Le Carillon de Verre

LA MÉCANIQUE DES ÂMES TOME 1

PARTIE 1 : L’EFFRITEMENT

Chapitre 1 : Le Carillon de Verre

Le premier son discordant fut un fracas de verre.

Ce n’était pas le tintement cristallin d’un carillon éolien, ni la brisure nette d’une vitre. C’était un son humide et lourd, le bruit d’une centaine de bouteilles d’épices qui s’écrasaient sur les pavés de laiton du Grand Marché. Un son qui déchira la symphonie mécanique d’Aṣẹkọ comme une fausse note dans un opéra.

Pour les citoyens dont la vie était réglée par le battement de cœur régulier de la cité – le clic-clac des pistons, le murmure des engrenages, le chant horaire du Grand Carillon –, ce bruit fut une agression. Les conversations s’interrompirent. Les têtes se tournèrent, non avec curiosité, mais avec une anxiété collective. L’imperfection était une maladie, et le son qu’ils venaient d’entendre en était le premier symptôme.

Perchée sur une passerelle à trois niveaux au-dessus, Anike sentit la dissonance avant même de la voir. Ce n’était pas qu’une vibration dans l’air, mais une crispation dans le métal sous ses bottes, une brève arythmie dans le pouls de la cité qui résonnait en elle comme une douleur sourde. Son uniforme de Mémorialiste, une simple tunique de toile grise, la distinguait des marchands vêtus de soieries et de cuirs colorés. Elle n’était pas une spectatrice ; elle était le remède.

En bas, le chaos s’organisait. Un Collecteur Modèle Sept, un automate arachnéen de bronze et de cuivre normalement chargé de nettoyer les allées, était devenu fou. Ses quatre jambes articulées, conçues pour se mouvoir avec une grâce silencieuse, frappaient le sol dans un spasme mécanique. Un de ses bras manipulateurs, au lieu de ramasser les détritus, venait de pulvériser l’étal d’un vendeur d’épices. Des nuages de safran et de poivre flottaient dans l’air, piquant les yeux et la gorge.

« Dissonance de Niveau Trois déclarée, » crépita une voix métallique depuis les haut-parleurs de la place. « Unité de Mémorialiste dépêchée. Veuillez maintenir un périmètre de sécurité. La Précision sera restaurée. »

La foule n’avait pas besoin de l’avertissement. Elle refluait déjà, formant un cercle parfait autour de la machine défaillante, les visages empreints du même mélange de fascination et de dégoût.

Anike soupira, un son à peine audible dans le vacarme grandissant. Elle dégaina l’outil de sa ceinture. Ce n’était ni une arme ni un instrument de mesure. C’était une flûte-mécanique, un cylindre de laiton poli percé de trous et doté d’une embouchure complexe, hérissée de minuscules rouages.

Le Collecteur, ignorant la panique qu’il semait, se mit à grimper. Ses griffes métalliques crissaient contre les piliers sculptés, arrachant des copeaux de bois d’acajou. Il se dirigeait vers le second niveau, vers l’aqueduc suspendu qui transportait l’eau purifiée vers les quartiers supérieurs. S’il l’atteignait, il pourrait contaminer tout le système.

Anike n’attendit pas. Elle prit son élan et sauta de la passerelle, atterrissant sur l’auvent en cuivre d’une boutique. La tôle plia sous son poids avec un gémissement plaintif. Sans s’arrêter, elle se mit à courir, ses pas trouvant un rythme contre-nature sur les surfaces lisses de la cité.

Elle porta la flûte à ses lèvres. La première note qu’elle joua fut basse et longue, une onde sonore pure qui sembla faire vibrer le métal lui-même. Devant elle, un grand rouage décoratif qui tournait à vive allure ralentit, ses dents s’alignant pour former une échelle improvisée. Elle grimpa en quelques secondes.

Le Collecteur était rapide. Il se balançait d’une poutre à l’autre avec une agilité frénétique. Anike le suivait, transformant la cité en son terrain de jeu. Un trille aigu de sa flûte figea une série de pistons verticaux, créant une volée de marches instantanée. Un glissando descendant désactiva un jet de vapeur brûlante qui lui barrait la route. Elle ne pensait pas ; ses doigts dansaient sur l’instrument, ses mélodies étaient des clés ouvrant les serrures mécaniques d’Aṣẹkọ.

Elle le rattrapa enfin sur la corniche de l’aqueduc. La machine était acculée. Elle se tourna vers Anike, ses lentilles optiques brillant d’une lumière rouge et agressive. Le son qu’il émettait était un grincement horrible, l’agonie d’une logique brisée.

Anike s’arrêta, reprenant son souffle. Le vent s’engouffrait entre les tours, portant avec lui les odeurs d’huile chaude et d’ozone. Elle ignora la foule qui la regardait d’en bas, ces centaines de paires d’yeux qui ne voyaient pas une sauveuse, mais une nettoyeuse.

Elle ferma les yeux et se concentra. Cette fois, la mélodie ne fut pas un code, mais une chanson. C’était une séquence complexe, une berceuse pour métal et rouages que les Silencieux, ses ancêtres, avaient mis des générations à perfectionner. Les notes s’envolèrent, pures et claires, tissant une cage acoustique autour de l’automate.

Le Collecteur se figea. Ses membres tremblèrent. La lumière rouge de ses optiques vacilla, luttant contre l’harmonie qu’on lui imposait. Puis, lentement, le spasme cessa. Le grincement se mua en un doux murmure. La lumière rouge s’éteignit, remplacée par un rayonnement doré et stable. La machine se replia sur elle-même, ses membres se rangeant docilement, et elle attendit, redevenue un simple outil.

La Précision était restaurée.

Anike baissa sa flûte, le silence soudain semblant plus lourd que le vacarme. Elle jeta un œil en bas. Le périmètre de sécurité se rompait déjà. Les citoyens ne l’applaudissaient pas. Ils ne la remerciaient pas. Ils détournaient le regard, reprenant leurs conversations, leurs achats, s’empressant d’effacer de leur mémoire la laideur de cet incident. La dissonance avait été contenue. Le spectacle était terminé.

Seule sur la corniche, Anike rangea sa flûte. Le pouls de la cité avait retrouvé son rythme parfait. Mais dans sa poitrine, elle sentait encore le fantôme de l’arythmie. Un écho de cette liberté terrible et chaotique. Et pour la première fois de la journée, elle se sentit vraiment seule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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