Pour M. et tous ceux qui se sont battus et se battront encore.
Il n’y avait pas de soleil en ce samedi après-midi. Il n’y avait pas de pluie non plus. En ce qui concerne le soleil, ce n‘était pas tout à fait vrai. Cet astre est toujours présent, quoi qu’il arrive. Ce jour là, il était caché par d’imposant nuages gris. Il tenta néanmoins de montrer qu’il était tout de même là en illuminant faiblement une partie du ciel, lui donnant ainsi une couleur faisant penser à une bataille. J’avais en tête un tableau illustrant la descente en Enfer de Lucifer, le Porteur de Lumière. Dans ce tableau, le peintre dont j’avais oublié le nom avait repris le même ciel que ce jour là, j’en étais certaine.
Je me promenais sur une plage, seule. Il n’y avait absolument personne, ce que je trouvai surprenant pour un début d’avril. Certes, il ne faisait pas très beau et l’hiver n’était pas encore vraiment reparti mais je m’attendais à voir des cerfs-volants danser dans les airs, voir des enfants construire les premiers châteaux de sable de l’année, voir des couples d’amoureux s’embrasser langoureusement face à la mer. Je voulais simplement voir la vie. Mais au lieu de ça, il n’y avait pas une seule mouette sur cette plage, il n’y avait que la mer qui s’élançait pour finalement revenir au point de départ. Mais elle gagnait du terrain sur la plage. Chaque vague terminait sa course un peu plus loin que la précédente.
Je décidai d’aller tremper mes pieds dans l’eau, mais au moment d’enlever mes chaussures, je remarquai que je n’en portais pas. Je marchais les pieds nus depuis le début. Je n’avait pas senti le sable s’immiscer entre mes orteils, ni même cette brise, aussi légère qu’elle fut, venir rafraîchir ma peau. Faisant ainsi cette découverte, j’ai pu savourer ces vagues qui explosèrent sur mes chevilles. Le bas de ma robe à fleurs fut trempé. Rapidement, les vagues s’attaquèrent à mes chevilles comme si elles cherchaient à les ronger et ainsi me faire perdre l’équilibre. Solide, je restai debout. Je le devais à mes enfants. Cependant, les vagues semblaient de plus en plus violentes, par moments, je sentais un de mes genoux ployer. A chaque fois, j’eus le temps de me relever avant d’affronter la prochaine vague. Mes cheveux blonds emportés par le vent qui s’était levé, je regardai fièrement l’horizon mais depuis longtemps déjà, il n’y en avait plus. Je distinguai une forme sombre au loin. Je ne pouvais voir de quoi il s’agissait mais elle paraissait énorme. Les vagues étaient bien décidées à rapprocher cette chose de la plage. Malgré la distance, je pouvais voir que cette forme était vivante, elle bougeait. Je pensai à une pieuvre ou du moins à une créature marine. Ça ne pouvait pas être un humain.
Il ne me fallut pas moins de cinq minutes pour reconnaître la créature et de pouvoir la nommer. C’était un crabe. Mais pas n’importe lequel, c’était LE Crabe. Je fus terrifiée. Je sentis l’angoisse monter en moi. Elle commença à s’installer dans mes jambes me privant alors de tout mouvement. Je compris immédiatement que je ne pourrai pas lui échapper. L’angoisse continua son chemin à travers mon corps. Elle prit possession de mon bas ventre où je sentis des fourmillements désagréables. Elle passa brièvement par mes seins maintenant disparus, puis je sentis mon coeur battre de plus en plus fort. Il n’y avait pas un musicien au monde capable de suivre ce tempo infernal. C’était monté crescendo et j’étais convaincue que mon palpitant allait exploser. Puis ce fut au tour de mes poumons d’être atteints par cette angoisse. Je n’arrivais pas à respirer. La vue de ce monstre m’étouffait. Je me laissai tomber sur la plage, les mains et les genoux enfoncés dans le sable que je regardais désormais.
Je relevai la tête. Aidé par la mer et ses vagues, le crabe s’était rapproché de moi. La houle semblait jouer avec moi. Elle faisait faire un mouvement de va et vient à l’horrible créature mais cette dernière semblait tout de même gagner du terrain. Comme elle s’était rapprochée, je la distinguais mieux. Le crabe possédait deux grands yeux d’un rouge si écarlate qu’ils semblaient gorgés de sang. Son corps et sa tête donnaient l’impression de ne former qu’un seul ensemble, ce qui le rendait encore plus effrayant. Je ne parvenais pas à distinguer sa bouche. Cependant, quelques fentes formant un quadrilatère quelques centimètres sous les yeux du monstre me laissaient penser que sa cavité buccale devait se trouver à cet endroit. En plus de ses huit pattes à moitié recouvertes par la mer, le crabe possédait deux hideuses pinces aussi gigantesques que lui. Je commençai à imaginer dans ma tête le nombre de victime que ces deux pinces avaient dû faire. Parmi elles il devait y avoir toute sortes de personnes. Le crabe n’avait pas l’air très sélectif dans le choix de ses victimes. Il était prêt à dévorer tout ce qui se trouvait sur son passage. Mais ce jour là, sur cette plage j’étais seule. Les genoux et les poignets bercés par la houle, les cheveux pleins de sable, j’étais toujours seule.
