Le Corps Parfait

Notes de l’auteur : Cette nouvelle est basée sur une théorie mathématique qui offre un second niveau de lecture. Cependant, il n'est absolument pas nécessaire de connaitre ces concepts mathématiques pour apprécier le texte.

Mon boulot consiste à extraire les origines des gens, et je suis le seul à faire ça. D'autres m'ont évidemment précédé, mais toujours un seul à la fois. C'est vraiment important pour effectuer le travail correctement. Certains clients pensent que notre job se résume à construire les branches d'un arbre généalogique en partant d'un tronc. C'est n'importe quoi. En fait c'est même l'inverse : on part d'un tronc, puis on creuse dans la terre, on fouille les déchets organiques, on cherche les racines. Le problème c'est que des racines, il y en a vraiment beaucoup, et ça peut rendre le travail très délicat lorsqu'on tombe sur un client difficile. Comme monsieur P, par exemple. Dans le métier, on aime bien classer les clients par degrés de difficulté : jusqu'à quatre c'est généralement expédié en moins d'une heure, mais après, les choses se compliquent de manière dramatique. Ce cher monsieur P était de degré dix-sept. Oui, c'est un peu plus que quatre.

J'ai gardé un souvenir intact de notre première rencontre. Un matin, il s'est pointé dans mon bureau, comme les autres, ignorant et inoffensif. Il me demanda alors si c'était le bon endroit pour les extractions d'origines. Je lui répondis qu'on arrivait pas là par hasard, puis lui demandai ce qu'il voulait. A peine avait-il ouvert la bouche, bredouillant quelques mots confus, que je compris que c'était le début des emmerdes. Il me parlait de ses premières relations, c'était chiant à mourir, mais ça fait partie du job, et ça durait des heures, et il revenait en arrière, et il me parlait de ses parents, de ses traumatismes d'enfance, de tout un tas de souvenirs que je filtrais en direct dans ma passoire mentale pour noter uniquement les informations utiles, qu'on appelle paramètres. Ça, c'est la phase désagréable du boulot, j'avais envie de refuser le contrat, de le renvoyer chez lui avec son degré dix-sept. Mais quand on accepte d'être extracteur, on assume et on encaisse. Il y avait quelque chose de touchant dans son discours, et je sentais qu'il avait vraiment besoin d'aide. Après trois pages de notes et deux envies d'assassinat discrètement refoulées, j'avais accumulé suffisamment d'informations pour commencer mes recherches. Il me demanda ensuite poliment si c'était possible d'obtenir des origines simples. C'est toujours possible, c'est une prestation complémentaire que les clients peuvent exiger, moyennant une somme d'argent appropriée. D'habitude, la quantité de travail à fournir de mon côté n'augmente pas trop et je récupère ainsi facilement une rémunération supplémentaire. Mais pour monsieur P, ce que j'ignorais évidemment au moment d'accepter le contrat, c'était différent, à cause de son corps indissociable. En gros, il faut imaginer une pelote de laine pleine de nœuds bien serrés, constituée de plusieurs segments enchevêtrés, et moi je dois démêler tout ça. Voilà, monsieur P était une énorme pelote de laine pleine de nœuds.

Une fois les paramètres identifiés, la deuxième phase peut enfin commencer, et c'est là qu'on s'amuse le plus. Après avoir respectueusement demandé à mon client de rentrer chez lui, je pris donc ma pioche, ma pelle, scalpel, trocart, forceps et tout l'attirail – masque à gaz inclus – puis descendis les interminables escaliers de la cave. Pour les tout premiers extracteurs, les recherches se faisaient à la main, c'était dégueulasse et franchement pas optimal. Ils perdaient un temps considérable, et devaient même parfois abandonner les extractions les plus complexes par manque de moyens. J'étais bien content qu'on ait progressivement développé des outils appropriés pour le travail de précision. Enfin, chacun était encore libre d'utiliser ses propres méthodes. Eloïse Gravitas, l'extractrice qui m'avait précédé, employait régulièrement un énorme marteau qu'elle avait conçu ; c'est clair que dans certains cas elle gagnait pas mal de temps, mais j'ai toujours trouvé ça trop brutal. J'étais plutôt adepte du travail de précision, de la recherche minutieuse et rigoureuse. J'arrivai enfin en bas, il ne me restait qu'une porte à franchir pour entamer la deuxième phase du boulot, la recherche de corps. Derrière cette lourde porte de béton se trouve un immense territoire, si grand qu'aucun extracteur n'a jamais atteint ses frontières. De l'autre côté, une odeur infâme inonde la zone, à cause des corps évidemment, j'enfilai donc l'indispensable masque à gaz avant de franchir le seuil.

