Le Deuxième Monde

Par Arthur
Notes de l’auteur : C'est juste le début. le reste est déjà écrit mais attend d'être corrigé.

 

LE DEUXIEME MONDE

 

I

 

 

- Cric, crac ! Verse, verse ! Le Chaudron tremble... C’est l’Heure. Le Temps est venu ! Que le Maître jaillisse et fasse crever le monde !

- Crac...

- Cric...

- Loursss.

- Crac... Hein ?

- Loursssdansssatanièredortildortildortildort...

Arthur se retourne dans son sommeil. Il s’agite et transpire.

- Loursssnesssortpasdesssatanièreildortildortildort...        

Arthur ne bouge plus. La poitrine lourde, écrasée par le Rêve, il regarde d’étranges vaisseaux noirs filer sur les eaux calmes et glacées d’un immense port, pilotés par des hommes maigres et malades qui le regardent aussi.

- Loursssdevraitchassserceluiquipassseradevantmaisildortildortildort...

- Cric ! Crac ! L’écoute pas, la Vieille ! Verse...

- ...

- Hé ! Tu m’entends ? Debout !

- Quoi ? C’est qui, ça, maintenant, qui parle !!? C’est QUI ?

- Debout ! Fainéant !

- QUOI ???

- Tu vas être en retard ! Dépêche-toi !

            Arthur se redressa brusquement sur son lit, les yeux gonflés de sommeil. Ses cheveux, aussi noirs que des plumes de corbeaux, étaient tout ébouriffés. Sur sa joue gauche, les plis de son oreiller avaient laissé de fines marques rouges, comme de petites vermicelles brûlantes. Il regarda autour de lui, un peu hagard, et enfin reconnut sa chambre. Mansardée, à l’étage de la maison dans laquelle il vivait avec sa mère, avec une petite fenêtre donnant sur un quartier ouvrier aux façades de briques rouges et une autre, plus grande, par laquelle il pouvait contempler le jardin où il aimait observer les insectes. Des murs tapissés d’un papier peint vert foncé. Au sol, un parquet ancien couvert de bandes dessinées et de vêtements éparpillés çà et là.

- Arthur ! Ça fait trois fois que j’essaie de te réveiller !

            La voix venait d’en bas, de la cuisine. Sa mère préparait le petit déjeuner.

- Trois fois ? Mais je n’ai rien entendu !

Il secoua la tête, mécontent.

- Il fallait insister, cria-t-il.

- Tu voulais peut-être que je vienne te faire un petit bisou ? À seize ans tu as encore besoin d’être materné ? lança sa mère d’un ton ironique.

Arthur se leva péniblement, les jambes encore engourdies. Elle avait insisté sur ce mot, « bisou », d’une façon vraiment insultante.

- Rien à faire, continua sa mère depuis la cuisine, il faut toujours que tu sois en retard. Une vraie maladie chez toi, le retard !

            Arthur ne l’écoutait plus. En baillant, il se dirigea vers la salle de bains. Devant le miroir, indifférent au fin visage ensommeillé qui se présentait devant ses yeux ˗ ce visage surmonté de cheveux en désordre, rehaussé par de petites pommettes saillantes, et que les filles, généralement, trouvaient beau ˗, il pensa à son rêve... Des oiseaux cornus filant à une allure incroyable dans un ciel illuminé par deux soleils. Des navires plongeant dans les vagues d’une mer noire comme l’encre aux reflets argent... Et lui, Arthur, bravant d’inconcevables dangers, en quête de...

De quoi, déjà ? Pas moyen de se rappeler.

Mais c’était un beau rêve...

Il fit sa toilette, pensif. Et puis il y avait cette sensation formidable, étourdissante, d’avoir volé haut dans les airs...

Ça ne le quittait pas.

De retour dans sa chambre, il ramassa les vêtements de la veille qui traînaient et les enfila, sans un regard pour le linge propre et repassé que sa mère avait déposé près de son lit.

