Le corps de Mathilde

Je crois que mon cerveau émerge à peine du bain d’eau glacée où il a été plongé il y a une heure. Ou deux ? Ou quinze minutes peut-être. Le temps s’est gelé avec lui.

De la plage arrière, je fixe à travers le pare-brise les feux du véhicule que nous suivons jusqu’à l’hôpital. J’essaie de rassembler les images et les sons de la soirée. De les remettre dans l’ordre.

La trame du soir est terne, sans aspérités, rien ne la distingue à priori des jours précédents. Nous dînons. Mathilde ne mange pas avec nous, elle est chez son amie, dont j’ai oublié le nom. Mes parents s’installent dans le fauteuil, allument la télévision pendant que je débarrasse la table de la cuisine. Au moment où je sors dans la rue, un sac poubelle à la main, une berline grise coiffée d’un gyrophare silencieux s’arrête à la hauteur de notre portail. Un homme corpulent sans âge, l’air usé, s’en extirpe. Je crois me rappeler qu’il a brandi une phrase comme : « Bonsoir, je suis de la police ». Premier coup de bélier dans la muraille du quotidien. « C’est ici qu’habite Mathilde ? ». Oui, c’est ici. La pierre se fissure. A la maison, mes parents l’accueillent comme un fantôme. Ils se posent au salon et parlent, mais le dialogue m’échappe. Ma mémoire n’en fige que l’essentiel.

Accident de scooter. Mathilde, très probablement. Hôpital.

Il y a des regards fous, des perles de sueurs d’angoisse, des respirations rauques. Mais pas de cris, pas de larmes. Mon père proteste. Mathilde n’a pas de permis, encore moins de véhicule. L’homme esquisse une moue contrite, la police a retrouvé son téléphone. Les arguments semblent bien légers devant l’ampleur du bouleversement qu’ils voudraient engendrer. Le déni semble encore la meilleure option. Le policier, à-demi assis sur le bout du canapé, n’insiste pas. Il nous propose juste de nous emmener « là-bas ». Papa préfère prendre sa voiture. « Bien sûr que je suis en état de conduire ».

La nuit pèse de toute son ombre sur les silhouettes de la rue. Dans l’habitacle, nous sommes tous les trois piégés dans nos propres sidérations. Je crois que nous ne pensons même pas à échanger un mot. Trois étrangers sur des planètes différentes. Arrivés à l’hôpital, comme nous sommes escortés par la voiture au gyrophare, nous ignorons le gigantesque parking des visiteurs et nous garons à un endroit réservé. Puis, nous suivons le policier à travers le dédale des allées extérieures. Je suis juste derrière lui. La lumière faiblissante des lampadaires fait luire la transpiration qui détrempe le col de sa chemise. La marche me paraît encore plus longue que la route. Nous finissons tout de même par entrer dans un bâtiment sans âme, semblable à tous ceux que nous avons croisé sur le chemin. Sans un regard pour l’hôtesse d’accueil, nous suivons les rails de néons et entrons dans une salle anonyme, calquée sur le modèle de toutes les salles d’attente du monde. Machin sort par une autre porte. Quelqu’un va venir s’occuper de nous.

Nous sommes seuls.

Est-ce que j’ai pensé à sortir les poubelles, tout à l’heure ?

C’est Maman qui prend finalement la parole et ouvre le bal des spéculations.

– Les erreurs de ce type, ça arrive tout le temps.

– Ce n’est vraiment pas le genre de Mathilde.

Elle propose qu’on l’appelle, pour se rassurer. Un instant, je me demande pourquoi nous n’y avons pas pensé avant. Mais Papa rappelle que son téléphone a servi justement à l’identifier. Le ton monte un peu. Mais je n’écoute plus.

Une femme finit par nous rejoindre au moment ou le chagrin et la peur entrouvraient leurs mâchoires. Sa posture et sa démarche indiquent qu’elle n’est pas là en visite. La docteure est bien habillée, mais sobrement. Je me serais attendu à une blouse blanche. Elle s'assoit en face de nous. Sa voix est aussi calme et claire que ses mots sont cruels.

Mathilde est morte sur le coup, à l’impact.

Elle fait une pause, pour que nous puissions encaisser. Mais aucun de nous n’en est encore à ce stade. Dr Machine enchaîne, elle n’en a pas fini. Et nous nous enfonçons avec elle. Le corps doit être identifié, mais le véhicule a pris feu, suite à l’accident. Pour la première fois, le timbre de sa voix vacille légèrement.

– La partie supérieure du corps n’est pas reconnaissable. Y a-t-il des éléments corporels en dessous des hanches qui vous permettraient de l’identifier formellement ?