Un épais brouillard gris-vert recouvrait le premier secteur qui s'étend sur plusieurs kilomètres carrés de roches ternes. Au début, il n'y avait que quelques corps disposés subtilement sur le sol, assez éloignés les uns des autres, mais plus j'avançais, plus les cadavres se multipliaient, je tombais même parfois sur d'énormes montagnes de corps entassés. C'est comme une immense morgue à ciel ouvert, une image répugnante pour la plupart des êtres humains, mais pas pour les extracteurs. Quand on savait comment regarder cette zone morbide, quand on avait enfin apprivoisé la disposition si élégante et méticuleuse des corps, on parvenait à apprécier ce tableau funeste. Il s'agissait maintenant de trouver des corps appropriés, ceux qui pourraient contenir les origines de mon client. Idéalement, on aimerait trouver un seul corps contenant toutes ces racines, et c'est toujours possibles puisqu'il en existe une infinité, tous différents. Avec l'expérience, on apprend à repérer les cadavres potentiellement intéressants en un simple coup d'œil, afin de ne fouiller en détail que ceux-là. Par exemple, avec les paramètres de monsieur P, je savais que les corps trop simples du premier secteur ne suffiraient jamais car ils ne contenaient pas assez d'éléments intéressants.

Je poursuivis donc sans m'arrêter jusqu'à franchir la première clôture. C'est la délimitation d'un vaste territoire à partir duquel on trouve des corps particulièrement denses. Pour un observateur néophyte, il est impossible de les distinguer de ceux de la première zone. La différence est subtile, elle réside dans la structure interne de ces corps plutôt que dans leur apparence externe. Ils sont beaucoup plus riches, au point qu'ils contiennent souvent bien trop de racines pour en tirer quelque chose d'utilisable. Ces corps sont trop complexes, et il serait illusoire d'espérer les démêler totalement. On peut cependant souvent en extraire une première racine, ce qui facilite la suite de la recherche. L'un d'eux attira mon attention ; et je décidai de me fier à mon intuition, comme d'habitude. Ce sont des corps célèbres, souvent des personnalités très connues qui ont eu une influence conséquente sur la vie des clients. L'avantage, c'est que je les connais aussi, ce qui me permet de cibler mes recherches. En sortant mes outils, je remarquai que celui-ci avait déjà été bien amoché par les nombreuses exploration déjà effectuées auparavant, c'était un corps assez populaire. Ça ne perturbe pas trop les recherches, puisqu'on laisse en place tout ce qui ne concerne pas directement le client. Après quelques efforts dont j'omets les détails morbides, je parvins à extraire une première racine sur le visage de ma cible, assez faible, mais c'était mieux que rien. D'habitude, tout devient bien plus facile après la découverte d'une racine initiale, je fus donc déçu de constater que cette fois-ci, je stagnais lamentablement. Je décidai alors de me diriger vers une zone plus riche, mais aussi bien plus répugnante. Un léger soupir vint accompagner mon départ, car je savais qu'un long voyage m'attendait.

On me demandait souvent si ce n'était pas trop pénible de travailler seul, de n'avoir personne à qui me confier, de devoir traverser chaque jour ce cimetière puant avec mes pensées comme seule source de distraction. Les gens qui me posent cette question ne comprennent pas. Ils ne comprendront probablement jamais. Et pourtant, ils rejoindront inévitablement ce spectacle morbide, sans pouvoir choisir où leur cadavre atterrira. Certains sont même déjà morts, je le vois dans leurs yeux. Par un lent processus contre lequel ils ne pouvaient pas lutter, ils ont progressivement perdu toute la sensibilité qui permet d'apprécier le monde d'en haut. Ils sont morts parmi les vivants, et je suis vivant parmi les morts. Ils subissent en permanence le filtre terne de leur inconscient qui assombrit un environnement pourtant merveilleux, alors que j'ai choisi au contraire de chercher la beauté parmi l'infâme. Cette beauté-là, celle que l'on atteint après s'être sali les mains dans la boue, celle que l'on déniche, tout au fond du gouffre, après avoir chuté si bas que l'on est persuadé de ne jamais pouvoir remonter à la surface, la beauté insoupçonnée qui apparait par fragments minuscules dans les recoins immondes d'un cauchemar odieux, la petite sphère lumineuse qui s'obstine à briller dans les abysses les plus sombres, le premier souffle d'espoir qui nous délivre soudain de l'asphyxie, au moment où l'on s'y attendait le moins, c'est précisément cet éclat magistral, ce contraste si violent entre la décomposition de la matière organique et l'élégance de la structure des corps que je recherche et que j'apprécie autant.

