— C’est une blague ?
La mâchoire en bas des genoux, le petit berger regardait Hector, occupé à redresser les feuilles des buissons qui entouraient leur cabane. Une fois qu’il eut fini de lisser la dernière, il se rassit sur l’un des petits rondins de bois que le grand-père avait collé maladroitement autour du feu.
— C’est pour mot ce qu’on m’a dit, croix d’bois, croix d’fer. Myriam arrive demain et elle va sûrement nous jeter à la poubelle. C’est la vie mon petit Alix.>>
Le berger n’en croyait pas ses oreilles. Pourtant, les siennes étaient bien plus réussies que celle de son compagnon. Le grand-père n’était pas très doué pour faire les oreilles. Il faut dire qu’il avait fait Hector il y a des années alors qu’Alix avait seulement cinq ans. Même si les doigts du vieil homme s’étaient épaissis et encornés avec les années, son agilité à modeler des visages, et surtout des oreilles, n’avait fait que s’améliorer. Hector avait été l’une des premières figurines de l’ancien. À l'époque, il n'était pas du tout vieux d’ailleurs. Il avait créé son premier monde de miniature à seulement dix ans. Depuis ce jour-là, il n’avait jamais arrêté. Jusqu’à sa mort. Bien sûr, les figurines avaient été tristes de ne jamais le revoir. Depuis que Myriam était devenue une adulte, c’était le seul qui venait leur parler.
Hector fixait l’ampoule du feu de camp qui vacillait sans chaleur. La lumière orange faisait danser les ombres des arbres en papier mâché qui surplombaient la cabane. Cela donnait un air de soleil couchant au fond de la boîte où des montagnes à la gouache se découpaient sur un ciel tout gris. Le grand-père n’avait jamais été doué pour peindre des montagnes et ça, ça n’avait pas changé. C’était pourtant le paysage qu’il préférait peindre dans ses petits mondes de brics et de brocs. Elles étaient toutes différentes, celles des filles à la fontaine étaient rondes comme des ventres, celles des enfants sur la patinoire si dentelées et grises qu’elles ressemblaient à des lames de couteaux et celles encore du village de Noël ressemblait plus à des gros bonhomme de neige qu’à des montagnes.
— C’est ton tour aujourd’hui Alix, souffla Hector sans quitter des yeux la petite bougie électrique. Profite de ta dernière tournée.
Le jeune berger alla chercher son balais, son tube de superglue et sa corde dans la cabane puis s’approcha du bord de la boîte pour la nouer à l’agrafe mal enfoncée qui dépassait du bord de la caisse.
Il attacha le balais dans son dos et se laissa glisser jusqu’à l’établi. Toutes les semaines, les deux bergers faisaient le tour des mondes de l’atelier pour enlever la poussière, réparer les choses cassées, recoller ou recoudre les petits bobos. Ce n’était pas le grand-père qui leur avaient demandé cela, à vrai dire personne ne les forçaient, mais vu qu’ils n’avaient pas de moutons à garder, il fallait bien veiller sur quelque chose.
Alix était content d’aller aider les autres. Il aimait visiter les mondes, s’imaginer vivre dans d’autres boites, celle avec le bord d’une plage était sa préférée. Il aurait adoré connaître la vraie sensation de l’eau sur ses chaussons de feutre noir.
Il trottina en chantant jusqu’à la boîte de Madame Albertine. Elle était, comme à chaque fois, assise sur son rocking-chair sur le porche de sa ferme. La pauvre ne pouvait aller nulle part ailleurs, la ferme était peinte à même le fond. Le seul bâtiment où l’on pouvait rentrer était une grange trois fois plus petite qu’elle. Question de perspective. Au mieux, Madame Albertine aurait pu y mettre la tête.
— ‘Jour Alix ! grinça-t-elle entre ses lèvres de bois. Comment tu t’portes aujourd’hui ?
— Pas très bien Madame, vous ne savez pas que Myriam vient demain ?
À ce nom, les yeux de peinture bleue d’Albertine s'agrandirent et un sourire lui fendit la face.
— La petite vient rendre une visite à ses vieilles boîtes à poussière ? Alors ça, ça m’réchauffe mon coeur. Depuis quand n’est-elle pas v’nu prendre le goûter la fripouille. On en a des choses à lui dire !
— Elle ne vient plus prendre le goûter Madame. C’est une femme maintenant. Elle vient pour nous jeter à la poubelle. souffla Alix en tirant le balais de son dos pour chasser la poussière du bord de la boîte.
Albertine se jeta en arrière sur la chaise à bascule et éclata d’un rire fou. D’après Hector, elle n’avait jamais eu toute sa tête. Le grand-père avait probablement imaginé une vieille femme sénile tricotant sous son porche au moment où la sculptait, alors elle était née gâteuse.
