LE CHAMPIONNAT D'ARCHIBALD

ÉTÉ 2026

Maintenant, le silence était devenu franchement inamical. Tout avait pourtant débuté de façon cordiale, comme souvent les échanges entre commerçant et client. 

Il avait salué la gérante du club à son arrivée, et elle l’avait accueilli chaleureusement, lui faisant remarquer que cela faisait bien longtemps qu’on ne l’avait pas vu. Certes, la réponse d’Archibald aurait pu paraître froide, sinon sèche : « J’étais absent », mais Nawel ne s’en était pas formalisée. Elle était habile à composer avec tout type de tempérament. En outre, elle rangeait Archibald dans la catégorie des clients peu loquaces. Avec un grand sourire, dévoilant d’impeccables rangées de dents blanches, elle l’avait interrogé sur le programme du jour :

— On profite du hammam aujourd’hui, comme d’habitude ?

Interprétant positivement la moue sibylline de son client, qui semblait décidément bien renfrogné, elle avait poursuivi comme si de rien n’était :

— Eh bien bonne séance Archibald ! Voilà votre serviette et le petit ange gardien numérique de rigueur, avait-elle ajouté en lui tendant un fin bracelet noir en caoutchouc.

L’expression du visage de son client avait changé. Il était clair qu’il ne comprenait pas de quoi elle parlait. Tout en faisant tournoyer l’objet entre ses doigts agiles, elle avait su que des explications étaient nécessaires.

— Suis-je bête ! Vous ne connaissiez pas nos bracelets connectés ! On est tellement habitués nous autres, que je pensais que vous les aviez déjà utilisés. Du coup, c’est simple, le bracelet permet à l’équipe de veiller sur vous. Il nous indique depuis combien de temps vous êtes dans le sauna ou dans le hammam. Son capteur mesure votre rythme cardiaque et nous envoie l’information juste ici, avait-elle précisé en pointant l’écran devant elle. Et surtout, en cas de pépin, ça sonne comme… un radio-réveil.

L’image d’un micro-onde lui avait d’abord traversé l’esprit. Il s’en était fallu de peu. À la dernière seconde, elle avait échangé les mots dans sa bouche : radio réveil plutôt que micro-onde. Elle s’était rappelée à l’ordre mentalement : encore une fois, en parlant des bracelets, elle avait manqué de se laisser emporter. Et elle était passée tout près de commettre un impair. Décidément, son enthousiasme devait l’inciter à plus de vigilance, s’était-elle sermonnée. Cela aurait été terrible pour l’image du club si Archibald avait lui aussi eu la vision d’un client rôti à point. Elle avait secoué énergiquement la tête pour mettre fin à ce conciliabule interne. Archibald n’avait remarqué ni le trouble de Nawel, ni la raideur qui s’était physiquement installée en elle. Penché légèrement en avant, il avait observé le tableau sur l’écran affichant une liste de noms et des cellules où des données s’étaient actualisées en continu.

— Longtemps que c’est en place ces mouchards ?

Bien que le ton de la question eût été peu amène, et les circonstances de la mise en place des bracelets dramatiques, Nawel s’était réjouie de l’intérêt de son client pour le dispositif dont elle était l’instigatrice. Elle avait tendu la nuque vers Archibald.

— Très peu de temps après… le réveillon du 31, vous savez…

Elle avait ajouté un petit rictus poli à ce « vous savez » pour signifier quelque chose à son interlocuteur. Nouvelle absence de réaction d’Archibald qui cette fois ne l’avait pas surprise. Après tant de mois d’absence, il était normal qu’il ne fût pas au courant. Prudemment, elle avait éteint son sourire, ce qui lui avait semblé approprié pour revenir sur l’événement tragique.

— Le club a vécu un moment horriblement triste en fin d’année dernière, avec la disparition de Monsieur Pump.

Archibald s’était contenté de lever un sourcil, l’encourageant à poursuivre.

— Le pauvre homme… un arrêt cardiaque au hammam. Et la veille de la nouvelle année, vous imaginez… Non vraiment, ça nous a fichu un coup. Un client si agréable, si… humain, oui je crois qu’il n’y avait pas d’autres mots. Et quand je pense à ce pauvre Norbert qui a découvert le drame…

Au souvenir du coach en état de choc, les yeux de Nawel s’étaient couverts d’un film brillant et humide tandis que ceux d’Archibald s’étaient ouverts en grand, comme sous le coup d’une révélation. L’empire du souvenir s’était estompé et Nawel avait pu se concentrer de nouveau sur le bracelet.