Après plusieurs heures de marche, j'atteignis enfin ma destination, épuisé. On appelle cette énorme montagne les « corps en décomposition », c'est un nom assez approprié pour désigner ce tas de cadavres moisis et l'épais gaz miasmatique qui s'en échappe. L'idée est simple, cet endroit regroupe des corps ayant des points communs : même famille, amis proches ou contacts réguliers. En trouvant un lien avec le client, on identifie alors facilement toute une catégorie de corps contenant des racines potentielles. Mieux encore, il est fréquent qu'un seul corps en décomposition contienne toutes les racines du client, ce qui termine le travail dans la plupart des cas. Sauf bien sûr si des racines simples ont été exigées, auquel cas on est relancé pour quelques heures d'exploration. Le principal inconvénient réside sans doute dans la grande fragilité de ces corps, qui nécessitent une précaution extrême lors des manipulations. Je laissai ma pelle et ma pioche au pied de l'énorme dune et commençai à l'escalader. En gravissant l'amoncellement de cadavres puants, j'enfonçais à chaque pas mes bottes dans des organismes qui n'étaient pour la plupart pas identifiables, car rongés par le temps. Après quelques instants, grâce aux paramètres de monsieur P, je réussis finalement à identifier un corps qui me semblait convenable. Il fallait procéder à l'extraction sur place, pour conserver la structure des corps et permettre ainsi de poursuivre les recherches à proximité.

Je commençai par effectuer une analyse de surface, qui consiste à inspecter tous les signes distinctifs externes du corps : morphologie inhabituelle, cicatrices, tatouages, contusions, et autres modifications corporelles, volontaires ou non. Le corps qui gisait juste en dessous de moi était plutôt en bon état par rapport à ceux qui l'entouraient. Il devait être récent, au plus quelques années. Il s'agissait d'un homme, assez âgé, mais pas suffisamment pour être le père de mon client. Probablement un ami, ou un collègue. Difficile d'en dire plus pour le moment. Sur son omoplate gauche, un tatouage mal entretenu attira mon attention, mais je ne vis aucun lien exploitable avec les paramètres de monsieur P. Une analyse approfondie de son visage révéla une myopie conséquente, une cicatrice sur l'arcade, et des signes de contusions assez anciennes. J'espérais pouvoir me contenter d'une étude de surface, mais plus j'observais ce corps et plus j'étais convaincu qu'il cachait quelque chose d'intéressant. Je commençai par une incision au niveau des contusions que j'avais repérées. La blessure était plus profonde que je ne l'avais imaginé, et je pus déduire qu'elle avait été causée par un seul coup. Je décidai d'effectuer une biopsie directement sur place afin d'en apprendre plus sur la nature de cette blessure, et son lien potentiel avec monsieur P. Je profitai de ma position surélevée pour contempler quelques instants l'environnement morbide qui m'entourait pendant que mon appareil effectuait l'analyse des tissus. Les résultats étaient clairs : mon client avait frappé cet homme. J'ignorais évidemment les causes de cette dispute, mais j'étais persuadé qu'il s'agissait d'une information pertinente pour poursuivre mes recherches.

La complexité de ce cas mettait mes compétences à l'épreuve. A ce stade, la grande majorité des extractions de racines sont habituellement terminées. J'avais progressé avec mon exploration des corps en décomposition, mais je savais qu'un travail conséquent serait encore nécessaire pour satisfaire monsieur P. Depuis le sommet de l'amoncellement de cadavres, j'apercevais la grande étendue d'eau qui sépare cette zone de la suivante. La traversée est longue et pénible, mais je n'avais pas vraiment d'autre choix. De l'autre côté, les liens sont plus subtils, plus profonds, et c'est exactement ce dont j'avais besoin pour clore ce contrat.

Sur le chemin jusqu'à la rive, je parvins à récupérer quelques racines mineures dont l'utilité n'était pas garantie. Après moins d'une heure de marche, je trouvai ma barque à l'endroit où je la dépose à chaque fois qu'un client complexe nécessite une traversée. Kernel as Eihblin, un ancien extracteur, prétend dans son carnet qu'il est absolument nécessaire de traverser pour résoudre les cas de degrés supérieurs à 4. Empiriquement, c'est effectivement ce que j'ai pu observer sur l'ensemble des contrats que j'ai effectués. Ce jour-là, l'eau semblait plus agitée que d'habitude, et je craignis de ne pas parvenir à maintenir le cap. Ce monde possède ses propres règles, indépendantes de l'univers physique de la surface. Aucun outil de navigation, aucune boussole ni aucune carte n'aurait pu m'aider à me repérer. Seules mes connaissances d'extracteur et mon intuition pouvaient me guider jusqu'à la rive opposée.