Nous la regardons sans comprendre.

– … Une tache de naissance, des grains de beauté, une cicatrice ?

Ma mère hoquète et étouffe un sanglot. J’ai du mal à entendre, comme si j’avais des boules de coton humides et tièdes dans les oreilles.

Mon père répond que non. Il demande s’ils peuvent déjà voir ses vêtements. La femme reprend une longue respiration. Non. Les chaussures sont encore reconnaissables, mais le reste de ses habits est trop abîmé. Et, de toute façon, l’identification doit être faite sur le corps. Elle nous laisse encore quelques secondes avant de nous poser la question logique qui s'ensuit, aussi absurde soit-elle.

– Etes vous en capacité de voir son corps et de le reconnaître avec seulement les jambes visibles ?

L’interrogation rebondit entre nos regards hagards. Oui, sûrement. Mais… je ne m’en sens pas capable, mes parents non plus. Maman demande si nous pouvons venir à plusieurs. La docteure hoche la tête. Ce lieu doit être tellement habitué à ce type de tristesse qu’il me paraîtun peu ridicule de la ressentir vraiment. La réalité ne m’a pas encore atteint. Elle n’a pas encore coulé le navire, mais affleure la ligne de flottaison.

Alors nous profitons de cette latence bienvenue et nous nous levons ensemble. Une nouvelle déambulation s'ensuit dans les couloirs de l’hôpital. Puis une nouvelle salle insipide. Le policier se rematérialise à nos côtés, échange deux mots à voix basse avec la docteure. On entend un bruit de battement de portes. Mon père pose une main sur l’épaule de ma mère, et l’autre sur la mienne. Je ne sais pas exactement si c’est un geste de réconfort, d’encouragement, ou si c’est pour lui, pour que nous le soutenions.

Après une éternité d’une vingtaine de secondes, un brancard rentre, poussé par un infirmier. Sur la planche en acier inoxydable, il y a un drap vert bouteille, qui épouse les formes évocatrices d’un corps couché.

Alors je manque de force, je baisse les yeux. J’entends le bruit d’un tissu qu’on découvre. Ma mère émet un petit cri, bref et grave. Mes parents pleurent. J’ai la tête qui tourne. Le navire a coulé.

Soudain, ma mère s’écrie.

– Oh ! Le tatouage ! Le Soleil qu’elle s’était fait sur la cheville !

La partie logique et fonctionnelle de ma personne reprend la main. Mon regard se porte sur les jambes qui dépassent du tissu à un mètre devant moi. Étrange comme cette image n’a pas d’effet sur moi. Je ne ressens plus rien, je suis en saturation d’informations. Je regarde la peau trop blanche au-dessus du pied, elle est nue. Papa a la même observation et lui en fait la remarque.

– Mais justement ! Elle se l’est fait tatouer avec un copain… et là il n’y est pas !

Je me souviens effectivement que Mathilde avait parlé de se faire tatouer il y a quelque temps, mais je ne savais pas qu’elle l’avait vraiment fait. Mon père non plus, à priori, vu la mine interloquée qu’il affiche. Je suis vraiment surpris qu’elle ne m’ait pas raconté ça. Mathilde n’est pas la moins bavarde. Maman confesse. C’est très récent, la semaine dernière ou celle d’avant, Mathilde ne nous l’avait pas dit pour nous surprendre sur la plage, cet été.

La docteure tourne autour du brancard, vérifie les deux chevilles. Non, pas de Soleil. Le policier saisit son téléphone et quitte la pièce précipitamment. Je l’entends jurer et dire quelque chose à propos de la plaque minéralogique du scooter.

Mon cœur bat à tout rompre. Je me surprends à ne plus savoir exactement ce que nous sommes venus faire ici. Je ne parviens pas à détacher mon attention du cadavre devant moi. La nausée me rattrape et un violent haut le cœur me soulève l’estomac. J’entends ma mère murmurer « Ce n’est pas elle ». La docteure semble avoir perdu de sa contenance, cette situation lui est plus inhabituelle. Elle échange un mot avec l’infirmier, qui repart avec son sinistre chargement dans les entrailles de la clinique. Puis elle nous guide vers une salle attenante avec une table et un distributeur automatique, « On vous tient au courant dès que possible ». Puis elle s’enfuit en vitesse et nous laisse seuls à nouveau.

Patienter, encore. Ne pas savoir quoi attendre exactement, encore. Mon père et moi ne savons pas quoi ressentir. Un mélange d’angoisse, de fatigue et de soulagement coupable. Ces jambes appartiennent bien à quelqu’un. Ma mère, elle, semble véritablement rassurée. Elle s’est servi un café à la machine et regarde par la lucarne grillagée les allées désertes au dehors. Elle nous fait signe de nous lever. Mathilde va rentrer, sans téléphone, et va trouver la maison vide, elle risque de s’inquiéter. Papa hésite. S’ils nous ont placé ici, c’est qu’ils ne sont pas encore disposés à nous laisser partir.