Elle se tenait dans la cuisine, sans vraiment l’attendre, absente. Une femme grande, aux cheveux aussi noirs que ceux de son fils. Elle avait conservé son allure athlétique d’ancienne marathonienne. Jusqu’au départ du père d’Arthur, elle s’entraînait régulièrement. Puis, la dépression, l’alcool… Il l’embrassa furtivement sur la joue, avec le sentiment, habituel, qu’il la dérangeait.

Il commença son petit déjeuner en vitesse. Le bus du vieux Caron allait bientôt passer, il ne fallait surtout pas le rater. Une fois, à cause de son retard, le car scolaire était parti sans lui. Il se souviendrait longtemps de la punition...

Dans le bus, il allait retrouver son meilleur ami, Augustin. Un colosse roux et jovial, meilleur que lui en sport, en maths, en anglais, en français... Pas facile de surpasser Augustin. De toute manière, Arthur n’essayait même pas.

- Aucun esprit de compétition, marmonna-t-il à mi-voix, penché sur ses céréales.

- Qu’est-ce que tu dis ? demanda sa mère sans se retourner.

Elle allumait sa troisième cigarette en regardant par la fenêtre d’un œil vague. Pour l’instant, elle n’avait pas touché à la bouteille de vin...

- Rien, rien...

Il ne pensait plus à Augustin, mais à Léa, qui serait dans le car aussi. Blonde, yeux bleus... Divine quand elle souriait. L’amour de sa vie. Mais un amour strictement platonique, qui se contentait de petits sourires réciproques et de timides effleurements dans les couloirs du lycée.

Pour l’instant, en tout cas... Car Arthur avait pris une grande décision, la veille, juste avant de s’endormir.

- Maman, tu as remarqué, Léa ?

- Hmm ?

- Elle sourit tout le temps. Je me demande comment c’est possible, sourire tout le temps.

- Simple, il suffit d’être une crétine. Une parfaite crétine.

Arthur fronça les sourcils. Pas la peine d’insister. Dès qu’une fille venait à la maison, sa mère se renfrognait encore plus. Il termina son petit déjeuner en promenant son regard sur les dessins punaisés aux murs de la cuisine. Arthur était fan de mangas, il les collectionnait avidement. Il en dessinait aussi. Et il avait la réputation d’être très doué. Il se concentra sur l’un de ses croquis préférés. Son héroïne, Spider Lily, saisie dans un mouvement aérien de taï-chi, avec de longs cheveux noirs tourbillonnant autour de ses épaules et un regard détaché, sombre et mélancolique, qui ne collait pas avec la vivacité de son geste...

Quelques minutes plus tard, Arthur se précipitait vers la porte de la maison, sa sacoche négligemment jetée sur l’épaule.

- Au revoir maman !

- Dépêche-toi, tu vas encore être en retard ! Et couvre-toi, il pleut. Tu as l’air d’oublier que nous sommes en automne !

Arthur échangea rapidement son blouson contre une doudoune à capuche puis sortit dans le froid en direction de l’arrêt de bus situé devant la maison.

- Tâche de ne pas te faire remarquer, pour une fois...

Allusion perfide et exagérée à un début de bagarre, la veille, dans le hall du lycée. La bande du grand Stan. Toujours à le chercher... Mais cette fois ils m’ont trouvé, se dit-il, la poitrine gonflée d’orgueil, en pensant aux coups de poing qu’il avait donnés au hasard, en fermant les yeux, pour se dégager des trois brutes qui l’avaient coincé en bas des escaliers. Les surveillants étaient arrivés au moment où il évitait un coup de tête vengeur.

Du bol, s’avoua-t-il en soupirant.

Contrairement à Augustin, qui pratiquait le rugby et un sport de combat, Arthur n’était pas très costaud et n’avait aucun goût pour la bagarre. Ce qui faisait craquer les filles, chez lui, c’étaient ses grands yeux rêveurs et ses fines pommettes.

- Bien sûr, je serai un bambin très sage ! répondit-il d’un ton moqueur.

Il fallait quand même être prudent. Depuis le début de l’année, sa mère avait été convoquée par M. Deber, le nouveau proviseur du lycée Jules Renard. Grand, très pâle avec de longs cheveux d’un blanc sale tirant vers le jaune, Deber avait d’énigmatiques yeux noirs creusés profondément dans leurs orbites qui semblaient vous scruter le fond de l’âme. Ses interlocuteurs sentaient d’abord un souffle froid de méchanceté. Puis c’était le ton de sa voix, qui vous paralysait... On restait planté devant lui, tremblant et muet, comme une mouche sous les pattes d’une araignée.