— Ne dis pas d’bizarreries pareil à la vieille Albertine. Tu connais rien toi, ça fait même pas deux semaines que la fillette est venue prendre le thé. Je les ai vu moi ! Le Gillou lui a montré comment faire une balançoire avec du fil à rôti et des bâtons de glace. Elle lui a même demandé si elle pourrait nous avoir quand elle serait grande. acquiesça-t-elle en fermant les yeux pour se souvenir avec précision.
Le berger ne répondit rien. A quoi bon contredire Madame Albertine pendant son dernier jour. Autant la laisser se souvenir de Myriam comme cela plutôt que comme celle qui les mettraient tous aux ordures.
Pourtant, la petite-fille de Gilles avait vraiment demandé à garder les boîtes. Même si Alix n’était pas encore né, il avait souvent entendu le grand-père le dire vers la fin.
Les dernières journées qu’il avait passées à l’atelier, il avait terminé un monde représentant une famille dans un jardin avec un petit cerf-volant en crépon rose. La plus petite des figurines avait les yeux verts et de longues nattes du même blond que ceux de Myriam. Durant tout le temps qu’il a passé à la terminer, Gilles répétait la même phrase : “Elle m’a promis qu’elle prendrait soin de vous”.
Tout le monde avait compris de qui il parlait. Myriam avait été la seule à s'intéresser au fourbis de ce vieux moustachu. Mais c’était avant qu’elle devienne grande. A vrai dire, Alix ne l’avait vu que trois fois depuis qu’il était né. Elle venait, s’asseyait dans un coin et regardait son grand-père s’afférer avec une moue ennuyée en regardant sa montre.
— J’ai fini Madame Albertine, vous avez besoin d’autre chose ?
— Non mon p’tit va donc aider les jumelles de la boîte d’à côté, leur cascade s’est décollée il y a deux jours.
Le berger secoua sa casquette pour saluer la gâteuse et sauta sur l’établi pour poursuivre sa tournée.
La journée fut longue. En tout, il recolla trois fois, balaya douze mondes, recousu cinq robes et trois paires de pieds de feutre. Heureusement que les bergers étaient débrouillards. Alix prit tout de même le temps de discuter avec le pêcheur en ciré jaune et sa canne en alumette, la vendeuse de fleurs en mousseline et l’allumeur de lampadaire.
— Bizarre ce que tout le monde dit de la petite fille de Gilles tu ne trouves pas ? Lui demanda le jeune homme au visage noirci de crayon gras.
— Comment ça ?
Ils s’étaient tous les deux perchés sur un toit en carton qui surplombait la peinture d’une ville plongée dans une nuit sans nuage. La peinture avait bavé par endroit dans le ciel ce qui donnait l’impression d’une pluie d’étoiles filantes capturée en pleine course.
— Tous ceux qui ont connu Myriam enfant sont persuadés qu’elle à de l’intérêt pour nous, pourtant nous n’avons jamais passé plus de trentes minutes avec elle.
— C’est vrai que j’ai du mal à l’imaginer rester ici des heures entières pour regarder l’ancien peindre et coller des morceaux de bricoles. Mais Hector m’a déjà dit qu’elle avait même demandé au grand-père si elle pouvait créer son monde à elle et le fixer au mur parmi nous. C’est bien qu’elle devait nous aimer …
L’allumeur de lampadaire tira une bouffée imaginaire de sa pipe en pâte à modeler. Elle était si petite que le vieux n’avait pas pu y creuser un trou pour qu’il puisse vraiment la fumer. Malgré tout, la mordiller permettait à ses joues noircies de ne pas trembler. S’il avaient pu pleurer, ils l’auraient fait tous les deux.
Quand ils eurent fini de discuter, les deux amis se serrèrent dans les bras pour la première fois et Alix reprit le chemin de sa boîte. Il grimpa à la cordelette et rangea tout son matériel dans la cabane. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Le soleil déroula ses rayons de mondes en mondes jusqu’à recouvrir d’une douce lumière rouge la montagne devant laquelle Hector était assis, occupé cette fois-ci à faire des retouches de peintures dans les tâches vertes des forêts lointaines. Quitte à partir, autant le faire avec panache, avait-il dit.
Le petit berger alla s’asseoir sur le bord de sa caisse. Les jambes dans le vide, il contempla la multitude de petits mondes de toutes les couleurs qui recouvraient les murs de l’atelier. Chacun était occupé à ses petites affaires, comme d’habitude. Les patineuses patinaient, le pêcheur pêchait, Madame Albertine se balançait sur son rocking-chair, la famille au cerf-volant courait en tenant à bout de bras le fil de fer qui agitait des bandelettes de crépons roses. On n'avait pas pensé à organiser de fête et cela rendait Alix un peu triste. Il aurait aimé rire une dernière fois avec les jumelles, demander aux enfants du village de Noël quels avaient été leurs meilleurs cadeaux, voir Hector raconter des salades aux plus petits autour d’un feu sans chaleur.
Les yeux de bois d’Alix s’arrêtèrent sur la balançoire jaune de la boite clouée au mur d’en face. Elle était plus grossière que les autres, mal collée et trop étroite pour y tenir debout.