Parmi les milles questions sans forme qui chahute mon esprit, l’une d’entre elles est tirée au sort par une main invisible puis projetée par ma bouche a milieu de la pièce.

– Maman, c’est qui le copain avec qui Mathilde a fait le tatouage ?

Ma mère me fixe, comme si elle ne découvrait ma présence que maintenant. Il y a un silence. Si long, que je doute alors qu’elle m’ait entendu. Mais alors que je m’apprêtais à me répéter, un tressaillement apparaît à la commissure de ses lèvres et s’étire en un sourire timide.

– C’est Basile… bien sûr.

Je sursaute, manque de vomir. Je n’avais plus entendu ce nom depuis si longtemps.

La chaise de mon père racle bruyamment le carrelage tandis qu’il se lève d’un bond. Sa bouche est grande ouverte et son regard transperce ma mère comme une flèche.

– Non…Non, Myriam !

Il s’approche d’elle, la saisit par les bras et tient son visage près du sien. Il répète « non, non, non, non… ». Maman est tout contre lui, mais je m’aperçois qu’elle ne le voit pas. Elle a gardé ce sourire étrange. Papa la serre alors contre lui en pleurant comme un petit garçon. Des spasmes violents secouent son dos.

Nous avions pensé que Basile était derrière nous. Maman allait si bien depuis toutes ces années.

Basile, c’est le grand frère de Maman, celui qui avait disparu sans laisser de traces quand elle était enfant. Celui qui habitait toujours son imagination et qu’il avait fallu déloger au prix de douloureux efforts, de multiples séances de thérapie et de longues périodes d’internement. Pendant toute sa jeunesse.

Celui dont elle avait admis l’absence, jusqu’à cette nuit.

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Syanelys
Posté le 25/07/2025
Coucou Baptiste,

Découvrons ensemble cet accident pour savoir s'il s'agissait bien de Mathilde ! Le ton est donné, ton style nous prend de court : nous sommes dans les détails, dans le rythme nerveux et les émotions se balancent dans un yo-yo qui accélère de plus en plus !

L'intrigue était géniale à lire, avec un suspens haletant. Ta thématique dépourvue de soleil a été très bien traitée pour plonger le lecteur dans l'horreur de ta révélation finale. Je n'avais pas vraiment anticipé cet final, je l'avoue !

Très beau texte, merci pour le partage !
Paloma Chataig
Posté le 18/07/2025
…donc c’est Mathilde ?!!! Wahou, c’est émotionnellement très intense. Ta plume nous guide avec adresse dans l’abîme, et ce twist à la fin, quelle horreur ! Bravo, vraiment c’est très puissant. Il y a 2 ou 3 fautes de frappes je pense mais franchement rien de bien méchant ! À bientôt !
Artichaut
Posté le 18/07/2025
Hello.

Ta plume est redoutablement chirurgicale, ce qui colle parfaitement avec ton propos. Pas de longues phrases, le textes est incisif, précis, et les émotions sont à vif. Et ça marche complètement sur moi.
Le suspense est tenu, il nous fait passer par des montagnes russes. Et tu m'as surpris jusqu'au bout. Très belle appropriation du thème d'ailleurs.
Bravo !
Artichaut
Chris Falcoz
Posté le 15/07/2025
Bonjour,
Oh là là, cette histoire est une montagne russe qui m'a emportée sans que je ne puisse rien y faire !
Je me suis dit brièvement "oh, tiens, ça se finit bien ?", et puis en fait non.
Très bien écrit, les émotions suite au choc sont particulièrement bien exprimées.
Bravo pour ce texte ! :)
RoseDL
Posté le 12/07/2025
Waouh texte saisissant ! Merci pour cette lecture, bien que poignante. Le traitement du thème est très original je trouve et je ne m'attendais absolument pas à une fin comme ça !

Un point m'a gênée cependant. Le fait que Mathilde ait été seule sur un scooter, loin de ses amis, alors qu'elle n'a pas de scooter ni de permis scooter, paraît assez invraisemblable. S'il y avait eu un autre corps (en mode elle est passagère ou quelqu'un lui a passé la conduite), ça aurait été plus crédible. On aurait eu un soulagement d'autant plus fort avec le pas de soleil et une retombée donc encore plus forte à la fin.