Mlle Labarthu, son adjointe, était nouvelle elle aussi. Une vieille femme au regard soupçonneux, la peau ratatinée comme un vilain petit pruneau sec. Rien ne lui échappait, elle voyait tout, même ce qui se passait dans son dos. Augustin était convaincu que son chignon perpétuellement serré dans un filet lui servait de troisième œil.

C’était curieux tout de même, ces changements dans l’administration du lycée. En plus du proviseur et de son adjointe, deux autres employés étaient arrivés cette année. Goëtzi, un surveillant, et Tibério le concierge. Ni vieux, ni jeunes. Sans âge. Le regard vide, ils ne parlaient pratiquement jamais. Chaque jour on pouvait croiser leurs longues silhouettes maigres arpentant le lycée d’un long pas traînant. Un jour, Goëtzi avait pincé l’oreille d’une élève si fort qu’une plaie profonde s’était formée sous son ongle. Mme Dessaintes, l’infirmière, était allée piquer une énorme colère auprès de Mlle Labarthu, mais cette dernière l’avait brutalement rabrouée...

Les enseignants n’aimaient pas le proviseur et son équipe. On les voyait rarement leur parler, et quand ça leur arrivait c’était toujours avec une répugnance manifeste. Il fallait néanmoins admettre que, depuis l’arrivée de Deber, les perturbateurs se tenaient calmes. Même les voyous qui avaient l’habitude de se poster, agressifs, aux abords du lycée, ne se faisaient plus remarquer. Ils restaient là, tranquilles et ironiques, à observer la sortie des élèves, sans rien faire d’autre... Au moins, on ne risquait plus de se faire voler son blouson ou...

- RECULE !!

Une sorte de vibration puissante frôla son nez, éclaboussant ses baskets dans un hurlement de freins. Le car venait de passer tout près de lui. Debout au bord du trottoir, les yeux fixés sur le caniveau ruisselant d’eau, Arthur ne l’avait pas vu venir.

- Mais enfin, tu ne peux pas faire attention ?! cria sa mère en colère depuis la fenêtre de la cuisine. C’est invraisemblable, un gamin pareil ! Toujours dans la lune ! Le vrai portrait de son père, ce bon à rien !

Arthur, étourdi par la pensée de ce qui aurait pu lui arriver s’il avait fait un pas en avant, regarda autour de lui en soufflant brutalement, par réflexe, pour évacuer son stress. Sur le trottoir d’en face, il vit Mme Cadet, la voisine. Un sac à provisions à la main, cette cuisinière à la retraite venait parfois à la maison pour enseigner à sa mère quelques recettes de son invention. Aigrie et revêche, elle braquait toujours sur lui un regard culpabilisateur. À présent, engoncée dans son imperméable marron qu’elle semblait ne jamais quitter, un foulard noué sur sa tête de vieille dame à la peau ridée et toujours trop maquillée, elle se tenait immobile, figée, les yeux arrondis par la surprise. Brusquement, elle se ressaisit et dit à l’intention de la mère d’Arthur :

- Tout va bien, Mme Mathgen, ne vous en faites pas. Mais il s’en est fallu de peu ! Un peu trop rêveur, votre Arthur… `

C’est ça, se dit-il. Rajoutes-en, vieille bique, pour que ma mère soit de plus méchante humeur ce soir

Il rentra la tête dans ses épaules quand il entendit la réponse :

- Ne m’en parlez pas, Mme Cadet. Je me demande bien ce que j’ai pu rater dans son éducation. Ah, je vous jure !

Il se dirigea rapidement vers l’arrêt de bus. Ça se passait souvent de cette façon à la maison. Son père étant parti peu après sa naissance, il n’y avait personne pour apaiser les fréquentes crises de colère maternelles.

Il monta dans le car. Son conducteur, le vieil Eugène Caron, un grincheux ventru au teint d’ivrogne, le foudroya de son regard injecté de sang.