— Quelle tristesse.. Mais comme disait ma grand-mère : il ne faut jamais gâcher une crise. Alors au club, nous avons réagi et nous avons pris les mesures adéquates.

Oui, a-dé-quates, avait-elle répété en manipulant le petit bracelet numérique. Archibald ne l’écoutait plus. Dans sa tête, trois mots occupaient tout l’espace : décès, hammam, réveillon. Plus ces mots se répétaient en lui, plus l’espoir grandissait. « Ce serait merveilleux. Formidable. Drôle même. Et surtout, cela changerait absolument tout. La victoire et le record ! Se pouvait-il vraiment que… ».

Il lui fallait savoir la vérité tout de suite. Déterminé à en avoir le cœur net, il avait coupé Nawel au beau milieu d’un monologue sur la sécurité.

— Un homme est mort le 31 décembre dans le hammam, c’est ça ce que vous dites ?

— Oui, Monsieur Pump a fait un infarctus ce jour-là, mais c’est précisément à cela que l’installation de nouveaux capteurs remédie…

Si Archibald avait le regard dans le vague, sa pensée, elle, semblait suivre un chemin bien précis.

— Vous vous souvenez de l’heure à laquelle c’est arrivé ?

— En fin d’après-midi... mais, heureusement, aujourd’hui cela ne pourrait plus arriver car…

— Ce Monsieur Pump, avait-il, disons, euh, un fort embonpoint ?

Nawel avait tiqué devant la multiplication des questions de son client et son intérêt macabre pour Monsieur Pump. Se pouvait-il que ces deux-là se connaissent ?

— Monsieur Pump avait en effet une certaine corpulence, dirons-nous. Vous le connaissiez peut-être ? Je suis navrée si c’est le cas, car c’était véritablement un homme charmant. Dire qu’il aurait suffi qu’il porte un bracelet et tout ceci...

À peine Archibald avait-il entendu la confirmation de Nawel qu’un rire tonitruant l’avait secoué. « C’était totalement incroyable ! Quel pied absolu ! C’est moi qui l’ai eu le gros lard ! » En repensant à son slip rouge, Archibald ne se lassait pas de rire. De plus en plus fort. Il se tordait de rire même, sous le regard médusé d’une Nawel, interdite à présent et totalement désarçonnée par la réaction aussi soudaine que vile de son client. Quelqu’un qui aurait observé la scène depuis le hall d’entrée du club, aurait pu penser à la commedia dell’arte. Avec d’un côté, cet homme à la stature imposante, impeccablement ceintré dans son costume en laine marine, qui pliait et dépliait son buste et ses bras comme une marionnette et en face de lui, une femme en blouse noire, plantée comme un piquet, extrêmement droite dont la mâchoire inférieure semblait prête à tomber, offrant une expression de parfaite stupéfaction.

31 DÉCEMBRE 2025

Promenade des Anglais : deux dépassements à grande vitesse sur la voie de droite lui avaient permis de remporter l’épreuve de l’as du volant. En avance, de surcroît. Avant même d’avoir rejoint l’autoroute. Une sacré gageure, si on considérait la prolifération des ralentisseurs, des radars automatiques et des blaireaux du matin, s’était félicité Archibald au volant de sa rutilante Aston Martin DBX707. Ce matin-là, il avait le feu sacré et il engrangeait les points tous azimuts. Dès le parking de la résidence, il avait grillé la politesse à deux voisins, slalomant sous les néons, fonçant entre les poteaux en béton, et débouchant finalement en tête devant le portail automatique. Un point supplémentaire. Près de l’aéroport, il avait enchaîné les accélérations. À plus de 120 kilomètres heure, il avait réussi à passer cinq fois de suite à l’orange et à empocher haut la main la gratification associée, soit un demi-point par feu de signalisation grillé.

Nous étions le 31 décembre et, lancé comme il l’était, Archibald restait en course pour battre son propre record. Y parvenir serait une performance historique. Le couronnement grandiose d’une nouvelle année de combat, d’excellence, de domination, de rage, de puissance et finalement, de suprématie. Il avait minutieusement planifié sa journée en conséquence. Passer au bureau, se rendre au tribunal pour la défense Piémont, et remporter l’affaire contre toute attente. Il avait dépensé une belle somme d’argent pour cela. Le prix à payer pour le témoignage crucial qui éviterait la lourde condamnation à laquelle semblait promis son célèbre client. Après le verdict, il traverserait la salle des Pas perdus en trombe. Les cinq points de la « star du barreau » en poche, il dévalerait trois par trois les escaliers du Palais de justice sous les regards envieux de ses confrères. Il volerait à ce moment-là vers son club de sport du centre-ville. En boulet de canon, rejoindrait le spa pour la grande finale qui se déroulerait au hammam. Là-bas, il remporterait les quatre derniers points qui lui manquaient encore. Dans la chaleur suffocante, il franchirait la barre des trente-mille points. Ainsi, il établirait le meilleur score de tous les temps du championnat d’Archibald. 