J'étais convaincu d'avoir réussi à conserver ma trajectoire jusqu'à ce qu'un épais brouillard envahisse la zone. Je devais désormais naviguer totalement à l'aveugle, et je regrettais déjà ma décision d'avoir entamé cette traversée. Dans le meilleur des cas, j'atteindrais l'autre côté à proximité du lieu de débarquement habituel, et je pourrais continuer mes recherches sur des corps extrêmement riches. Dans le pire des cas, selon l'ampleur de ma dérive, je risquerais de perdre les quelques racines que j'avais déjà récupérées, et je devrais recommencer une partie du travail d'extraction. Je détestais dépenser du temps et de l'énergie pour finir par régresser sur un cas. Sans aucun repère, l'étendue d'eau semblait interminable, tout comme la durée de cette traversée. Je m'efforçais de rester concentré pour discerner, à travers la brume, les rares signes qui pourraient me donner une indication que j'approchais de la rive. Soudain, ma barque heurta quelque chose et je dû agripper maladroitement une caisse d'équipements pour éviter de tomber à l'eau. Je repris rapidement mes esprits. Il ne devait pas y avoir de rochers dans cette zone... J'avais dérivé.

Mon premier réflexe fut de vérifier immédiatement l'état des racines que j'avais accumulées. Malheureusement, la plupart d'entre elles étaient trop endommagées pour être encore exploitables... Seules les racines doubles ou triples, les plus robustes, avaient résisté à la dérive. L'impact avec le rocher n'avait eu aucune conséquence grave, c'était bien le fait de dériver qui avait détruit ces racines simples. J'essayai alors de me concentrer sur les points positifs : ma barque était encore en bon état, et j'avais atteint l'autre rive. J'amarrai solidement mon embarcation à un rocher, je rassemblai mon matériel d'analyse, et je repris mes recherches dans ce nouvel environnement.

Dans cette zone, on rencontre fréquemment des cadavres possédant ce que l'on appelle des extensions de corps. Il s'agit généralement d'implants ou de prothèses qui peuvent contenir de précieuses informations sur le client. J'explorai d'abord au hasard, en essayant de retrouver des repères familiers dans ce territoire inconnu. Plus j'avançais, et plus j'avais l'impression de n'avoir jamais mis les pieds dans cette zone, ce qui était plutôt inquiétant. Je parvins à identifier quelques corps intéressants, et j'extirpai deux ou trois racines en creusant dans le passé de ces cadavres, puis je m'assis sur un rocher pour me reposer quelques instants. Je commençais à considérer ce cas comme un défi personnel, et je refusais d'abandonner. Si plusieurs expéditions se révélaient nécessaires, je les effectuerais toutes avec la même assiduité. J'étais déterminé à utiliser toutes mes compétences et tous les outils à ma disposition pour résoudre le cas de monsieur P.

Soudain, j'aperçus un scintillement étrange à l'horizon. Quelque chose reflétait de faibles rayons de lumière dans ma direction. Je décidai de m'en approcher, jusqu'à pouvoir identifier l'objet métallique responsable de ce phénomène. Il s'agissait d'un dispositif de stockage de données, encore en bon état. Par contre, il n'était associé à aucun corps à proximité, et j'en déduisis que son propriétaire devait être encore en vie. Je n'aimais pas ça. Les interfaces entre le monde des morts et celui des vivants ont la fâcheuse tendance à générer des anomalies structurelles sur mon lieu de travail. J'essayai quand même d'accéder aux données, mais le dispositif de stockage ne me révéla absolument aucune information. Par contre, je ressentis immédiatement de violents maux de tête se propager dans mon crâne. Tout ça sentait très mauvais, et pour une fois les cadavres en décomposition n'y étaient pour rien. Je repartis en courant en direction de ma barque, en emportant avec moi le petit cube métallique qui pouvait être la clé de ce contrat.

Lorsque j'atteignis la rive, mon esprit avait de plus en plus de mal à structurer des pensées cohérentes. Je ne reconnaissais pas cet endroit, alors que j'y avais pourtant amarré ma barque quelques heures plus tôt. Je parvins à me convaincre qu'il n'y avait pas d'autre embarcation et que je devais quitter cette zone le plus vite possible pour échapper à la folie qui tentait de s'emparer de mon esprit. Je rassemblai précipitamment mes affaires en prenant soin de protéger le dispositif de stockage dans un caisson hermétique. Bien que j'ignorasse encore son contenu, je ne pouvais pas prendre le risque de perdre ces données. Je commençai alors à m'éloigner de la rive, à la vitesse maximale que pouvait atteindre ma modeste embarcation. Je crus d'abord que l'aspect terne et brumeux de l'environnement était dû au brouillard, puis je réalisai que c'était ma propre perception des choses qui était altérée. Un voile insidieux s'emparait progressivement de ma lucidité, et je n'avais aucun moyen de lutter contre son emprise. Des ombres inquiétantes semblaient danser à la surface de l'eau. Fantômes, cadavres, rochers ?