- Fichu gamin, gronda-t-il. J’aurais pu t’écraser. Et alors, c’était pour qui les ennuis, hein ? À un an de la retraite, je te demande un peu... Allez, va t’asseoir !

Arthur vit Augustin, installé avec assurance sur la banquette du fond, qui lui faisait signe de laisser couler.

- Tu joues avec ta vie, l’artiste... dit Augustin en lui cognant les phalanges de son énorme poing.

Dans ses yeux, Arthur vit de l’amusement. Une pointe d’inquiétude, aussi. Il avait dû se tenir vraiment très près de la chaussée.

Arthur haussa les épaules, s’efforçant de paraître aussi détaché que son ami. Il se laissa nonchalamment tomber sur la banquette d’en face.

- Rien qu’un stupide bus, soupira-t-il en souriant.

Ils restèrent silencieux quelques instants. Puis Augustin secoua la tête, l’air un peu gêné.

- Je ne devrais pas te le dire, mon pote. Mais, enfin... tu connais ma mère...

            Arthur laissa échapper un petit ricanement. La mère d’Augustin, Mme Miller, une grosse dame extravagante à la coiffure rousse constamment défaite, était passionnée d’astrologie. Elle voyait dans Arthur un passionnant sujet d’étude.

- Je ne lui ai rien demandé, à ta mère. J’ignore pourquoi elle s’obstine à faire de moi son thème astral préféré.

- Tu sais comment elle est...

- Bon d’accord, qu’est-ce qu’elle a « vu » cette fois ?

Arthur avait appuyé sur ce mot en roulant comiquement les yeux. D’habitude, ça les faisait rire. Mais l’ombre de sérieux qui voilait le regard d’Augustin ne s’était toujours pas dissipée.

- En général, je me fiche complètement de ses élucubrations, répondit Augustin. Pourtant, cette fois, elle a eu l’air si convaincue qu’elle a presque réussi à me faire peur. Je n’entrerai pas dans le détail. De toute manière, je n’ai rien compris. « Saturne », « Scorpion », ce genre de truc... Il paraît que c’est vraiment noir pour toi en ce moment. Et, heu... ce qui vient d’arriver... Bref, aujourd’hui, les astres ne sont pas tes copains.

Le car freina brutalement. Les portes s’ouvrirent en émettant un bruit de vieux soufflet percé. L’attention d’Arthur fut attirée par des élèves qui attendaient dehors, serrés sous l’abri de bus.

- Aujourd’hui, ce n’est pas une journée pour les copains mais pour les copines, murmura-t-il en souriant, le regard fixé sur les adolescents agités et bruyants qui se préparaient à monter dans le car.

Au milieu d’eux se tenait, calme et souveraine, la belle, la majestueuse Léa. La respiration d’Arthur se bloqua. Les yeux bleus de la jeune fille se posèrent un instant sur lui. Il sentit une vague de frissons brûlants s’enrouler autour de son estomac.

- Et elle a insisté sur le car, ajouta Augustin.

- Hmm... Qui ça ?

- Comment « qui ça ? » Ma mère, bougre d’âne ! Hé, tu m’écoutes ?

- Oui, oui, je t’écoute, répondit Arthur en se levant sans lui prêter la moindre attention.

L’esprit bien loin d’Augustin et des divagations de sa mère, il se dirigea vers le siège où s’était assise Léa. Le car roulait à présent dans une rue étroite hérissée de gros pavés qui le faisaient brinqueballer comme une vieille carriole. Indifférent aux collégiens qui riaient autour de lui en se lançant des blagues idiotes, le regard fixé sur les cheveux blonds délicatement ourlés de mèches noisette de Léa, Arthur avançait en s’accrochant où il pouvait, déséquilibré par l’allure chaotique du bus, mais ferme dans sa décision.

Il se tenait à présent debout, à côté du siège de Léa. C’était décidé, aujourd’hui, il se lançait. Avant ce soir, elle et lui...

- Salut Mathgen ! dit Léa d’un ton mutin.

