Le complexe du loup-garou

                Un brun ténébreux. Voilà, c’était comme ça qu’Eric aimait qu’on le décrive. Avec ces mots sobres et séduisants. C’est vrai quoi, qui pouvait mieux les incarner que lui, ces mots ? Quand il les revêtait en plus de son costard-cravate, il devenait une espèce de fantasme sur pattes. Il se sentait irrésistible. Les femmes ne se jetaient pas à ses pieds, mais presque. En tous cas, il avait le choix. Il les regardait parfois, mais il ne les touchait pas. Il en choisissait une et il s’y tenait.

                Il aimait vraiment ça, se sentir séduisant. En fait, Eric était peut-être plus amoureux de lui-même que de qui que ce soit d’autre. Quand il sortait, les mecs qui se trouvaient dans la même pièce que lui devenaient tout à coup fades et insipides aux yeux de ces dames.

                C’était à ça qu’il pensait, un sourire de prédateur aux lèvres, un gin tonic à la main, accoudé au bar de la boîte branchée du moment. Il était pas onze heures, et il avait déjà trouvé sa proie. Une minette comme il les aimait : pas accompagnée, brune, avec des yeux noirs et brillants. Ce serait facile.

                Emy l’avait tout de suite remarqué, le mec au comptoir qui la matait en coin depuis une demi-heure. Encore un qu’elle allait ajouter à son tableau de chasse. Un tableau des plus alléchants, qu’elle gardait pour elle seule. D’ailleurs, avec qui pouvait-elle partager ça sinon elle-même ? Si elle s’en ouvrait auprès de qui que ce soit, elle passerait à coup sûr pour un véritable monstre. Cette idée la fit sourire, et le type au comptoir crut que la mimique lui était adressée. Le sourire s’élargit un peu plus : c’était un vrai blaireau, celui-ci !

                Elle était juchée sur un tabouret design, à l’autre bout du comptoir. Sa robe noire courte et moulante laissait entrevoir de longues jambes, qu’elle avait croisées l’une sur l’autre, et ses hauts-talons brillaient presque autant que ses griffes vernies de rouge. Elle faisait lentement cliqueter celles-ci sur le comptoir en stuc, dans un geste élégant et calculé. Elle attendait sagement qu’il vienne l’accoster. Emy ne se prenait jamais pour ce qu’elle n’était pas, mais dans des moments comme celui-ci, elle se faisait l’effet d’une mignonne veuve noire tapie au creux de sa toile. Encore quelques instants, et elle allait pouvoir déployer l’une de ses pattes pour atteindre le repas tant désiré.

                Une fois par mois, elle n’avait aucun mal à obtenir ce qu’elle voulait. Les hommes lui tombaient tous crus dans le bec et elle aimait terriblement le goût qu’ils avaient à chaque fois.

                Au bout d’un moment passé à observer la fille, Eric avait décidé qu’elle était à point. Elle venait de snober un type complètement ivre, qui avait tenté de lui souffler une invitation à boire un verre en même temps que son haleine alcoolisée en plein visage. Elle était toute à lui, il en était sûr. Il aimait vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, il savait qu’il ne rencontrerait aucune résistance. Il avait vidé le gin d’un trait et il s’était approché d’elle. Elle l’avait accueilli en passant une main dans ses cheveux et ses ongles rouges avaient étincelé sous le passage d’un spot lumineux. Quand il avait passé sa main autour de sa taille, elle avait frémit. Quand il avait approché sa bouche de son oreille, elle avait frissonné. Et il ne se mentait pas quand il pensait l’avoir vue fondre sur place quand il lui avait proposé de continuer la soirée ailleurs.

                La fille était descendue de son tabouret avec souplesse et avait demandé à récupérer son manteau de fourrure avant de sortir de la boîte. Il avait pensé qu’elle n’en aurait bientôt plus besoin, mais il n’allait quand même pas lui raconter tout ce qui allait se passer après. Quand ils avaient enfin réussi à se faufiler dehors ensemble, une luminosité brillante et bleutée habillait la rue et les immeubles. Pleine lune oblige, la chasse allait pouvoir commencer.

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                Quelques minutes plus tard, Rick émergeait à son tour de la boîte de nuit. Il aurait juré l’avoir vue partir avec un autre mec, cette garce qui l’avait viré avec pertes et fracas quand il lui avait proposé un verre. L’alcool le rendait toujours paranoïaque et très peu sûr de lui, il avait vraiment mal pris le râteau qu’elle lui avait mis. Bref, il s’était barré parce qu’il pouvait plus aligner deux idées l’une en face de l’autre, mais aussi parce qu’il voulait savoir quelle tête avait le mec avec qui elle partait.