Dans son esprit, tout était clair. Il était destiné à gagner. Il faut dire qu’il était l’imbattable Archi. Un homme qui avait fait de sa passion pour la performance son chemin de vie. « Le succès est un mode de vie imbattable », comme il l’avait gravé au fronton de son cabinet. De son point de vue, la quête de la victoire surpassait de loin celle du bonheur à laquelle tant de ses contemporains s’adonnaient avec tant d’efforts. Car là où le bonheur demeurait un concept abstrait, volatil, souvent hors de portée, la victoire était un fait. Tangible. Mesurable. Atteignable. Il avait fait la distinction très tôt. Et dès l’enfance, il avait toujours visé la première place. Il avait très vite embrassé ce monde de contrôles, de notes, de classements… Un de ses plus beaux souvenirs remontait à la classe de CE2. Un vendredi, jour d’interrogation, il avait terminé son devoir avant même que tous ses camarades n’aient reçu le sujet. Le maître avait encore une bonne partie des polycopiés à la main quand Archibald s’était exclamé : « C’est fait, Monsieur ». Rendre cette copie parfaite avec une rapidité exceptionnelle, prendre ses camarades de vitesse et voir l’animosité sur leurs visages, lui avaient procuré une intense satisfaction. 

Pendant quelques années, Archibald avait adoré évoluer dans les systèmes d’évaluation existants. À l’école, à l’université, à l’examen du barreau, il avait écrasé la concurrence. Dans les couloirs des tribunaux, dans les arcanes du pouvoir, dans les dîners mondains, dans les réseaux souterrains, il avait excellé. Seulement, il avait fini par admettre que se mesurer aux autres n’était pas suffisant. La jalousie éprouvée face à ses prouesses n’était plus aussi gratifiante qu’au début. Il en était de même pour la reconnaissance. Pourquoi tirer satisfaction de l’admiration de ceux qu’il jugeait inférieurs ? Pourquoi considérer une victoire face à des challengers si faibles comme un véritable triomphe ? Le manque de concurrence, tout autant que l’admiration ou la jalousie d’adversaires médiocres ternissaient ses succès, aussi difficiles fussent-ils. Pire encore, l’absence d’opposant sérieux finirait vraisemblablement par émousser son mordant. Il prit alors une décision radicale : si les systèmes collectifs n’étaient pas à la hauteur, il devait créer le sien. Archibald s’imposa comme son propre concurrent, estimant que lui seul pouvait rivaliser avec lui-même.

C’est ainsi que le championnat d’Archibald vit le jour, une saison complète de défis quotidiens qu’il inventait au fil des circonstances. A chaque accomplissement, il remportait les points correspondants, variables selon la difficulté de l’épreuve. La règle était claire : surclasser les autres, démontrer des capacités et des qualités qu’ils ne possédaient pas, ou du moins pas en quantité suffisante pour rivaliser avec lui. Voilà ce qui faisait bander Archibald, un homme en lutte permanente avec lui-même et contre ses concitoyens.

En ce trente et un décembre, sa détermination était maximale, car il était en passe de pulvériser son meilleur score et de franchir la barre mythique des trente-mille points.

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La journée se déroula comme prévu et ce fut pressé d’en découdre qu’il arriva à son club de sport. À la question de la gérante « comment allez-vous », Archibald ne répondit pas. Imperturbable, il était déjà dans son match : poser le badge, attendre le signal, récupérer une serviette et prendre les escaliers. Nawel ne faisait pas partie des étapes qu’il avait établies à l’avance, il ne s’arrêta donc pas pour la saluer, et tout simplement, il passa devant elle sans la regarder. D’un geste vif, il saisit la serviette dont la forme ressemblait le plus à celle d’un carré. 