            Elle lui souriait, apparemment heureuse de le voir. Arthur avait compris depuis peu de temps que son amour pour elle était délicieusement réciproque. Un peu décontenancé par le bleu intense de ses yeux, qui agissait sur lui comme un vent chaud sur un feu de forêt, il resta un bref instant sans répondre. Il n’aimait pas le nom irlandais de son père mais, dans la bouche de Léa, ces sonorités dures se transformaient aussitôt en caresses...

- Hem… Salut Léa, ça va ? finit-il par répondre en avalant difficilement sa salive.

            Il trembla légèrement lorsqu’elle se leva. Léa était une fille forte, au tempérament résolu. Elle semblait elle aussi avoir décidé de dépasser le stade des échanges de regards timides et enamourés… Penchée en avant, elle s’apprêtait à lui faire une bise sur la joue... quand Roxanne Lambert, assise derrière le vieux Caron, se mit à hurler de toutes ses forces.

- Hiii ! Des araignées !! Des araignées !!

            Deux tâches noires étaient apparues sur l’épaule du vieillard. Des araignées, il y en avait toujours eu plein la maison d’Arthur, à cause du lierre épais qui recouvrait la façade de briques. Elles ne lui faisaient plus peur depuis longtemps. Mais il n’en avait jamais vu d’aussi grosses. Lorsqu’il les aperçut, le père Caron se leva à moitié de son siège en gesticulant.

- Arrhhh !!!  Je déteste ces bestioles ! Saletés !

Le vieil homme, à l’instar de Roxanne Lambert, avait visiblement la phobie des araignées. Il se tordit dans tous les sens, essayant de les chasser du revers de la main. Mais, à la grande surprise d’Arthur, celles-ci ne bougèrent absolument pas.

Le père Caron fut alors saisi d’une rage effrayante.

- Fichez le camp ! FICHEZ LE CAMP !! hurla-t-il en les frappant de ses mains larges comme des poêles à frire.

Les araignées se faufilèrent aussitôt sous son épaisse veste en velours. Pris de panique, le vieillard lâcha son volant. Quand Roxanne Lambert cria de nouveau, il était trop tard. Le père Caron n’avait pas vu le feu rouge, ni le camion qui venait de surgir devant eux. Il y eut un grand choc. Arthur et Léa furent projetés au sol dans un fracas de tôles.

Des cris retentirent. Le klaxon bloqué du camion emplissait la rue de son sifflement strident. Des passants accoururent.

Le père Caron, courbé sur son volant, se frottait lentement la tête en gémissant. Arthur, allongé sur Léa, fut piétiné par quelques élèves affolés qui cherchaient à quitter précipitamment le car. Il avait essayé de la retenir, de la protéger, mais il était tombé avec elle.

- Léa ? Tu m’entends ?

Léa, ne répondait rien. Les yeux fermés, elle semblait dormir paisiblement.

- Léa ! cria-t-il, soudain en proie à la panique.

Il sentit une main puissante le tirer en arrière et le remettre debout.

- Arthur, comment tu te sens ? demanda Augustin.

- Je vais bien, je vais bien. Mais Léa...

- Tu as vu ta tête ?

            Arthur se passa la main sur son front, devenu subitement douloureux. Du sang coulait entre ses doigts. Il se rappela que, dans sa chute, il avait heurté le dossier métallique d’un siège.

Alors il se sentit submergé par une sorte de vague glacée, comme s’il se noyait sous la banquise... Une violente nausée lui serra la gorge. Puis il n’entendit plus rien et tout devint noir.

 

*

 

Quand Arthur se réveilla, il se trouvait dans un lit qui n’était pas le sien. Pas de couette. À la place, des draps un peu rêches, bordés trop fort, qui lui serraient les pieds. Il distingua les contours un peu flous d’une chambre d’hôpital aux murs bleus et nus, avec des odeurs de médicament flottant dans l’air.

Assis à côté du lit se tenaient Augustin et Mme Miller. La grosse dame rousse avait dans le regard une expression affolée qu’elle s’efforçait de dissimuler.

- Comment ça va ? demanda Augustin.

C’était comme si on avait tapé sur sa tête à coups de marteau. Il avait la bouche pâteuse et les murs tanguaient comme des montagnes russes détraquées.