Un choc brutal m'extirpa de ma torpeur. Je fus propulsé hors de ma barque et me retrouvai soudain sous l'eau. L'impact réactiva mon instinct de survie, ce qui me permit de retrouver un niveau de lucidité suffisant pour arracher mon masque à gaz. Au fond de l'eau vaseuse, une silhouette floue attira mon attention. La visibilité était si mauvaise que je dus m'en approcher jusqu'à pouvoir la toucher. Il s'agissait d'un corps, et c'était la première fois que j'en trouvais un complètement immergé dans cette étendue d'eau. Mon intuition me poussa à procéder immédiatement à une extraction. Incision au niveau de la tempe. Recherche en arborescence. Son cerveau était fortement endommagé. Je me frayais péniblement un chemin jusqu'au noyau de son identité. Monsieur P avait dû être très proche de cette personne. Je creusai un peu plus profondément, jusqu'à atteindre une première racine. Je le tenais. J'avais enfin trouvé le corps parfait, celui qui me permettrait de démêler tous les nœuds de mon client. Cette fois, je n'avais pas le temps d'être méticuleux, je récupérais chaque racine que je trouvais le plus vite possible. Deux dans le lobe frontal, trois dans le cervelet. Le corps ne serait probablement plus exploitable après mon passage, mais je doutais qu'il puisse être lié à un autre contrat. Deux autres racines à l'arrière du cerveau. J'étais toujours en apnée, au fond de ce lac sale et glacé, mais l'environnement extérieur n'avait aucun impact sur mon extraction. De mon point de vue, rien n'existait à part ce cadavre et moi. Je parvins ainsi à extraire de ce corps douze racines distinctes en moins d'une minute. À ma connaissance, il s'agissait de la première extraction réalisée en immersion totale. Je remontai difficilement à la surface, en avalant malgré moi plusieurs gorgées d'eau. J'avais dangereusement frôlé les limites de mes capacités physiques.

Ma première inspiration me rappela pourquoi le port d'un masque à gaz était indispensable dans ce métier. Le retour allait être pénible. Cependant, je me réjouis de constater qu'un caisson étanche flottait à côté de moi. Le dispositif de stockage était intact. Ma barque, par contre, avait déjà rejoint le corps parfait au fond du lac. J'entamai donc la traversée à la nage, en m'appuyant sur le caisson pour économiser mes forces. Je commençais à formuler mes premières hypothèses concernant ce corps en attendant de pouvoir analyser les racines que je venais d'extraire. Cette personne avait été très proche de mon client, et une maladie dégénérative avait manifestement affecté son cerveau. Le genre de pathologie qui est terrible pour son hôte, mais qui peut l'être encore plus pour son entourage.

Pendant ma traversée à la nage, je pris également le temps de réfléchir au problème des racines simples exigées par monsieur P. Grâce au corps parfait, il me suffirait de rendre mon client irréductible pour qu'il devienne séparable. Je serais alors en mesure de démêler ses derniers nœuds pour obtenir des origines simples. Or, pour devenir irréductible, il faut généralement se séparer de quelques racines. C'est peut-être le seul avantage des contrats de degrés élevés : comme on possède beaucoup de racines, il est souvent plus facile de convaincre les clients qu'ils doivent en abandonner quelques-unes.

J'étais si absorbé dans mes pensées que je ne remarquai pas immédiatement la proximité du rivage. Mes membres eurent à peine la force de me porter hors de l'eau, au point que je fus étonné d'avoir réussi à nager aussi longtemps. J'avais fait le plus difficile, il ne me restait plus qu'à analyser calmement les données du dispositif de stockage et à clore ce contrat. Alors que je sortais l'appareil de son caisson étanche, les maux de tête que j'avais ressentis plus tôt recommencèrent à assaillir mon esprit. Je parvins à lancer les premières procédures d'analyse juste avant que ces violentes migraines évoluassent en une sensation que j'aurais du mal à décrire. Par un processus qui échappait à ma compréhension du monde, cette chose altérait mes capacités cognitives normales. J'avais la certitude que mon cerveau ne fonctionnait plus selon ses principes habituels, et la terreur psychologique qui en résultait dépassait de loin l'intensité de toutes les douleurs physiques que j'avais pu ressentir au cours de mon existence. Le sentiment le plus insupportable était cependant l'impression d'impuissance flagrante qui accompagnait cette altération de ma conscience.