                Quand il avait mis le nez dehors, le froid l’avait un peu réveillé. Il avait trouvé la fille, au bout de la rue, et un grand mec traînait une ombre gigantesque à ses côtés. Le type se déplaçait lentement, ramassé sur lui-même, le dos en forme de boule. Il y avait quelque chose de pas net dans l’air. Il passait derrière la fille au ralentit, et sa grande carcasse la faisait disparaître aux yeux de Rick. Vu d’ici, il avait l’impression qu’il la mesurait, histoire de savoir s’il pouvait l’engloutir toute entière.  Il s’était mis à les suivre un peu bêtement, ses sensations décuplées au possible et en même temps totalement embrouillées par l’alcool. Après tout, si le mec tentait un truc louche avec la fille, il passerait pour un héros s’il la sauvait. Ça, c’était une idée qui lui plaisait.

                Il les suivait toujours quand le couple avait soudain disparu dans une ruelle. Le froid avait mordu les joues de Rick avec  plus d’intensité. Il ne les voyait plus, mais quelque chose se passait. La rue derrière lui, auparavant pleine de jeunes et de moins jeunes apprêtés pour rentrer dans la boîte de nuit, s’était brusquement vidée. Le silence s’était fait dense, presque assourdissant. Les oreilles de Rick bourdonnaient, comme celles d’un plongeur en apnée. Une bise glaciale s’était engouffrée dans sa veste et avait refroidi le peu de courage qu’il croyait posséder. Il avait boutonné lundi avec mardi, ça arrangeait rien.

                L’atmosphère pouvait bien être figée, Rick avançait toujours. Un bruit de pas avait envahi la ruelle. Les pavés s’étaient mis à cliqueter avant qu’un hurlement ne retentisse. Ni totalement masculin, ni féminin pour autant, mais assurément terrorisé. Le pauvre type aviné grelottant dans la rue maintenant déserte avait commencé à se poser des questions. Une symphonie avait alors commencé. Quelqu’un s’appliquait à transformer quelque chose en charpie, et le bruit qui en résultait évoquait des déchirements mouillés, ponctués de craquements sinistres.

                Quand Rick fut arrivé au croisement de la ruelle, une rigole commençait à serpenter depuis le fond de la traverse jusque devant ses pieds. Le liquide était foncé et se muait avec lenteur sur le trottoir. Il l’observa qui remplissait avec application les joints entre les dalles du trottoir, et une odeur métallique monta à ses narines. Puis il comprit, non sans une lenteur infinie, qu’il s’agissait de sang. La terreur l’envahissait il sentait s’évaporer toute l’ivresse prodiguée par l’alcool. Une longue et douloureuse mastication s’était alors fait entendre. Rick ne supportait plus ces sons, auxquels il prêtait des images effrayantes et insensées. Le fait de ne pas savoir ce qui se passait le rendait fou. S’il y avait quelqu’un à sauver, c’était certainement trop tard, mais sa conscience lui ordonnait de faire quelque chose. Le sang avait atteint l’une de ses semelles, aussi son pied se décolla avec un bruit mat. La mastication s’interrompit un instant avant de reprendre son travail répugnant. Après de longues secondes d’indécision, Rick décida enfin de risquer un coup d’œil sur ce qui se tramait. La luminosité était suffisante pour qu’il discerne quelque chose dans la pénombre de la ruelle.

                Lorsqu’il déplaça sa tête de façon à dépasser discrètement du coin de mur, son cœur rata un battement. Une créature informe et gigantesque était collée là, tout de suite sur la droite, en périphérie de son regard. De longues pattes étaient déployées de chaque côté de son corps massif, toutes terminées par des griffes acérées. Une fourrure épaisse et drue habillait chacun de ses membres repoussants et l’un de ses nombreux yeux était résolument tourné vers lui. Rick déglutit péniblement, pauvre petit arachnophobe paralysé par une peur viscérale, puis ses yeux tombèrent sur le corps sans vie. Deux des huit pattes de la créature étaient rivées au cadavre d’un homme. Et ce fut ainsi que Rick le reconnut. Si le haut du corps manquait, un costard habillait encore ce qui restait du mec au comptoir, celui-là même qui était parti avec cette… C’était forcément elle, mais c’était quoi au juste ? Une mygale de la taille d’un 4x4 ? Lorsqu’il releva les yeux vers elle, non sans un effort monumental, elle avait déjà commencé à bouger. Le corps déchiqueté tomba lourdement à terre dès que les pattes se mirent à tricoter sur le mur, en direction de Rick. Il sentit chaque poil se hérisser sur son corps, mais il ne parvenait toujours pas à esquisser le moindre geste. La créature monstrueuse se jeta sur lui sans plus de cérémonie.

Epilogue

                 Emy avait lu le journal avec attention le lendemain matin, un petit sourire aux lèvres. Les flics n’avaient retrouvé aucun corps dans la ruelle ensanglantée, elle avait bien travaillé. Et puis, elle avait débarrassé le monde d’un être plein de prétention et d’un sac à vinasse, c’était honorable, non ?

                Elle y avait encore réfléchit : elle ne se prenait définitivement pas pour ce qu’elle n’était pas. Elle n’était pas une veuve noire. Elle faisait partie de la même famille pourtant, mais elle était un brin moins élégante et décidément plus gloutonne. Les maux de ventre qu’elle avait eu après cette nuit-là avaient été sans appel sur ce dernier point. Mais après tout… Ça ne l’empêcherait pas de recommencer dès la prochaine pleine lune.