La géométrie était un critère important dans les choix d’Archibald. Par exemple, ses mouvements étaient rarement le fruit du hasard. Il prenait soin d’analyser ses déplacements, même les plus anodins. La recherche de la trajectoire la plus directe le passionnait. S’il se levait la nuit pour prendre un verre d’eau, il empruntait toujours le grand couloir en marchant près du mur, de manière à se positionner le mieux possible pour négocier le virage à droite qui menait à la cuisine. Le chemin du hammam ne dérogeait pas à la règle. Pour s’y rendre, il suivit un fil imaginaire bien tracé. Après les escaliers par la gauche, il rejoignit le vestiaire par l’allée des machines. Il y déposa ses affaires, se changea en moins de quarante-deux secondes. Il longea ensuite les douches, s’engouffra dans la cage d’escalier nacrée et montant les marches à une cadence frénétique, il déboucha enfin devant la porte du hammam, précisément en face d’elle. De là, il n’avait plus que trois pas à faire. Archibald les fit à grandes enjambées, surexcité par l’imminence du dénouement. 

Il adorait l’épreuve du hammam et les règles qu’il avait fixées pour celle-ci. Elle offrait deux manières de marquer des points. La première consistait à résister à cinq cycles de dix minutes. Durant un cycle, la vapeur brûlante affluait par la buse fixée près du sol, faisant monter fortement la température. Puis, la pièce demeurait ainsi, surchauffée et humide, pendant dix minutes. Les balnéothérapeutes conseillaient en règle générale deux cycles maximum. Vingt minutes dans un environnement où la température flirtait avec les cinquante-cinq degrés centigrades étant largement suffisant pour en ressentir les effets positifs. Avec un record personnel de sept cycles complets, Archibald avait quasiment l’assurance d’empocher ce point-là. L’autre manière de scorer était une variante. Elle aussi mettait l’accent sur l’endurance, mais elle introduisait une contrainte supplémentaire qui exigeait des nerfs d’acier. Dans ce cas de figure, il était obligatoire de rester au moins deux cycles de plus que l’autre, tout en étant arrivé avant lui. Ici, il s’agissait d’écoeurer ses adversaires en leur faisant passer un message clair : ma résistante à la souffrance écrase de loin la tienne ! Cette épreuve dans l’épreuve était dotée de trois points bonus, car on ne pouvait pas savoir à l’avance si le combat aurait lieu. Il arrivait parfois que personne ne survienne. C’était cruel, mais on pouvait attendre et aller au bout de ses forces pour rien. Et si le duel avait lieu, on ne savait pas à l’avance combien de temps il durerait. Les sept cycles d’Archibald avait été établis dans un-contre-un de ce type. Il était dans le hammam depuis quatre cycles quand une petite femme aux cheveux dorés s’était pointée. Elle avait tenu deux cycles. Archibald, pourtant mal en point, était parvenu néanmoins à pousser son corps jusque dans ses retranchements. Il avait fait un cycle de plus qu’elle, faisant d’une pierre de coup : les points bonus et une réalisation sans précédent avec sept cycles. Ce double exploit valait largement les dommages subies : la gencive supérieure abrasée et l’intérieur des narines à vif pendant une semaine. 

En ouvrant la porte étanche, Archibald se répétait qu’il n’aurait pas pu rêver mieux. Nous étions la dernière journée de l’année, le record absolu était encore à sa portée et tout allait se jouer ici et maintenant dans une manche ultime. À peine arrivé, sa présence fut détectée par un capteur, car le hammam était vide. La buse se mit en route pour le premier cycle. Archibald put à loisir s’installer à sa place préférée. A gauche en entrant,  le plus près possible de la bouche d’air chaud, à une des deux extrémités de l’arc de cercle formé par le banc en mosaïque. L’atmosphère s’emplissait maintenant d’une épaisse vapeur. 

La purée de pois tombait très vite. La visibilité se réduisait lentement jusqu’à devenir quasiment nulle. Archibald repensa aux imprévus que cela engendrait de temps en temps : effleurements de chair, entrechoquements de genoux, cris de protestation, remarques assassines ou gestes déplacés. Comme la fois où ce très jeune homme avançant au radar, avait fini sur les genoux d’une dame vraiment âgée. La nonagénaire s’était autorisée à lui caresser les fesses à la sauvette. Le gamin s’était insurgé, et avait regagné la sortie en chancelant. Humilié, il avait traité la dame de vieux pervers, se méprenant sur le sexe de la personne dont la main étonnamment ferme et précise lui avait trituré la croupe. Archibald avait oublié qui lui avait raconté l’histoire. Il se souvenait en revanche avoir élaboré un challenge à partir de celle-ci. Il décida qu’il jetterait son pied en avant pour bloquer l’individu aveuglé, et que s’il y parvenait du premier coup cela lui vaudrait un point supplémentaire. Par réflexe, il jeta sa jambe en avant stoppant net un gêneur imaginaire. Satisfait, il se rassit comme si de rien n’était, reprenant sa place. Il cala l’arrière de ses pieds contre le ruban de leds fixé au sol. Le dos droit, les omoplates serrées, les abdominaux plaqués contre le nombril, il était fin prêt pour affronter le va et vient des vagues brûlantes et n’importe quel adversaire qui arriverait. 