- Hmmm..., murmura-t-il.

- D’après l’infirmière, les effets du choc vont disparaître assez vite, dit la mère d’Augustin dans un souffle.

            Arthur sentait qu’il reprenait lentement contact avec la réalité. L’accident lui revint en mémoire. Il se revit tombant sur Léa...

- Mon pauvre vieux, dit Augustin, tu nous as fichu une belle trouille. Moi, j’ai vraiment cru que tu allais y rester.

- Comment va Léa ? articula-t-il avec difficulté.

Devant le mutisme d’Augustin et de sa mère, Arthur se sentit devenir tout froid.

- Qu’est-ce qu’elle a ? répéta-t-il.

Mme Miller posa sa main sur son bras.

- Elle n’est pas morte, ne t’inquiète pas. Mais c’est plus grave que toi. Pluton en Maison 8, l’influence de Saturne… ça ne pardonne pas. Vous avez le même thème astral elle et toi, ajouta-t-elle en détournant les yeux.

            Mme Miller secoua la tête en ajoutant sur un ton de résignation, plus pour elle-même que pour les deux garçons : « Les astres, les astres... Ils sont trop forts pour nous... » Puis elle se mit à fixer obstinément un coin de la chambre, derrière Arthur, sans plus lui accorder la moindre attention.

Il la regarda sans comprendre.

- Léa a reçu un gros choc à la tête, expliqua Augustin. Elle est dans le coma. On ne sait pas quand elle va en sortir.

Arthur resta silencieux quelques instants, abasourdi.

- Je vais aller la voir, dit-il d’un ton décidé.

- Pas question pour l’instant de vous lever, jeune homme !

Une infirmière venait d’entrer, un petit plateau à la main avec des médicaments et un gobelet.

- Vous allez prendre quelques cachets.

- Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai ?

- Rien de grave, mais un léger traumatisme tout de même. Vous devez vous reposer.

Arthur soupira.

- Et ma mère ? demanda-t-il à Augustin.

- Je l’ai appelée. Elle viendra en fin de journée, après son travail, dit Mme Miller, qui semblait revenue dans le monde réel.

            Après son travail, c’est-à-dire quand elle aura cuvé son vin, pensa amèrement Arthur. Le regard gêné d’Augustin, et celui, pudiquement baissé, de Mme Miller, étaient parfaitement éloquents.

- Je vais rester ici combien de temps ?

- Jusqu’à demain, en observation, répondit l’infirmière en quittant la pièce.

Augustin plongea la main dans un grand sac.

- Tiens, dit-il, je t’ai apporté ton cahier à dessin...

En voyant son ami lui tendre des crayons et un épais cahier à spirales, Arthur sentit son cœur se soulever de reconnaissance. Ce cahier, c’était toute sa vie. Il passait des heures à imaginer ses mangas. Pour supporter sa mère et l’absence de son père, cet Irlandais qu’il n’avait jamais connu et qui s’était dépêché de rentrer dans son pays après sa naissance sans plus jamais donner signe de vie.

Chaque soir, il dessinait les aventures de son héroïne, Spider Lily, la tueuse. Petite et mince comme lui, les mêmes cheveux noirs, les mêmes grands yeux verts en amande. Ses lèvres relevées dans un petit sourire cruel, elle portait une araignée tatouée sur chaque avant-bras. Il l’avait vue une nuit, en rêve, pourchasser les criminels dans une ville immense illuminée de néons rouges, habitée par le mal et la corruption, et qu’il avait nommée Malapertuis en souvenir du Roman de Renart dont il avait lu une adaptation dessinée.

Il décida qu’il passerait l’après-midi allongé sur son lit à améliorer les décors de cette ville du crime, qu’il imaginait immense, tentaculaire et plus dangereuse encore que Gotham City, la mégapole de Batman. Ça lui permettrait de ne pas trop penser à Léa.

- Nous devons nous en aller à présent, dit la mère d’Augustin.

- D’accord. Merci pour le cahier.

- Pas de quoi, répondit son ami en souriant. Tu me montreras tes dessins, grand artiste ? J’adore Spider Lily, je crois bien que je suis amoureux d’elle.