Les données que j'avais récupérées étaient déconcertantes. A part quelques dates, tout était flou et inintelligible. Je crus d'abord que mon appareil d'analyse avait été endommagé pendant ma traversée du lac, mais un diagnostic rapide réfuta cette hypothèse. Quelque chose m'empêchait d'accéder au contenu de ce boîtier. J'étais pourtant persuadé qu'il avait un lien crucial avec mon client. Impatient de l'interroger, j'enfermai à nouveau le dispositif de stockage dans la caisse avant de repartir d'un pas décidé. Je parvins rapidement à retrouver mes repères dans cette région plus familière. A part mon état de fatigue extrême et l'odeur insupportable qui traversait toutes les couches de tissus que je plaçais devant mon visage, rien ne pouvait désormais m'empêcher de rejoindre l'entrée de la zone.

Après une longue marche, je franchis à nouveau la lourde porte et gravis les escaliers. J'étais dans un état déplorable, mes habits étaient sales, humides, et imprégnés de l'odeur des corps en décomposition. Malgré les données lacunaires que j'avais récupérées, j'avais un plan. J'appelai immédiatement monsieur P pour lui signaler que sa présence était nécessaire pour clôturer son contrat, puis je profitai de ce temps mort pour prendre une douche, enfiler des habits propres, et me reposer un peu. Je songeai à ma confrontation avec mon client, et à la meilleure manière d'aborder les questions sensibles qui me donneraient accès aux dernières informations dont j'avais besoin. Selon l'état psychologique du client, ces discussions peuvent parfois être tout aussi délicates que la recherche de corps.

Monsieur P arriva dans mon bureau précisément à l'heure convenue. Il me salua et attendit que je prenne la parole, comme s'il savait qu'il me manquait des éléments pour clore son contrat. Je me contentai de déposer le dispositif de stockage devant lui, l'effet était plus dramatique. Il observa l'objet et avala péniblement sa salive.

« Vous l'avez trouvé ? J'aurais peut-être dû vous en parler... balbutia-t-il.

Oui, il aurait dû.

- Donc il vous appartient ? Qu'est-ce qu'il y a à l'intérieur ?

- Des choses que je ne voulais pas oublier. Mais maintenant c'est fini, je m'en suis débarrassé, donc j'ai pensé qu'il n'était pas nécessaire de...

- Ça, c'est ce que vous croyez. En réalité vous êtes encore torturé par le contenu de ce boîtier. Vous vous accrochez désespérément aux souvenirs qui se sont échappés de son esprit. Et... vous vous sentez coupable ? Coupable de quoi ? »

Touché. Monsieur P tomba lourdement sur ses genoux. Il regardait dans le vide et respirait de manière rapide et irrégulière. Il articulait difficilement, interrompu par ses propres inspirations saccadées.

« Les médecins n'ont pas pu l'aider. Mais peut-être que moi, j'aurais pu faire quelque chose de plus ? »

Le silence qui suivit fut plus révélateur que n'importe quel dialogue que nous aurions pu avoir. Les extracteurs apprennent rapidement à percevoir les choses au-delà du premier niveau de réalité. Nos interactions avec les gens sont souvent étranges, car les signaux habituels ont peu d'importance par rapport à tout ce qui se cache sous l'enveloppe corporelle. Monsieur P se mit à pleurer, il s'ouvrait enfin, il se démêlait lentement devant moi. Il dégageait une souffrance et une tristesse d'une intensité rare. J'essayais de saisir chaque fragment qui se frayait un passage hors de son cerveau pour reconstituer l'histoire de cet homme. Tout sortait en vrac, des morceaux de souvenirs désordonnés, des regrets, des enchevêtrements improbables d'émotions confuses, de la culpabilité, mais aussi beaucoup d'amour, un lien profond avec ce corps parfait, une connexion inaltérable qui semblait avoir emporté une partie de monsieur P dans le monde des morts. Je le tenais. Je pouvais résoudre cette équation.

Je m'assis sur le sol, juste devant lui, et j'attendis que le flot de larmes s'interrompe pour répondre à sa question.

« Non. Vous n'auriez rien pu faire de plus. J'ai retrouvé son corps, j'ai creusé dans sa mémoire. C'était l'extraction la plus irresponsable et dangereuse que j'ai effectuée dans ma carrière. J'aurais pu y passer, mais je l'ai fait. Parfois, on tombe sur des cas exceptionnels qui nous redonnent un peu d'espoir. Ce corps parfait m'a donné la force d'aller jusqu'au bout. »

Je fis une courte pause pour m'assurer que monsieur P était réceptif à mon discours.

