Pointé, plié, jeté, pointé, plié, sauté.
Je sue comme une bête, mais je ne veux pas m'arrêter. Je peux faire mieux, encore mieux qu'il y a dix minutes, encore mieux qu'il y a une heure. Je sens le plaisir dans mes muscles tendus, comme j'avais senti leur impatience en pénétrant dans la pièce tout à l'heure. Je sens mon cœur qui pulse d'une frénésie galopante, enivré par la musique, enivré par les mouvements que je m'applique à répéter avec précision, enivré par mon propre enivrement.
A dire vrai, j'ai l'impression d'être sous emprise, de me sentir comme après une soirée entre amis, une bonne soirée qui finit tard, mais où personne n'a abusé au point de se rendre malade. Je flotte, dans un monde parallèle avec une conscience plus aiguë des choses, une sensibilité accrue à tout ce qui m'entoure. C'est précisément dans cet état là que je me sens.
J'ai tourné le dos au grand miroir de la salle, je ne veux pas me voir, je n'ai pas besoin de me voir. Je veux sentir. Sentir lorsque mon pied ne se place pas correctement, sentir lorsque je perds un peu l'équilibre lors de mes pirouettes, sentir lorsque je tends mes muscles, presque à se rompre, lorsque je pousse un mouvement jusqu'à sa limite.
Cette chorégraphie doit être parfaite, maîtrisée, absorbée par mon corps comme si s'en était une composante vitale. On dit de moi dans le secret des vestiaires que je suis intransigeant, obsédé et maniaque. Je laisse les bruits de couloir me bâtir une réputation et une exigence que je ne dois, par la même occasion, pas avoir à préciser à chaque nouvel élève et à chaque nouvelle année. Je ne les blâme pas car ils ne peuvent pas comprendre ce que la danse représente pour moi, ce qu'elle me fait ressentir et ce que je donnerai pour elle. Ils ne peuvent pas comprendre que je ne suis tout simplement vivant, entièrement moi-même que lorsque je sens le plancher en bois sous mes pieds, qu'il vibre sous mes pas et tremble sous mes sauts.
Et puis, ils peuvent bien se moquer, mais que penseraient-ils d'un professeur incompétent, peu sûr de lui et aux mouvements hésitants ? Avant d'être exigeant avec eux, je le suis avant tout avec moi, bien plus que je ne le serai jamais avec quiconque.
La musique me martèle le sang, mon souffle est de plus en plus court et mon t-shirt est trempé, pesant sur mes mouvements et me collant à la peau comme s'il voulait m'empêcher de bouger. Tout cela m'exaspère, je déteste que mon corps me rappelle que je ne peux pas danser pendant des heures sans l'hydrater et sans lui accorder un minimum de repos avant que quelque chose à l'intérieur ne claque. Comme aime à se moquer ma femme, lorsque je suis possédé par le démon un seul éternuement peu me déstabiliser.
Je m'immobilise à contre coeur, la chanson « Alejandro » de Lady Gaga poursuivant sa route sans moi. J'en connais désormais toutes les paroles, les moindre inspirations à la demi-seconde près et les moindre variations de ton. Je voulais quelque chose de rythmé, sur lequel les élèves puissent passer aisément de mouvements soutenus et répétés à d'autres plus lents et sensuels. Je me suis inspiré bien sûr de sa chorégraphie emblématique, que je trouve parfaitement équilibrée et superbement mise en valeur par la chanteuse et les danseurs. J'ai regardé le clip une bonne centaine de fois au moins.
Je prends de longues inspirations en tournant en rond dans la salle, histoire que mon corps ne subisse pas les effets d'un arrêt brutal de mouvement, après tout ce que je viens de lui faire faire. Mon t-shirt s'est transformé en serpillière, jeté au loin comme un malpropre et mon torse dégouline telles les chutes du Niagara. Je coupe Lady Gaga au milieu de son troisième couplet, elle qui tourne en boucle depuis deux heures maintenant, heureusement que les bâtiments voisins n'abritent que des bureaux vides.
Je me sens électrisé par le silence soudain qui s'impose dans la salle. L'ambiance si particulière de l'après chorégraphie, la satisfaction que le corps a tout donné et que les mouvements ont été réalisés au bon moment, accordés avec le rythme parfois effréné des divers changements de pas, tout cela retombe d'un coup. J'ai l'impression de tituber un peu sous l'absence d'intensité qui me submerge comme un courant d'air froid. C'est fou de se dire que l'on peut passer des heures totalement absorbé par notre art, porté par lui, et que dès que les ficelles sont coupées par le clap de fin, on s'écroule, vidé de cette énergie qu'on nous avait, semble-t-il, seulement prêtée. Je m'allonge sur le sol, en étoile de mer ou comme l'homme de Vitruve selon le point de vue. J'aime être poète à mes heures perdues. A un moment, « Alejandro » repart de plus belle, sans que je ne la relance, la chaîne-hifi cumule les ratés depuis quelques temps. Je me redresse malgré tout, habité par un nouvel élan. La dame a parlé et, après avoir déposé ma bouteille d'eau dans un coin, je repars sur la piste, plus chaud qu'un samedi soir en compagnie de Travolta.