"Celui qui habitait toujours son imagination et qu’il avait fallu déloger au prix de douloureux efforts, de multiples séances de thérapie et de longues périodes d’internement. Pendant toute sa jeunesse."
-> il y a quelque chose qui me dérange dans cette formulation. Peut-être le mot toujours alors que c'était sensé être terminé. Et aussi le fait qu'on a l'impression que l'enfant a assisté à tout ça alors que logiquement non.
Rimeko
Posté le 11/07/2025
Hello Baptiste !
Quelques remarques au fil de ma lecture :
« Je crois que mon cerveau émerge à peine du bain d’eau glacée où il a été plongé il y a une heure. » -> Okay, un début qui intrigue bien comme il faut !
« Je crois me rappeler qu’il a brandi une phrase comme : « Bonsoir, je suis de la police ». » -> J’aime bien l’image de « brandir » une phrase ^^
« – Les erreurs de ce type, ça arrive tout le temps. // – Ce n’est vraiment pas le genre de Mathilde. » -> Au début j’avais cru comprendre que l’ « erreur » c’était que Mathilde soit montée sur ce scooter, du coup j’ai eu un moment de confusion...
« au moment ou (où) le chagrin et la peur entrouvraient leurs mâchoires »
« Ce lieu doit être tellement habitué à ce type de tristesse qu’il me paraît( )un peu ridicule de la ressentir vraiment. » -> L’idée est bien trouvée, cette tentative de « justifier » son détachement, le fait qu’elle mette à distance l’inacceptable.
« Papa a la même observation et lui en fait la remarque. » -> Wah, alors, j’ai dû relire trois fois avant de comprendre que « sa peau est nue » ça voulait dire qu’il n’y avait pas de tatouage (et non pas qu’elle n’avait plus ses vêtements), puis que c’était la mère qui parlait juste après, et non le père. Ah, et puis « avoir une observation » c’est une drôle de formulation je trouve...
« S’ils nous ont placé(s) ici »
« – Non…( )Non, Myriam ! » -> Houla oh non que quoi TT

Ouille ! Ça, je peux dire que ce n’était pas la fin à laquelle je m’attendais, pas comme ça en tous cas...
J’aime beaucoup comment tu gères le rythme dans ce texte : d’abord la phrase d’approche, puis un moment de flottement où on se demande ce qui se passe... Puis l’arrivée du policier, une première théorie : est-ce que Mathilde est morte ? (Au début, d’ailleurs, j’ai cru qu’elle était seulement blessée... puis j’ai compris un peu plus tard.) Et les voilà partis pour avoir le fin mot de l’histoire, et reconnaître le corps. Horrible à souhait, d’ailleurs, qu’il soit mutilé à ce point !
Et puis là : « pas de soleil » ! On pense respirer, de même que tes personnages, on pense que c’est bon, c’était effectivement juste une erreur... Et le twist final, d’autant plus frappant qu’on ne s’y attendait pas. Au fond, ça fait sens ceci dit, que la perte tragique et inattendue de sa fille fasse remonter à la surface le traumatisme d’enfance de la mère...

De manière générale, j’ai trouvé tout au long de ce texte que tu rendais très bien les émotions autour du choc traumatique ; notamment, le déni et la déréalisation, aussi bien de la narratrice que de ses parents, est très bien rendu.
Merci pour le partage :)
Raza
Posté le 10/07/2025
Hello!
Ourf. J'enchaîne les histoires la, et euhhh, aïe ! Aïe, n'en jetez plus ! Le soulagement et le non soulagement, c'est une feinte pour mieux nous abattre. Bref, tu l'auras compris, je ne sais pas si j'ai "aimé" ?? Mais j'ai été ému fort, très fort. Une histoire bien menée, et qui va droit au but, bravo !
Merci (enfin, je crois ?) Pour le partage, et au plaisir de se recroiser <3
RedFuryFox
Posté le 07/07/2025
Hello Baptiste LC !

Très contente de te voir sur PA ✨
J'aime bien ton interprétation du thème, chez toi ce "pas de soleil" c'est ce tatouage maudit, ce détail qui fait tout basculer et fait passer tes personnages dans un ascenseur émotionnel cruel, un effondrement glaçant. Ce père et son fils perdent tout en l'espace d'une soirée. Et puis bien sûr, la mère qui ne peut pas accepter cette réalité alors son esprit se protège, invente, se réfugie dans un imaginaire où son frère et sa fille sont encore là.

Ton style de narration me fait un peu penser à Nothomb dans cette première personne très contenue. Il y a une distance très perturbante dans ce que vit le personnage mais ça marche bien, ça donne une forme d'anesthésie dans un moment trop dur à gérer pour lui, une espèce de sidération lucide.

Merci pour cette lecture ! :)
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