Le courage de Mannie

Ce soir c’était jeux de société. 

Bien-sûr, Maxine avait fini par s’endormir sur le parquet, comme tous les soirs où l’on faisait des jeux. Cette nuit, il n’y avait que moi, Berlingot et Boule-de-neige n’aimaient pas les jeux de société. Tout ça m'allait très bien, cela me permettait d’avoir du temps privilégié avec Maxine. Je la regardais, endormie par terre, son pouce dans la bouche et les cartes à jouer dans l’autre main.

Marie, la baby-sitter dormait déjà depuis longtemps, Maxine était venue nous dire que l’on pouvait sortir dès qu’elle l’avait entendu ronfler devant la télé.

La chambre était vraiment en bazar ce soir. Les petites voitures étaient encore sur le tapis, les livres d’histoires que nous avions mises en scène étaient éparpillés sur le parquet avec le gros livre de grand-mère et mes vêtements recouvraient le lit. Ce soir, on avait choisit un ciré jaune et des bottes avec des papillons. 

Qu’est ce qu’on avait rit. On riait souvent la nuit.

Soudain j’entendis une voiture s’engager dans l’allée, c’était peut-être papa et maman qui rentraient du cinéma. Je pouvais les entendre de très loin, c’est d’ailleurs le seul avantage d’avoir des oreilles qui traînent par terre. Malheureusement je ne pouvais pas atteindre le rebord de la fenêtre de la chambre de Maxine. 

En jetant un coup d'œil dans la pièce pour trouver un moyen d’y grimper quelque chose me frappa : Le livre de grand-mère était ouvert en plein milieu de la chambre. Si papa et maman tombaient dessus, ce serait la fin de nos soirées de jeux. Il fallait que je réveille Maxine pour qu’elle range le livre.

Je courus vers elle et commença à l’appeler en lui secouant la main, mais elle ne bougea pas. Je grimpa sur son dos et lui sauta dessus de toutes mes forces, rien n’y fit. J’alla même jusqu’à grimper sur son visage pour lui ouvrir les paupières mais elle m’envoya valser sur le tapis en grommelant des phrases incompréhensibles.

Si elle ne se réveillait pas et qu’elle ne mettait pas le livre à l’abri, tout serait perdu. Elle ne pourrait jamais nous réveiller. Et pire encore, si papa ou maman nous trouvait … 

Non il ne fallait pas penser au pire, il devait y avoir une solution. Berlingot saurait quoi faire.

Je me glissait dans l’ouverture du coffre et supplia mon ami.

— Papa et maman arrivent et le livre n’est pas rangé !

— C’est terrible, répondit Berlingot en réajustant ses lunettes sur sa trompe, si on ne peut pas se rendormir ce soir on risque d’être trouvé par maman et on ne pourra plus jamais …

— Je sais ! Tu as une idée ?

Il commença à triturer son étiquette du bout de sa trompe. C’est ce qu’il faisait lorsqu’il réfléchissait. Berlingot était l’éléphant le plus intelligent que je connaisse et si quelqu’un pouvait avoir une idée de génie, c’était bien lui. 

— Est-ce que tu es sûr que ce soit papa et maman que tu as entendu ? Les parents de Marie viennent la chercher avant qu’ils rentrent à la maison parfois, il faut faire un point sur la situation pour se décider.

— Tu veux dire qu’il faut aller … dans le salon ? 

— Il n’y a que toi qui puisse le faire.

— Pourquoi moi ? m’indignais-je.

— Parce que tu es plus agile que moi, et Boule-de-Neige n’acceptera jamais de ressortir de la chambre.

Le pauvre ours blanc n’était plus le même depuis sa dernière sortie. Lors de la soirée acrobatie, Maxine s’était fait mal. Boule-de-Neige et Chaussette avaient voulu aller chercher un pansement dans la salle de bain. Ils étaient tombés sur Marie qui allait aux toilettes. L’ours avait tout juste eu le temps de se cacher derrière le pied d’une commode mais le pauvre Chaussette avait été trop lent et Marie avait posé son regard sur lui. A cet instant la lueur dans ses yeux s’était éteinte et il était tombé, inanimé sur le sol du couloir. Boule-de-Neige avait dû traîner sa dépouille jusqu’ici et il avait mis des semaines à prononcer le moindre mot. 