******* 

Les premiers cycles ne furent qu’une formalité. L’augmentation de température, l’abondante transpiration et la sensation de cuire progressivement ne surprirent pas Archibald. Il était rodé. Il devait bien avoir plusieurs milliers de cycles au compteur. Il résista sans peine durant ces vingt premières minutes. C’est seulement à partir du quatrième cycle que ses pieds commencèrent à s’agiter. Un mouvement léger, presque imperceptible au début. Pour évacuer la sueur agglutinée entre les orteils, il secoua d’abord chaque pied en l’air plusieurs fois d’affilée. Puis, toutes les deux ou trois secondes, il se prit à tapoter le sol avec son talon gauche et son talon droit comme un enfant s’amusant à cloche-pied à sauter dans les flaques. Il continua ainsi un moment jusqu’à ce qu’un vague malaise s’installe en lui. Ses pieds heurtèrent la dalle de plus en plus vite comme si une mécanique interne s’emballait, menaçant de se dérégler. À présent, il n’y avait plus rien de ludique ou d’enfantin dans son geste, Archibald frappait juste les carreaux chauds avec violence. Pourquoi personne n’arrivait ? À cette heure d’affluence, il était inquiétant que personne ne l’ait déjà rejoint. Où étaient ces foutus séniors qui passaient leur temps à se prélasser à l’espace bien-être ? Archibald sentit les nerfs se tendre au niveau de sa nuque. Que se passerait-il si personne ne venait ? Un seul point ne serait pas suffisant pour battre le record. Il lui fallait les trois points bonus, sans quoi, ce serait une défaite sur le fil. Son cœur qui courait déjà à vive allure sous l’effet de la chaleur intense se mit à sprinter dangereusement. Une défaite sur le fil. Relevant la tête en direction de la porte, Archibald constata encore une fois qu’il n’y avait personne à l’horizon. La poussée d’anxiété monta encore d’un cran. Il devait agir. Il savait que ce n’était jamais bon de laisser son esprit s’éloigner de la réalité. À voix haute, il affirma que la réalité n’avait pas changé d’un iota : il était en forme et tout était encore possible. Son mental acheva de chasser la fébrilité en donnant un coup de coude franc et ferme dans le mur. Grâce à la souffrance ressentie, il fut de nouveau maître de ses pensées et de ses émotions. « La confiance contrôle la peur et la faiblesse s’écrase devant la force ». L’invocation de ce mantra maison lui rendit son calme qui cessa tout à coup de chanceler.

Redevenu lucide, il décida qu'il lui suffisait d’invoquer la règle de surperformance. Pour faire simple, Archibald était autorisé à interrompre un challenge en cours et à le remplacer par un autre, à la condition expresse qu’il présentât une difficulté notoirement plus élevée. Ce qui fit dire à Archibald que s’il réussissait à atteindre le cinquième cycle de vapeur sans jamais cligner des yeux, cet exploit lui permettrait de s’octroyer trois points bonus.

