussi merdique que le mien. 

— Tu m’aggressais ! Tu voulais sérieusement que je me laisse faire ? 

— Je voulais vraiment pas perdre, et tu m’as fait peur. 

— Je sais. T’étais con. Tu l’es encore, n’empêche. 

— Eh ! Je me suis excusé ! Je t’ai dit que t’étais vachement impressionnant, pendant les épreuves de Lan, je suis honnête ! 

— L’alcool t’aide pas mal, commenta Danaël. 

Peon haussa les épaules. 

— C’est vrai, mais je tiens bien l’alcool. Je suis juste joyeux. J’ai envie de faire des trucs qui me rendent joyeux. 

Ses yeux s’ancrèrent à nouveau dans ceux de Danaël. Depuis qu’il avait découvert le magnétisme des yeux de Peon, Danaël s’y était noyé plusieurs fois. Sa main s’était posée sur celle de Danaël, qui eut un mouvement pour la retirer, mais au final choisit de la laisser là. 

La porte s’ouvrit d’un seul coup et le Thaelin sursauta. La gêne eut raison de son courage, et il s’arracha au contact de Peon quand des compatriotes entrèrent dans la pièce. 

— Oh ! Le petit Orgoï qui aime notre nourriture ! s’exclama l’un d’entre eux en s’installant à côté de son ami. 

Il lui donna une grande claque dans le dos qui fit rire l’assemblée. 

— Tu lui apprends nos jeux, aussi ? demanda le voisin de Danaël. 

Le sous-entendu, perçu par tous les Thaelins de la pièce, arracha des rires gras aux nouveaux venus. Danaël rougit et évita la question qu’il voyait apparaître sur le visage de Peon. Une grande femme rugit, une choppe de bière à la main :

— Allez, balance un jeu de Dihali ! On va lui apprendre ce que c’est, la stratégie ! 


 

Danaël avait dû raisonner Peon pour qu’il ne relance pas une partie : l’Orgoï détestait perdre et souhaitait sa revanche, mais entamer une nouvelle partie risquait de leur faire manquer le couvre-feu. Peon s’était laissé traîner hors de la gargotte à contre-cœur en promettant de revenir leur botter les fesses au Dihali. 

— Mais s’il n’avait pas sortie sa suite de di, da, do, là… 

— Tu allais perdre, ils t’ont juste fait croire que tu pouvais gagner. 

— Mais je pouvais gagner ! 

— Je t’assure que non ! 

Peon se renfrogna. Au lieu de s’agacer devant cette mine qu’il avait vue mille fois, Danaël sourit. 

Les rues étaient animées alors qu’ils rebroussaient chemin vers l’Amphithéâtre. Le quartier thaelin, fidèle à la réputation de ses habitants, méritait son surnom de petite Halioes. Les musiques, les odeurs, les rires se mélangeaient. La foule était  compacte et ses mouvements imprévisibles. Un couple déjà bien éméché et joyeux bouscula Peon qui manqua de tomber. Danaël, plus grand et moins chahuté, le rattrapa de justesse. 

— Merci, cria Peon pour couvrir les bruits de fête. 

Danaël tendit une main peu assurée vers lui. Il dissimula sa gêne sous une remarque moqueuse. 

— Tiens, tu vas te perdre sinon.

— Eh ! J’ai un excellent sens de l’orientation ! 

— Dans ta forêt, je dis pas, mais dans un lieu civilisé… 

Le rire de Peon s’envola au-dessus du brouhaha de fête. Danaël ne sut si c’était ça, ou la paume glissée avec douceur contre la sienne qui provoqua la sensation de bien-être chaude et agréable chatouillant sa peau.

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