- Alors c’est toi qui as besoin d’être soigné, répondit Arthur en riant.

- « Spider Lily » ? demanda Mme Miller, intriguée. Qui est-ce ?

- L’héroïne de ma BD.

- C’est bizarre de porter un nom d’araignée, dit Mme Miller avec une grimace de dégoût. Quoique... Pourquoi pas, après tout ? Pour certains peuples africains, l’araignée a créé le soleil, la lune et les étoiles. Elle aurait l’étrange faculté de passer d’un monde à l’autre...

- C’est juste qu’il y en a partout chez moi, dans toute la maison. J’en vois chaque soir sur le parquet de ma chambre.

- Ah ? C’est donc comme... une source d’inspiration.

            Mme Miller semblait étonnée que le monde réel puisse présenter quelque intérêt.

- Oui. Une inspiration quotidienne.

La vérité, c’était qu’Arthur avait eu tellement peur, quand il était petit, de toutes ces araignées qui envahissaient sa maison, qu’il en avait longtemps fait des cauchemars. Il ne voulait pas l’avouer devant Augustin, mais appeler ainsi son héroïne avait été une manière d’exorciser cette peur. Et ça avait marché. À présent, il les considérait comme des compagnes, à qui il parlait parfois, dans ses moments de solitude.

- La Grande Araignée cosmique ! s’exclama soudain Mme Miller en levant les yeux vers le plafond. Les astres nous dominent, ajouta-t-elle en frissonnant, le regard fixe, les mains ouvertes dans un geste de prière. Ils nous enferment, nous enserrent dans leur immense toile métaphysique...

- À demain, lança Augustin en entraînant sa mère par le bras.

Mme Miller eut juste le temps d’ajouter avant que la porte ne se referme sur elle :

- Pas moyen d’échapper aux astres !

 

II

 

Une semaine avait passé depuis l’accident. Arthur était retourné au lycée et avait rendu plusieurs visites à Léa. Il lui avait parlé mais elle n’avait jamais ouvert les yeux. Une fois, ses paupières avaient bougé très doucement. Il l’avait dit à la mère de Léa, qui ne quittait jamais la chambre de sa fille, et ils s’étaient penchés tous les deux le plus près possible de son visage. Mais rien ne s’était passé. Léa ne l’entendrait probablement jamais plus... Cette pensée lui donnait un goût de cendre dans la bouche. Comment vivre sans Léa ?

Un matin, il s’installa en cours de SVT sans prêter attention aux autres élèves qui prenaient place autour de lui. D’humeur maussade, il n’accorda pas un regard à Augustin, qui l’observait d’un œil interrogateur. C’était un matin froid et pluvieux, il avait mal dormi et sa mère avait été obligée de le secouer pour qu’il sorte du lit. Toute la nuit, il avait fait des cauchemars oppressants. Il comptait bien profiter du cours pour rattraper son sommeil. M. Fabri était un professeur plutôt tolérant, ça n’allait donc pas poser trop de problème... Confortablement installé sur sa chaise, les coudes sur la table, la tête dans les mains, il commença à rêvasser, indifférent au cours qui débutait et à sa voisine de table qui fouillait dans sa trousse à la recherche de son stupide stylo en forme de tétine.

Une agréable torpeur ne tarda pas à l’envahir. La classe était loin à présent, la voix de M. Fabri s’estompait... Tout à coup, un petit homme apparut devant lui. Il était minuscule, affublé d’une barbe noire, d’un nez enflé couvert de pustules, avec de grandes oreilles et des yeux luisants de méchanceté...

- ÇA ALORS ! hurla l’apparition, tu es REVENU ?! Cette fois, en tout cas, ta sœur n’est pas là pour te protéger !

L’être étrange éclata d’un rire féroce. Puis il fit un pas vers Arthur et lui asséna une violente gifle.

Arthur, stupéfait, entendit un grand cri. C’était Amandine Dubreuil, sa voisine. Elle se tenait debout, une main devant la bouche, en le fixant avec des yeux exorbités.

- Monsieur ! Arthur, il saigne !