Il prit une grande respiration d’air chaud avant d’écarquiller les yeux, conformément au nouveau défi. Les premières secondes ne posèrent aucune difficulté particulière. Il se sentait bien même. Il avait l’impression que la vapeur ambiante humidifiait correctement ses pupilles, et que par capillarité, cela soulagerait ses globes oculaires, dans leur entier. Dans cette situation presque trop confortable, Archibald se prit à douter de la validation d’une épreuve qui manquait peut-être au fond d’adversité. Mais alors qu’il se demandait comment rendre l’épreuve plus ardue, la douleur trancha net le fil de ses pensées. Comme un fétu de paille attaqué par les flammes, il eut l’impression que ses deux yeux s’embrasèrent en une fraction de seconde. Par réflexe, il porta ses mains à leur niveau. Avec les paumes, il recouvrit ses yeux, se dissimulant le visage comme pour faire rire un enfant ou lui faire faussement peur. D’où venait cette brûlure intolérable ? Le plus dur était de résister à l’envie de frotter ses yeux pour se débarrasser de la sensation atroce. Il ne lui fut pas nécessaire de le verbaliser pour comprendre ce qu’il devait faire. Ce qu’il fit, il le fit sans réfléchir. Il serra les poings et les mâchoires aussi fort qu’il en était capable. Les jointures des phalanges devinrent écarlates. Il sentit des morceaux d’émail dentaire se détacher sous la pression et lui remplir la bouche. Il persistait malgré tout pour atteindre le résultat escompté : substituer à la douleur principale une douleur secondaire qui elle serait contrôlable. Il souffla pour relâcher son corps un court instant. Il détendit ses muscles en agitant ses mains dans le vide et en secouant ses mâchoires de gauche à droite. Et dès qu’il sentit les yeux le brûler à nouveau, il resserra l’étau sur les muscles et les tendons de son visage et de ses bras tout entier cette fois. Tandis qu’il convulsait presque, il visualisa des gouttelettes en ébullition sous ses paupières. Le problème venait certainement de la sueur qui ne s’évacuait plus. C’était comme avoir deux cocottes-minute qui débordaient, et avoir l’interdiction d’enlever les couvercles pour laisser s’écouler le liquide. Ça bouillonnait et re-bouillonnait sans qu’il puisse intervenir. Sauf à s’avouer vaincu. Il n’avait pas d’autre choix, il lui fallait résister coûte que coûte. Sa canine droite finit par céder quand il eut atteint le niveau maximal de serrage dont il était capable. La pointe de la dent voltigea comme un bouchon de champagne. Archibald fut surpris par la trajectoire rectiligne du projectile qui vint s’écraser précisément en face de lui. Il entreprit de souffler et d’inspirer ultra vite, ce changement de rythme et la concentration que cela exigeait, lui permirent de détourner son attention suffisamment longtemps pour évaluer la situation. La victoire était à portée de main mais il allait devoir tromper son cerveau pour cela. Perdre une dent n’était pas un problème mais c’était probablement un signal de danger que son cerveau ne mettrait pas de côté aussi facilement que lui. Et s’il décidait de lui faire perdre connaissance, ce serait un coup fatal. Car il savait que ce serait le dernier rempart du corps quand il se sentirait acculé. Tandis qu’il essayait de maîtriser le supplice de ses yeux, il devait gérer en même temps son instinct de survie. Il se répétait à dessein qu’il avait connu pire, et que ce serait une anecdote plaisante à se remémorer bientôt. En d’autres termes, il bavardait avec son esprit pour le tromper, pour lui faire croire que tout était loin d’être aussi alarmant que la situation semblait l’être. Tromper son propre instinct de survie n’était pas une entreprise aisée. Il fallait à tout prix minimiser le danger et le rassurer sur les options à disposition. Archibald nota par exemple que moins d’un mètre le séparait de la porte et qu’en cas d’absolue nécessité, il pourrait s’extraire de la pièce en moins de deux secondes, montre en main. D’accord, mais encore fallait-il en être capable, et si les yeux arrêtaient de fonctionner et que la brûlure le rendait aveugle comme son héros d’enfance Michel Strogonoff ? Privé de la vue, il aurait toutes les peines du monde à sortir de là et le piège infernal aurait sa peau. Argument contre argument, la bataille faisait rage à l’intérieur aussi.

Le calvaire prit fin pratiquement d’un seul coup. Les yeux d’Archibald réagirent avant même que son cerveau n’ait formulé la solution : les paupières se refermèrent enfin pour un soulagement immédiat alors que la porte du hammam venait de s’ouvrir pour laisser entrer quelqu’un. Archibald jubilait. L’autre défi, celui qu’il n’espérait plus, allait finalement avoir lieu. C'était le retour au bon vieux combat, un duel mental qui allait décider qui serait le roi du hammam. Lui, Archibald, ou l’homme à la forte corpulence qui avançait maintenant à tâtons dans cet enfer en miniature.

********

Doucement, Archibald récupérait. À l’entame du sixième cycle, il se massait les yeux avec les doigts. L’air demeurait brûlant, ses paupières souffraient encore. Cela ne servait plus à grand-chose, car inexorablement la douleur cédait du terrain à la volonté. Et nul doute à présent que sa force intérieure allait triompher, sa tenaille en titane capable de broyer tous les doutes de blaireau et les excuses de petit garçon. 