« Parmi ses derniers souvenirs, presque tous étaient liés à vous. J'ai rarement vu une présence aussi forte dans la mémoire d'un défunt. Ce qui est problématique, c'est que j'ai aussi rarement vu un client consacrer autant de ses capacités cognitives à entretenir le souvenir d'une personne décédée. Vous essayer de la faire vivre à travers vous, mais c'est précisément l'inverse qui se produit. Le lien que vous aviez créé avec cette personne était si profond et si solide que sa chute vous a emporté avec elle. Depuis son décès, vous êtes un mort-vivant qui lutte chaque jour pour rester à la surface. »

Je me penchai en avant pour attraper le dispositif de stockage qui se trouvait encore entre nous.

« J'ai une dernière chose à vous demander afin de pouvoir clore définitivement votre contrat. Ce ne sera pas facile, mais je crois sincèrement que vous en êtes capable. Cet objet n'obéit pas aux règles physiques auxquelles vous êtes habitué. Il contient l'essence du lien que vous vous efforcez d'entretenir avec un monde qui vous emprisonne. Je vous demande donc de le détruire pour vous libérer. »

Pour la première fois depuis qu'il s'était effondré sur le sol, monsieur P releva la tête pour me regarder. Il lui fallut quelques secondes pour assimiler ce que je venais de lui annoncer. Il me demanda alors s'il pouvait emporter le dispositif de stockage chez lui pour le détruire plus tard. Je lui répondis que ce n'était pas possible car de tels objets ne pouvait pas quitter cet endroit. Il devait donc le détruire ici. Cependant, rien ne l'obligeait à le faire immédiatement.

Il fixait désormais le boîtier métallique que je tenais toujours fermement. Alors qu'il se redressait, je commençai à douter de sa capacité à le détruire. Ma part du contrat était terminée, je ne pouvais pas l'aider à accomplir cet ultime geste. Il devait comprendre par lui-même que la destruction d'un objet aussi particulier que celui-ci ne pouvait pas s'obtenir par la violence. Un observateur externe aurait été convaincu qu'il ne se passât absolument rien pendant plusieurs minutes. Nous n'échangions pas un seul mot, et pourtant, dans les entrailles enchevêtrées de cet homme, une onde de choc commençait à se propager. Une vague purificatrice entrait en résonance pour faire vibrer chaque molécule de son être, pour briser de l'intérieur tous les liens morbides qui subsistaient encore, pour libérer son esprit d'un fardeau qu'aucun être vivant ne peut porter plus de quelques jours sans s'effondrer.

La tristesse et la confusion qui envahissaient l'esprit de mon client laissèrent progressivement leur place à une sérénité apaisante. Il s'avança lentement vers moi et saisit le boîtier de sa main droite. J'arrêtai alors d'essayer de lire dans son cerveau, car cela ne me concernait plus. Je savais qu'il allait y arriver. Il fit deux pas en arrière et tendit son bras dans ma direction. Il lâcha ensuite l'objet, qui tomba au ralenti comme s'il était immergé dans un liquide. Le dispositif de stockage s'enfonça lentement dans le sol, jusqu'à le traverser complètement. Monsieur P hocha sereinement la tête en me regardant avant de se retourner et de quitter mon bureau sans dire un seul mot.

En acceptant de lâcher prise pour laisser enfin sombrer ces souvenirs, monsieur P avait rétabli une interface saine entre le monde des morts et celui des vivants. Dans ce processus, il avait également abandonné quelques racines, ce qui diminuait significativement son degré et le rendait irréductible. Grâce au corps parfait, il devint immédiatement séparable, ce qui me permit de lui fournir des origines simples, comme il l'avait demandé. Bien qu'il n'ait rien dit en partant, j'avais été suffisamment réceptif à sa gratitude pour savoir qu'il était satisfait de mon travail. Il m'envoya tout de même une lettre quelques jours plus tard, sur laquelle figurait une seule phrase :

"Les morts rappellent aux morts-vivants qu'ils sont vivants."

 