Berlingot avait raison, il n’y avait que moi qui pouvait sortir d’ici.

— Bien, je vais y aller, vous, trouvez un moyen de cacher le livre.

Le vieil éléphant posa sa trompe sur mon épaule et me sourit avec fierté.

 

Je reboutonnais mon ciré et réajustais mes bottes roses pour me rassurer. J’allais devoir traverser le salon et aller vérifier la baie vitrée de devant puis rentrer dans la chambre sans être vu par Marie et avant que papa et maman ne passent la porte.

Je jetais un regard vers Maxine, peut-être le dernier, et lui envoyait un baiser avant de me glisser dans l’encadrement de la porte. 

 

La musique d’une pub de jus de fruit résonnait au bout du couloir, entrecoupée de ronflements sourds. Je me dirigeais doucement vers les bruits et, en tournant l’angle, me rendit compte avec stupeur que Marie avait fermé la porte du salon. J’étais trop petite pour atteindre la poignée. Je tentais bêtement de lancer mes longues oreilles, mais je savais pertinemment qu’elles n’étaient pas assez longues. C’était l’une des premières fois que j'aurais souhaité qu’elles traînent encore plus. Le bruit du moteur se rapprochait et il ne me restait qu’une chose à faire, escalader le radiateur pour sauter sur la poignée. 

La montée fut compliquée, mais je ne devais pas m’arrêter. Mes pattes glissaient sur les tuyaux, mais mes bottes accrochaient un peu plus. Être un lapin en laine n’était pas la meilleure des idées pour grimper un radiateur, mais je me répétais que j’étais la seule capable de sauver mes amis car les griffes en cuir et la fourrure de Boule-de-Neige l'auraient sûrement empêché de grimper. J’arrivais péniblement en haut quand le bruit de voiture ralenti devant la maison. Je pris mon courage à deux pattes et courus de toutes mes forces. Je remercia le fabricant de m’avoir aussi bien rembourré quand la poignée s’abaissa sous mon poids. 

Marie était endormie devant son émission du soir dans le canapé, dos à l’entrée. Je ne risquais pas d’être vu.

 Par petites foulées, je me glissais derrière la poubelle puis sous les chaises de la salle à manger pour arriver à la grande baie vitrée. Les rideaux étaient fermés mais je me faufila dessous comme lorsque nous faisions nos soirées cache-cache. 

Bien sûr c’était devenu trop dangereux depuis que Marie nous gardait le soir. Maxine n’était plus en âge d’être gardée mais maman avait eu un deuxième enfant l’année dernière et elle estimait qu’à dix ans, les enfants ne sont pas encore assez responsables pour surveiller les plus petits. La présence de Marie avait rendu nos réveils plus compliqué, c’est pourquoi nous restions désormais dans la chambre. 

Une fois, elle avait voulu apporter un verre d’eau à Maxine et elle était rentrée au moment où le rituel venait de se terminer. A peine avions nous ouvert les yeux que Maxine nous avait envoyé balader sous le lit pour que Marie ne nous voit pas. Nous savions à quels dangers nous nous exposions, tout était écris dans le grimoire de grand-mère. 

“Si un adulte plonge ses yeux dans ceux d’un jouet ensorcelé, la magie qui le lie à son propriétaire sera brisé et il ne pourra plus jamais se réveiller”

Chaussette n’était pas le premier ami que nous avions perdu de cette façon. Papa aussi avait surpris plusieurs de nos compagnons. Bien-sûr Maxine avait essayé de réciter la formule pour réveiller Chaussette après l’accident, mais ses yeux ne s’étaient plus jamais ouverts.

 

Je me penchais sur la vitre pour observer l’allée et aperçu la voiture rouge de papa qui passait le portail. Il fallait que je rentre prévenir les autres. Dans ma hâte, je trébucha sur l’ourlet du rideau, et malgré mes grands gestes pour me débattre, la marée de tissus ne fit que m'emmêler encore plus. Le temps que je réussisse à sortir de là, la porte à côté de moi claqua et les bruits de pas me figèrent. 

