Le dernier souffle

L'année touchait à sa fin. Le jazz résonnait dans mon salon. J'étais seul devant mes plats préparés, affalé dans le divan. Je fermais les yeux, profitant de l'instant. Quand je les rouvris, je fus surpris par un homme me fixant d'un air étrange : il était très grand, bien habillé, les cheveux gominés et bien rasé. Je me redressai alors, tendu, ne sachant que faire face à l'inconnu.

 

« Puis-je m'asseoir ? » me demanda-t-il alors d'un air courtois.

 

Je restai silencieux alors, perdu dans mes pensées : je n'ai pas de dette, en tout cas, pas que je sache. Cet homme est bien trop habillé pour être un vulgaire criminel. Je ne sais pas qui il est, ni comment ou pourquoi il est rentré chez moi. Mais s'il demande poliment de s'asseoir, je ne vois pas pourquoi je devrais dire non.

 

« Je vous en prie », répondis-je alors.

 

Il s'assit calmement, déposa sa veste à côté de lui. Il semblait observer chaque détail de la pièce.

 

« C'est une bien belle maison que vous avez, fit-il de sa même voix grave et posée.

— Qui êtes-vous ? demandai-je.

— Et la musique est des plus agréables, vous avez de bons goûts, continua-t-il, sans se soucier de ma question.

— Qui êtes-vous ? répétai-je sans élever le ton.

— Allons, vous vous en rendrez compte par vous-même », dit-il en souriant.

 

Je gardai le silence, attendant de voir où tout cela allait m'amener. Il fixa alors mon buffet, il se leva et se dirigea vers ce dernier. Il prit en main une bougie ornée que j'avais reçue de ma mère et vint se rasseoir. Il posa la bougie sur la table et fouilla dans la poche de son costume pour en sortir une boîte d'allumettes. Je le regardais, amusé d'imaginer sa tête quand il verrait que cette bougie ne s'allumerait pas.

 

Cette bougie était étrange. Elle refusait de s'allumer. Pourquoi, comment, je n'en avais pas la moindre idée. Tout ce que j'en savais, c'est qu'elle ne s'allumait jamais. J'avais trouvé cette particularité amusante et j'avais gardé l'objet. Une sorte de curiosité personnelle. Cependant, je ne pus cacher mon étonnement lorsque je vis la flamme jaillir dans l'ambiance tamisée de la pièce. La flamme était d'une couleur atypique, une sorte de violet où des nuances de bleu se chevauchaient ; elle ne vacillait pas, ne bougeait pas d'un pouce, comme imperturbable.

 

« C'est beau n'est-ce pas ? me lança-t-il.

— En effet. Mais comment se fait-il que vous ayez pu l'allumer ?

— C'était mon rôle de le faire, c'est aussi simple que ça.

— Je ne suis pas sûr de vous comprendre.

— Ne vous en faites pas. Vous allez comprendre », dit-il calmement.

 

Ce petit jeu commençait à m'agacer. Qui était donc cet homme, pourquoi était-il venu chez moi allumer une bougie qui n'était pas sensée s'allumer, pourquoi disait-il que c'était à lui de le faire et pourquoi la flamme ne vacillait pas en plus d'avoir une couleur improbable ? Ça n'avait aucun sens.

 

« Avez-vous des regrets ? me demanda-t-il.

— Vos questions m'épuisent. Allez-vous me dire qui vous êtes oui ou non ? fis-je fermement.

— Répondez à la question et, surtout, soyez sincère », fit-il en gardant un calme olympien.

 

Je compris par son calme que je n'aurai aucune réponse. Je devais jouer le jeu.

 

Des regrets ? pensai-je, bien-sûr que j'en ai. Qui n'en a pas ? Un fou ou un menteur sans doute. Si je pouvais réécrire le scénario de ma vie, j'y changerais beaucoup de détails, certains choix, certaines rencontres. Mais même alors, si je pouvais oublier tous mes échecs, recommencer du début, vivre pleinement mes réussites manquées, serais-je réellement satisfait ? Ou bien, tout bouffi d'orgueil, drogué à la conquête, je me créerais d'autres occasions manquées, d'autres égarements ? Je pense qu'il est naturel pour l'Homme de regretter. Et que peut-il faire ? Si ce n'est les regarder en face, les accepter pour ce qu'ils sont : des « peut-être ».

 

« Oui, j'en ai. Comme tout un chacun, répondis-je calmement.

— J'apprécie votre sincérité.

— Et maintenant ?

— Il ne me reste qu'une chose à récupérer : le dernier souffle.

— Le dernier souffle ?

— Oui, celui que vous allez faire en éteignant la bougie.

— Je vois. Je crois savoir qui vous êtes maintenant. C'est étrange, je ne vous imaginais pas comme ça et pourtant, je ne suis pas surpris non plus.

— Oui, on me le dit souvent, fit-il d'un sourire sincère.

— Je dois l'éteindre maintenant ?

— Prenez votre temps. Buvez un verre, écoutez encore un peu votre musique, détendez-vous. Je vous laisse seul si vous le souhaitez.

— Vous pouvez rester, ça ne me dérange pas » dis-je en levant la main.

 

Je me servis un verre, remis ma piste préférée de l'album que j'écoutais au début et je dégustai l'instant. Il m'était amusant de constater à quel point, en ce moment précis, je me sentais vivant, comme jamais auparavant. Je comprenais d'autant plus ces Hommes qui, de leur vie, provoquaient la mort, flirtaient avec pour mieux la fuir. Sûrement était-ce ce sentiment grisant qu'ils ressentaient alors.

 

Je contemplai la flamme violette une dernière fois, je finis mon verre d'une traite et, sous les notes de la trompette de Baker, je soufflai sur la flamme.

 

Et le monde se plongea dans l'obscurité.

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