La tenaille se resserrait maintenant sur le nouvel entrant. Un homme massif, tout en volume, à en juger par l’imposante silhouette qui avait fendu la brume. Son slip rouge ne passait pas non plus inaperçu, tant il se démarquait de la blancheur immaculée du hammam. S’était-il montré avenant en entrant ? Il avait dit bonjour oui, et naturellement, Archibald n’avait par dénier lui répondre. Car qui était le patron si ce n’était lui ? Mettre l’autre mal à l’aise faisait partie des techniques d’intimidation dont Archibald usait pour le pousser vers la sortie. Il pouvait se montrer tour à tour bruyant, malpoli, menaçant ou dégoûtant même selon les circonstances. Il se mouchait sur le sol ou libérait volontiers des gaz nauséabonds pour faire fuir ses rivaux. Il n’hésitait pas non plus à empiéter sur les espaces vitaux. Il pouvait venir s'asseoir volontairement à quelques centimètres de vous, même lorsque le hammam était vide. Aujourd’hui, l’autre avec son grand corps occupait à lui seul trois places ne laissant aucune ouverture de ce côté-là à Archibald. L’homme s’était allongé sur le flanc, le visage tourné vers lui. Bien qu’il fut impossible de discerner les choses avec netteté, Archibald eut le sentiment que l’homme le fixait. Comme pour le mettre au défi. Ceci lui plut. Enfin quelqu’un qui comprenait qu’ils n’étaient pas là pour un moment de détente mais pour se livrer à un match sans pitié. 

En réaction à la provocation, Archibald décida de s’allonger à son tour. Très lentement, aussi lentement qu’il était possible de le faire, il déplia son corps sur la pierre surchauffée. Sur les zones où la peau était la plus fine, la réaction ne tarda pas à se manifester. Derrière les genoux, la sensation fut particulièrement pénible, comme si deux braises avaient été placées derrière ses rotules. Pour atténuer cette torture, Archibald se mit à bailler. Rejetant la nuque en arrière, il ouvrit ses mâchoires en grand avant de secouer vivement la tête comme pour reprendre ses esprits et mettre à distance un endormissement imaginaire. Cette comédie s’adressait non seulement à lui-même mais aussi à son compétiteur. Archibald forçait l’autre à constater la déconcertante facilité avec laquelle il tolérait la fournaise. Pour parachever son numéro, il croisa ses mains derrière sa tête, comme pour former un petit coussin et il lâcha un bruyant soupir de contentement. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Le sixième cycle s’acheva. Archibald dut noter intérieurement que pour sortir avec les trois points en poche il lui faudrait battre son record de cycles. Le temps pressait donc. Plus l’intrus résisterait, plus ce serait dur, sinon impossible, de gagner. De plus, l’autre aurait déjà dû réagir physiquement en se montrant nerveux. En général, les gens ne tenaient pas en place et montraient rapidement des signes de faiblesse. Ils soufflaient, se balançaient, se tapaient les cuisses, mettaient leur tête entre leurs mains, essuyaient la sueur ou se grattaient la peau. Ils essayaient de gagner du temps ou de faire passer le temps plus vite, chacun à leur manière, retardant l’inéluctable jusqu’à atteindre le point de bascule. « Et par ici la sortie » murmura Archibald, pensant à voix haute. Mais aujourd’hui, rien ne se déroulait décidément comme prévu. Son voisin restait immobile et calme. Et de cette absence de réaction, Archibald déduisit qu’il était tombé sur un coriace. 