Il n’y avait plus qu’une vingtaine de mètres qui me séparait du crabe. Il serait bientôt en état de me dévorer, à mon tour. Soudain l’angoisse disparut pour laisser place à l’adrénaline. L’envie de vivre prit le dessus sur la résilience et le désespoir. Je me relevai et me mit à courir. Vers où ? Je n’en avais aucune idée. Mes jambes semblaient avoir retrouvé de la force. Dans ma fuite, mes cheveux vinrent se coller à ma bouche me faisant ainsi avaler du sable. Je jetai un bref coup d’oeil sur le côté en direction de la mer. L’horrible créature avait disparu. Comme pour me rassurer, toujours en courant, je me retournai. Le crabe était là, il avait déjà regagné la plage. Il n’y avait donc aucun espoir. Je me sentis trahie par la mer et sa houle qui n’étaient pas parvenue à repousser le monstre et qui avaient cédé assez facilement. Le crabe était trop fort pour elles. Je me concentrai sur ma course en continuant d’avancer. Toujours tout droit, de toute manière je n’avais plus aucun endroit où me réfugier. J’entendis l’hideux crustacé décapode se déplacer. Il n’était plus qu’à quelques mètres. Soudain, mes jambes vacillèrent et me lâchèrent. Je tombai et je compris aussitôt que je ne me relèverais jamais. J’eus juste le temps de me retourner sur le dos, les pieds et les mains de nouveau dans le sable. Instinctivement, je continuais à reculer. Je savais que je ne pourrai pas m’échapper mais je voulais affronter le crabe une dernière fois avant de m’éteindre. Les yeux dans les yeux. Je voulais qu’il sache que désormais je n’avais plus peur de lui, qu’aujourd’hui il avait gagné la bataille mais que demain il perdrait la guerre. Comme un champion soulève un trophée, le crabe m’attrapa à l’aide de l’une de ses énormes pinces. Il me regarda. Je soutins son regard. Je le défiais une dernière fois. Etrangement, je ne vis aucune haine dans ses yeux. J’observai au contraire une certaine tendresse. Et si après tout, le crabe n’avait pas le choix de me dévorer ? Et si c’était plus fort que lui ? Et si au fond de lui il luttait contre lui-même pour me laisser la vie sauve ? Malheureusement, il ne douta pas bien longtemps. Il guida sa pince dans laquelle je gisais à moitié inconsciente jusqu’à sa gueule remplie de dents toutes aussi acérées les une que les autres. Ce fut ma dernière vision. Ces milliers de lames qui allaient me déchiqueter et m’envahir de douleur. Soudain le crabe ouvrit sa pince et me lâcha. C’en était déjà fini de moi.
*
Il est dix heures du matin et c’est déjà la course dans le service de soins palliatifs de l’hôpital. La sonnerie retentit, les infirmières sortent aussitôt d’une chambre pour se diriger vers celle qui porte le numéro 208. Agée de 30 ans, la patiente arrivée quelques jours plus tôt vient de s’éteindre, seule. Avec elle, la douleur infligée par la maladie s’en est allée. Le Crabe avait enfin achevé son oeuvre.
Très beau, terrible et juste, cette association entre le crabe et la maladie/le cancer.
Il y a quelque chose qui sonne comme de l'onirique assumé tout le long de la nouvelle. L'image de la jeune femme en fleurs qui marche le long de la plage devant un magnifique coucher de soleil, d'emblée ça a quelque chose de kitch mais que le sujet vient rattraper par sa gravité.
Pour rebondir sur un commentaire précédent : à mon sens, pas besoin de changer "le synopsis". Je ne me suis pas forcément doutée que le crabe allait l'emporter, je gardais une lueur d'espoir. Et quand bien même la disparition/la mort de la jeune femme serait dans toutes les têtes (sauf la mienne), son caractère inéluctable rend la lecture encore plus forte.
En revanche, je me suis demandée si le dernier paragraphe était nécessaire ? Les derniers passages nous font bien comprendre ce qu'il se passe. A toi de voir si tu veux laisser aux lecteurices leur dose d'interprétations, d'images toutes personnelles, ou si tu veux les guider jusqu'à ce point bien avancé - de la même manière qu'on comprend qu'il s'agit de cancer alors que le mot n'est, me semble-t-il, jamais écrit (-> tout ceci est plus une ouverture de possibles qu'un véritable conseil ;-) )
A bientôt !
L'approche est intéressante, c'est fluide... bien joué !
Peut-être ne pas parler tout de suite de crabe, laisser le lecteur deviner ?Tant au niveau de l'animal/ du monstre (se concentrer sur des détails comme les yeux/ la bouche, n'aborder les pinces qu'à la fin) que des indices comme les seins que le personnage n'a plus. Et ne mettre un nom dessus que tout à la fin. Peut-être aussi laisser une ou deux autres personnes sur la plage et faire planer un doute sur la victime du crabe. Moi ? Non. Elle ? Oui. Puis il ressurgit... Et à la fin, peut-être aussi intégrer la partie "hôpital" par allusions dans la fin du rêve/ de l'allégorie. Suggérer encore.
Ce sont des pistes, pour en faire une nouvelle "plus suspense" sans rien enlever à l'hommage, tout dépend de tes intentions...
La partie hôpital je ne pense pas y toucher car je voulais quelque chose de bref et assez soudain. Mais pour le reste, ce sont de très bonnes idées. Encore merci !