Le Dernier Gardien

Par David.J
Notes de l’auteur : Le Dernier Gardien est une plongée dans les brumes du passé, où mémoire et mystère s’entrelacent au rythme des vagues. Ce récit explore la frontière entre le réel et l’inexplicable, là où les lieux conservent l’empreinte de ceux qui les ont habités.

Merci de vous aventurer dans cette histoire aux côtés du narrateur, de ressentir les vents salés du large et d’écouter les murmures du phare. Votre regard donne vie à ces pages, et vos impressions seront toujours précieuses.
Bonne lecture, et souvenez-vous : certains lieux ne nous oublient jamais…

Le vieux phare veillait encore, malgré les années.

Dressé sur son promontoire de roche battue par les vents, il portait dans ses flancs les souffles salins du large et le silence des vies passées. Sa lanterne, jadis flamme vive dans la nuit des marins, n'était plus qu'un œil aveugle, clignotant de loin en loin sous l'effet des reflets lunaires. Pourtant, il était là. Debout. Inaltérable.

Je n'étais pas revenu sur cette île depuis des décennies. L'enfance y avait laissé son empreinte fugace, gravée dans la pierre humide et les embruns de l'Atlantique. Le gardien du phare – un homme taciturne – était devenu une légende à lui seul. On disait qu'il ne dormait jamais, que son regard perçait les tempêtes comme la lumière du fanal, que les âmes perdues des naufragés venaient lui parler la nuit.

Je me souviens encore du son de sa voix rauque, bercée d'algues et de sel, lorsqu'il me racontait les histoires de ceux qui ne rentraient jamais au port. "Un phare, petit, c'est plus qu'une simple tour de pierre. C'est un cœur qui bat pour ceux qui ne reviendront pas."

Aujourd’hui, le phare s'effritait sous les assauts du temps, comme si lui aussi avait fini par renoncer à veiller. Je franchis le seuil grinçant, retrouvant l'odeur de suie et d'humidité qui s’accrochait aux murs comme un vieux souvenir. La pièce centrale était vide, balayée par une lumière spectrale filtrant entre les fentes des volets clos. Les meubles du gardien avaient disparu, mais son ombre, elle, semblait toujours là.

Je gravis les marches en colimaçon, le cœur battant. À chaque pas, le bois craquait sous mon poids, comme si l'endroit réagissait à mon retour. Arrivé au sommet, je posai la main sur la rambarde froide. L'océan était là, immense, inchangeable, à la fois désert et vivant.

Un frisson me parcourut lorsque la brise porta jusqu'à moi un murmure. Une voix ancienne, familière, qui soufflait à mon oreille :

"Le phare veille encore. Et toi, que cherches-tu ici ?"

Je ne sus quoi répondre. Peut-être étais-je venu chercher un fantôme. Peut-être étais-je moi-même un naufragé du temps.

La mer, indifférente, continuait de battre les rochers en contrebas.

Je restai là un moment, les yeux perdus dans l’horizon. Un souvenir enfoui resurgit alors : une nuit de tempête, une lumière perçant l’obscurité, un cri porté par le vent. Le gardien, son manteau battant au gré des rafales, m’avait saisi par l’épaule. "Ne regarde pas trop longtemps la mer, elle pourrait t’emmener avec elle." À l’époque, je n’avais pas compris.

Aujourd’hui, tout prenait sens.

Je fis quelques pas dans la salle, frôlant les murs, les doigts effleurant la pierre froide. Une étagère tenait encore en équilibre précaire contre la paroi. Quelques livres y reposaient, couverts de poussière et d’oubli. J’en pris un au hasard. Une écriture fine et tremblante s’étalait sur la première page : "Ceux qui oublient le phare finissent par s’égarer eux-mêmes."

Un courant d’air fit claquer une porte quelque part en bas. Mon cœur accéléra. J’étais seul. Du moins, je le pensais.

Je descendis lentement, jetant des regards furtifs à chaque recoin. Les ombres dansaient sous la lumière tremblotante de l’aube naissante. Arrivé au seuil, je me retournai une dernière fois. Le phare, silencieux, m’observait.

Et moi, je sus que je ne reviendrais jamais.

Mais alors que je franchissais la porte, un détail me frappa. Une lueur, infime, vacillante, s'était allumée au sommet de la tour. Impossible. Le phare était éteint depuis des années.

Je m'arrêtai, le souffle court. Le vent siffla une plainte, et dans son écho, il me sembla percevoir une voix. "Reviens, souviens-toi…"

Un instant, je crus voir une silhouette se dessiner dans l’embrasure de la salle supérieure, là où la lanterne ne brillait plus. Une ombre, indéfinissable, comme un vestige du passé refusant de disparaître.

Je reculai d’un pas, pris entre l’envie de fuir et la nécessité d’affronter ce qui se dressait devant moi. Mes doigts tremblants effleurèrent le bois de la porte. L’air était chargé d’un silence oppressant, épais comme la brume qui recouvrait l’île au lever du jour.

Le phare appelait. Devais-je répondre ?

La mer me paraissait plus sombre, plus profonde que jamais. Une vague s’écrasa contre les rochers, envoyant une gerbe d’écume jusqu’au seuil. L’eau reflétait la lumière de la lanterne, vacillante, incertaine. Et si cette lumière n’était pas pour guider les marins… mais pour me guider, moi ?

Je fis un pas en avant, puis un autre. La silhouette n’avait pas bougé. J’entendais mon propre souffle, rapide, irrégulier. Puis, sans prévenir, la lueur du phare s'intensifia. L'éclat déchira l’obscurité, projetant une longue ombre sur les murs de pierre.

Une voix résonna, venue d’un temps que je croyais oublié : "Il est temps."

Une bourrasque s’engouffra dans la tour, me forçant à plisser les yeux. Lorsque je les rouvris, la silhouette avait disparu. Seule la lumière du phare brillait, paisible, immuable.

Je descendis lentement les marches, chaque pas résonnant comme un adieu. Derrière moi, le phare veillait toujours.

Peut-être avait-il attendu mon retour. Peut-être veillerait-il encore longtemps après moi.

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