Si on me trouvait là, j’allais m’endormir à jamais. 

Pauvre Maxine, elle serait si triste. Bien-sûr elle pourrait toujours jouer avec Berlingot et Boule-de-Neige mais j’étais spéciale, je lui avait été offert le jour de sa naissance, elle m’avait toujours emmené partout avec elle en me traînant par une oreille, la plus abîmée des deux. Dès qu’elle avait commencé à parler, j’avais été son premier mot. Elle l’avait babillé avant de s’endormir et ce mot était devenu mon prénom “Mannie”. Je me souvins de sa tête curieuse lorsqu’elle était tombée sur le grimoire de grand-mère dans un des cartons du grenier et les larmes de joie quand elle m’avait réveillée pour la première fois. On pleurait beaucoup ensemble, parfois de tristesse, j’épongeais ses larmes avec mes oreilles et je l’écoutais me chuchoter ses cauchemars.

Je ne pouvais pas l’abandonner, à qui les raconteraient-elle si je m’endormais ? Qui essuierait ses larmes ?

 

Plus décidée que jamais, remplie d’un courage que je n’avais jamais ressenti, je déroula le tissu du rideau et réussi à m’en extraire. D’un coup d'œil discret, je repérais papa et maman entrain de ranger leurs manteaux. Papa se dirigea vers le canapé pour réveiller Marie et Maman partit dans le couloir pour voir le bébé. C’était ma chance. Je mis à courir de nouveau sous les chaises, derrière la poubelle et me glissa dans la porte que maman avait laissée ouverte. Aucun signe d’elle. Je m’installa sous le radiateur pour attendre qu’elle ressorte de la chambre. Les immenses chaussures à talons claquèrent juste devant moi avant de retourner dans le salon. La voie était libre. Dans un dernier élan de courage je me rapprochais de la porte de la chambre de Maxine, haletante, mes oreilles en oriflamme dans mon dos. Puis, une vison d’horreur faillit me détricoter sur place : Berlingot était en train de tirer le grimoire pour le cacher sous le lit, mais le gros livre bougeait trop lentement. Je devais l’aider, je devais courir encore plus vite, je devais …

Mes pieds se prirent dans mes oreilles et je trébucha sur le seuil. 

Soudain, il y eu un bruit juste derrière. Maman était revenue. Je restais immobile sur le sol, priant à tous les fabricants de jouets qu’elle ne fasse pas attention à moi mais une main recouverte de bague s’enroula sur de mon ciré jaune. Je vis le sol s’éloigner et une autre main poussa la porte de la chambre. L'éléphant eut à peine le temps de se jeter sous le lit mais le gros grimoire n’était pas caché. C’était la fin, je ne reverrais plus Berlingot, ni Boule-de-Neige, ni même les petites taches de rousseurs sur le nez retroussé de ma meilleure amie. J’allais m’endormir pour toujours au moment où maman poserait ses yeux d’adulte sur moi. 

Je fermais les miens, attendant le silence.

Elle m’assit sur l’étagère et j’entendis un bruit de livre que l’on ferme. Je me risquais à ouvrir une paupière une dernière fois et me retrouvais nez à nez avec de grands iris verts et une bouche rouge. 

Surprise et désorientée je m’exclamais :

— Je ne me suis pas endormie ?

Elle me répondit le plus calmement du monde.

— Pourquoi est-ce que tu te serais endormie ?

— Mais le livre, la formule, Chaussettes, les yeux des adultes !

J’étais perdue et les mots s’entrechoquaient dans ma tête sans prendre la peine de former des phrases.

Maman mit le livre dans un tiroir, souleva Maxine et la mit délicatement au lit. Après avoir déposé un baiser sur le bout de son nez, elle sortit de la chambre et juste avant de refermer la porte me chuchotta en souriant :

— Certains adultes gardent leurs âmes d’enfants. Je ne peux plus réveiller mes amis mais je suis si contente que Maxine le fasse encore. Comment crois-tu qu’elle a trouvé le livre le jour de ses sept ans ? Mais ne lui dit rien s’il te plait, les histoires les plus extraordinaires sont celles que l’on se crée loin des yeux des adultes. Bonne nuit Mannie.

Bonne nuit maman.

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