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Tac
Posté le 12/11/2022
Yo !
Bon je suis pas certain d'avoir tout compris, mais je ne crois pas que ce soit très grave, y a quand même un truc qui me turlupine : comment le protagoniste peut-il savoir qu'un corps ne sera pas lié à un autre contrat ? Si les corps potentiellement intéressants sont ceux d'anciens proches, a priori chaque corps est intéressant pour une multitude de gens (à moins d'avoir été un ermite !). Enfin c'est ainsi que je le comprends...
Un monde bien mystérieux que tu ne t'embarrasses pas de décrire, je trouve ça sympa comment tu nous lances dans 'lhistoire, dévoile un pan manifestement structurel de cet univers, mais sans dévoiler comment le reste s'organise. ça donne envie d'en savoir plus je trouve !
Pour l'intrigue en elle-même, je l'ai trouvée assez tranquille, dans le sens où je n'ai aps ressenti de tension folle émerger, mais ça en a fait pour moi une lecture assez agréable, un peu scientifique dans l'esprit, plus que dans un émotionnel débridé. J'ai bien aimé la fin, j'ai trouvé que c'était une chouette conclusion, et après tous les noeuds au cerveau que ce cas semblait provoquer, je craignais une fin à laquelle je n'aurais pas capté grand chose, aussi j'ai apprécié sa simplicité (apparente, car le deuil, qu'est-ce que ça peut être compliqué !).
Plein de bisous !
Belisade
Posté le 11/11/2022
Bonjour LucidNightmare,
Désolée pour le côté mathématiques, je n'ai pas vu ... à part un arbre de décision ?? ou alors s'agissait-il d'extraction de racines carrées ou d'autres dimensions ? mais ce n'est pas le plus important il me semble. J'ai bien aimé cette lecture. L'histoire mixe une recherche rationnelle et une démarche structurée avec un contexte totalement dans le domaine du rêve., à mon sens. J'ai un peu pensé à Alice au Pays des Merveilles avec la traversée de l'eau.
En fait on ne comprend pas l'objectif de la recherche demandée par M. P, mais je l'ai assimilée à une sorte de recherche généalogique. Plus on fouille dans l'histoire, sorte de magma, plus c'est complexe et riche. Et on peut trouver des choses puantes ... :)
Mais je m'attendais à une fin plus surprenante. Quelque chose de dérangeant pour M. P., compte tenu du savoir faire de l'extracteur.
Aurait-il pu s'agir d'une machine ? d'une calculatrice et de tous les circuits intégrés ? Non, restons dans l'onirique.
Belle histoire cohérente soutenue part une écriture fluide.
Merci pour ce moment.
LucidNightmare
Posté le 12/11/2022
Hello,

Merci beaucoup pour ton commentaire détaillé :)

L'inspiration mathématique contribue grandement à cette ambiance étrange, où ne comprend jamais vraiment ce qu'il se passe. En algèbre, il existe une notion de "corps parfait", qui est liée aux racines d'un polynôme. Toute l'histoire découle de ces concepts.

Les clients ne sont pas toujours conscients de ce dont ils ont besoin, un peu comme dans une thérapie psychologique. C'est vrai qu'il n'y a pas de grande révélation à la fin, j'ai longtemps hésité entre plusieurs dénouements possibles pour cette nouvelle.

Merci encore d'avoir pris le temps de lire et de commenter !
Edouard PArle
Posté le 06/11/2022
Coucou !
Un peu frustré de ne pas avoir eu les connaissances pour comprendre la 2e grille de lecture mais j'ai tout de même passé un bon moment de lecture. Tu as une très belle plume, la narration à la première personne et les descriptions fonctionnent bien.
Les thèmes abordés : la mort, la vie, le deuil de Monsieur P. sont très intéressants. J'ai bien aimé l'idée des vivants déjà morts.
Mes remarques :
"Ils sont morts parmi les vivants, et je suis vivant parmi les morts." belle expression
"Ils subissent en permanence le filtre terne de leur inconscient qui assombrit un environnement pourtant merveilleux, alors que j'ai choisi au contraire de chercher la beauté parmi l'infâme." très bon passage aussi !
Un plaisir,
A bientôt !
ClaraDiane
Posté le 18/10/2022
Une lecture qui ne m'a pas laissée indifférente ! Elle m'a plu, même si j'ai vu les références aux mathématiques sans en comprendre le sens. Comme dans Le cimetière des possibles, on retrouve ces univers dont on devine la profondeur mais qui mesurent soigneusement leurs explications ^^
Sabi
Posté le 15/10/2022
Toujours la même chose : WOOOOW !
Ça c'est de l'histoire, mon con ! C'est le moins qu'on puisse dire.
Tout comme le niveau 17 du client, cette histoire a un niveau d'intrication quantique particulièrement élevé : les mathématiques (que je n'ai pas compris), la psychologie, la vie et la mort, le symbolisme, etc.
Le tout agrémenté de quelques passages particulièrement bien pensés et jolis. Il y a de quoi faire !

Par contre, le client est parti sans payer !
LucidNightmare
Posté le 16/10/2022
Merci beaucoup pour ton commentaire !

C'est une histoire qui a une importance particulière pour moi, car j'ai fait une longue pause dans sa rédaction avant d'enfin réussir à la terminer récemment.

L'aspect mathématique reste volontairement très mystérieux, alors je préfère ne pas révéler explicitement ce niveau de lecture .

Effectivement je n'ai jamais décrit le paiement de la prestation, mais je ne crois pas que ce soit la motivation principale des extracteurs de racines :)
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