La peur revenait. Archibald enragea à l’idée qu’il pourrait bien tout perdre face à cet énorme bout de viande. Le seul moyen de tenir était de souffrir davantage. Il prit la décision d’écourter le cycle et de faire monter encore la température. Pour se faire, il attrapa au-dessus de lui la douchette à main et poussa à fond le bouton pression, faisant jaillir un jet d’eau glacé. Il visa le capteur qu’il savait être près de la buse. Il avait fait de nombreux tests, lorsqu’il était seul dans le hammam. En projetant au hasard de l’eau froide sur toutes les parois, il avait fini par repérer le capteur emmuré. A cet endroit précis, l’aspersion provoquait le lancement d’un nouveau cycle. Croyant avoir détecté une chute soudaine de la température, il relançait automatiquement le mécanisme. Le capteur était trompé par l’eau froide en quelque sorte. Et c’était reparti pour trois minutes de chaleur brûlante. La buée ardente se répandait à la vitesse grand V. Archibald allait montrer au « gros tas » que la souffrance était une affaire sérieuse et que personne ne pouvait lui faire la leçon sur ce terrain. Le hammam était son territoire, ici c’était lui le maître ! Cette pensée, loin de le revigorer comme il l’espérait, lui confirma au contraire que la situation était critique. Il n’était plus un enfant : il savait distinguer la fanfaronnade de l’aveu de faiblesse. Le vertige le reprenait. La peur le brutalisait. Il riposta en sifflotant un air joyeux. De ceux que l’on choisit sous la douche quand on est réveillé du bon pied. Il attaqua par un classique des Beatles Ob-La-Di, Ob-La-Da, suivi de la chanson de l’ours heureux dans le film Le Livre de la Jungle. Volontairement, il sifflait très aiguë et archi faux. Sans tourner la tête vers lui, il sentit que l’homme tenait toujours le choc. Il manquait de souffle, et pour la dernière tentative qu’il serait en capacité de faire, il choisit la Compagnie Créole. Tel un possédé, il se mit à siffler le plus fort qu’il pouvait, crachant des gerbes de sueur et de salive.  Le massacre d’un titre éventé des années quatre-vingt aurait réussi à insupporter n’importe qui. Un excellent va-tout, vraiment. Mais malgré cela, l’homme restait silencieux. Imperturbable au petit manège d’Archibald. Même quand ce dernier, mu par l’énergie du désespoir, se mit à chanter à tue-tête, il resta stoïque. Archibald poussait pourtant sa voix de fausset à fond. Il s’était levé pour lui hurler le refrain aux oreilles  : « ça fait rire les oiseaux et chanter les abeilles » tout en tapant des pieds et des mains. Au moindre déplacement d’air, Archibald ressentait la morsure du chaud sur sa peau. Comme si quelqu’un le caressait au fer à repasser. 

La douleur était au coude à coude avec l’abandon que lui procurait la transe. Plus il s’agitait, plus il avait mal, mais plus il s’activait et plus son mental pensait à autre chose. Ce stratagème lui permit de tenir encore quelques minutes. Il lui sembla même que le dixième cycle débutait. Il entendit comme un murmure dans son oreille. À force de répétition, la voix se fit intelligible. Il n’eut pas besoin de s’arrêter de chanter pour l’écouter, plus aucun mot ne sortait de sa bouche depuis un moment déjà. Il essayait de chanter mais il n’y parvenait plus. Il était en état de stress thermique. Tout à l’intérieur de lui dysfonctionnait, si bien que son corps était secoué de tremblements, qu’il était pris de nausées et que le manque d’oxygène frais empêchait son cerveau de chasser la petite voix qui redoublait d’intensité. Et pour finir, elle prit le dessus sur la douleur et la volonté, répétant en boucle la même chose : tu as battu le record de cycles et pourtant tu as perdu. Tu as perdu et tu vas crever si tu ne sors pas. Sors ou meurs. SORS OU MEURS. Le murmure se mua en hurlement : « j’ai j’ai j’ai perdu, tu es content gras du bide ? » 

Marcher vers la sortie lui soutira un effort considérable. Il tituba. Passa tout près de son bourreau. Et dans la débâcle, crut à une hallucination lorsqu’un pet retentissant déflagra. Mon cerveau n’est plus fiable pensa-t-il. Jusqu’à ce qu’un deuxième pet survienne, encore plus sonore que le premier. L’homme allongé dans le brouillard s’en donnait à cœur joie, les gazs se succédaient à un rythme effréné. Archibald n’en croyait pas ce qui restait de ses yeux. L’homme se vidait littéralement et se gondolait de surcroît. Depuis quelques secondes, il semblait secoué par de violentes convulsions. « Ce type est un monstre, il se fout de ma gueule maintenant » Et puis, il se mit à gémir. Pour Archibald, il était clair que c’était une nouvelle façon de l’humilier. De lui dire : « alors le champion, ça y est c’est la débandade ? » « Quel salaud ! » Archiblad tenta bien de riposter avant de quitter le hammam. Il voulut lui asséner un coup de pied en plein dans le ventre qui continuait de tressauter et de flatuler. Mais Archibald n’en avait plus la force. À peine, réussit-il à lever la jambe de deux ou trois centimètres, ce qui lui arracha un cri d’agonie. Dans une hargne de gosse, il réussit tout juste à gueuler à l’autre qu’il n’était qu’un gros minable, et que c’était facile de gagner sans bouger. Archibald saisit la poignée et ouvrit en grand la porte. L’appel d’air aspira une immense gerbe de vapeur et d’odeur fétide. 

Archibald sortit la queue basse, dévasté et déjà hanté par ce qu’il prendrait longtemps pour la pire défaite de toute son existence. 



 

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