Il imagina la vie qu’ils auraient pu vivre avec Myriam. Les boîtes qu’elle aurait imaginé, celles qu’elle aurait fait faire à ses enfants pour leur apprendre à leurs tours. Tout le monde aurait pu vivre éternellement dans cet atelier. Ça n'aurait pas dérangé Alix d’aller nettoyer, coller et recoudre ses amis pendant les trente prochaines années. Il aurait même pu faire de nouvelles rencontres et pourquoi pas tomber amoureux d’une jolie fille de bois aux cheveux noirs. Il l’aurait emmené à la plage pour sûr.
Le dernier ruban de lumière rouge lécha ses jambes puis s’étira jusqu’à disparaître. Désemparé, il se releva, jeta un dernier regard derrière son épaule et rentra dans sa cabane pour se blottir dans sa couverture en tricot.
— Petit, debout ! Myriam est là. Fais-toi tout beau pour ta sortie de piste.
Hector avait rabattu ses cheveux de laines d’une goutte de colle, il avait même frotté les tâches de peintures de ses vêtements. Alix n’avait pas envie de se préparer.
Il sortit de la maisonnette et découvrit des hommes en bleu de travail affairés sur les murs. Au milieu de ces gorilles à casquette, Myriam tapait du pied en rongeant de jolis ongles vernis. Ses grands yeux verts allaient et venaient en suivant les boîtes qu’ils plongeaient dans des grands cartons. Toutes les cinq minutes, elle surveillait sa montre.
— On dirait une enfant qui sait qu’elle est en train de faire une bêtise, railla Hector, regarde la comme elle s’agite.
— Les autres vont être si tristes. Ils étaient persuadés qu’elle nous garderait. Tu y as cru toi ? Demanda le jeune berger, la mine défaite.
— J’aimerais te dire que oui mais il faut croire que le vieux m’a fait pessimiste. Qui ça peut intéresser maintenant les vieilles bricoles comme nous ?
Cette fois, Alix cru vraiment qu’il allait réussir à pleurer. Il était si malheureux qu’il aurait pu remplir toute sa boîte de larmes.
Des mains aussi grandes que celle du grand-père s’approchèrent d’eux et leur monde trembla. Il ne voulait pas voir ça. Alix, couru de nouveau se réfugier dans sa cabane. Un instant plus tard, tout fut sans dessus dessous. Un grondement cacophonique rugit de tous les côtés. La figurine avait si peur qu’elle se jeta sous la couverture. Du fond de sa couchette, il fut secoué si fort qu’il ne savait même plus dans quel sens se trouvait la boîte. Le lit d’Hector se décolla du plancher et s’écroula sur lui, puis ce fut le noir complet.
Lorsqu’il se réveilla, tout était à l’endroit. Le lit de son compagnon avait même retrouvé sa place. De nouveaux points de colle en entouraient les pieds d’allumettes. Sans trop comprendre, Alix s’approcha de la porte et d’une main tremblante, la poussa. Ce qu’il découvrit au dehors le sidéra.
La caisse était installée dans une pièce éclairée de plusieurs néons, elle était beaucoup plus grande que l’atelier du grand-père, mais aussi mieux rangée. Sur les murs s’étalaient des centaines de boîtes en bois décorées de petits mondes. Il reconnut vite ceux qu’ils connaissaient et en découvrit d’autres qu’il n’avait jamais vu. Des forêts sombres, des pagodes dorées, des châteaux de rois et des plaines remplies d’animaux en feutre qui gambadaient joyeusement.
Croyant rêvé, Alix courut jusqu’à Hector et le secoua par le bras.
— Où sommes-nous ? Au paradis ?
— On peut dire ça petit. Répondit-il sans le regarder.
Ce n’était pas comme toutes ses fois où il avait fixé l’ampoule du feu de camp, là il regardait bel et bien quelque chose. Le petit berger suivit le regard de son ami et sa mâchoire failli lui tomber une nouvelle fois.
A quelques mètres, derrière un cordon de velour, une femme aux yeux verts se rongeait les ongles. Ses longs cheveux blonds tombaient sur ses yeux noyés de larmes et cachaient à moitié un sourire peint de rouge. Derrière Myriam et ses larmes, le petit berger lu un grand panneau de bois sculpté qui était accroché au-dessus de la porte de la salle. Il crut que son coeur, s’il en avait eut un, allait exploser quand il lu ces mots en lettre dorées :
“Musée des miniatures, suite de la visite”.
Il se mit à crier de joie, à hurler son soulagement si fort que ses jambes de bois faillirent et le firent presque tomber du bord de la boîte. Se rattrapant de justesse, il croisa le regard d’une figurine du monde d’en dessous qui avait passé la tête pour s’assurer que tout allait bien. Une petite bergère aux longues nattes noires le regardait en souriant.
Alix avait raison, c’était bel et bien le paradis.