Le regard d’Arthur tomba sur son cahier ouvert. Incrédule, il vit des gouttes de sang qui s’écoulaient rapidement de son nez en s’écrasant sur le papier comme de curieuses petites fleurs rouges.

Des chaises raclèrent le sol, les élèves se levaient, fascinés. Il y avait du sang partout, sur son cahier et son livre. Hébété, ne sachant que faire, incapable de comprendre ce qui lui arrivait, il gardait les yeux rivés sur ce sang qui commençait à former une petite flaque sur la table. La grosse voix de M. Fabri s’éleva :

- On se calme ! Je veux voir chacun d’entre vous assis. Kevin, descends de ta chaise immédiatement ! Et toi, Arthur, montre-moi ça.

Le professeur se pencha vers Arthur.

- Hmm. Bon, c’est un sérieux saignement. Tu as des allergies en ce moment ? Le pollen, peut-être ? Tiens, prends ce mouchoir. Pose-le sur ton nez. Qui est délégué de classe ? Ah oui, Miller, c’est vrai j’avais oublié. Allez Augustin, tu l’accompagnes à l’infirmerie. Et ne traînez pas en route, tous les deux.

Arthur, serrant le mouchoir en papier sur son nez, rejoignit Augustin qui l’attendait debout, un peu pâle. Ils se dirigèrent ensemble vers la porte.

- Mathgen et Miller, toujours prêts à n’importe quoi pour se faire remarquer, murmura ironiquement Stéphane Georget...

            Quand il passa près de lui, Augustin lui fit ravaler sa remarque par une petite claque derrière la tête.

- Miller ! cria M. Fabri, tu te prends pour qui ?

            Les deux amis quittèrent précipitamment la salle en feignant de n’avoir rien entendu. Une fois dans le couloir, Augustin attrapa Arthur par le bras.

- Dis donc, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

- Comme si je le savais ! Je me suis endormi, je crois. J’ai fait un rêve. Une sorte de nain m’a giflé... Et puis voilà.

            Augustin le regarda avec suspicion.

- « Et puis voilà » ? Dis donc, tu ne prétends tout de même pas que c’est cette gifle qui t’a fait saigner du nez ?

- Ce nain, reprit Arthur sans se préoccuper de la question d’Augustin, j’ai déjà rêvé de lui. Pas plus tard que la nuit dernière...

            Il s’aperçut qu’Augustin le fixait avec un regard bizarre. Comment aurait-il pu lui en vouloir ? Arthur prenait lentement conscience des implications de ses propres paroles. Il n’allait quand même pas prétendre qu’une baffe reçue en rêve l’avait fait saigner...

            Les deux amis empruntèrent en silence le long couloir vers l’infirmerie. Augustin lui lançait de temps en temps un regard en coin, pendant qu’Arthur, soucieux, réfléchissait à sa mésaventure. Soudain ils entendirent une voix menaçante.

- Miller et Mathgen ! Qu’est-ce que vous trafiquez ?

            Goëtzi se tenait derrière eux. Ils le regardèrent, interloqués. Ils ne l’avaient pas vu lorsqu’ils avaient quitté la salle de classe.

- Alors ? J’attends.

            La voix de Goëtzi était grinçante comme la porte d’un manoir hanté. Les poings sur les hanches, il examinait Arthur et Augustin de son œil torve, les lèvres légèrement retroussées. Impressionné par cette silhouette maigre au regard hostile, Arthur se demanda un instant si Goëtzi avait l’intention de les mordre.

- M. Fabri nous a envoyés à l’infirmerie, répondit Augustin. Vous voyez mon ami ? Il saigne du nez.

            Le regard de Goëtzi sembla se teinter de rouge. Il s’approcha d’Arthur.

- Fais voir !

            Goëtzi lui arracha brutalement le mouchoir des mains d’Arthur, plaqua ses doigts secs et râpeux sur son nez sanguinolant et souleva ses narines d’un geste brusque, comme s’il voulait en voir le fond.

- Aïe ! Vous me faites mal ! cria Arthur.

            Une colère étrange, inhabituelle, s’empara alors de lui. Il allait frapper cette sale fouine de Goëtzi ! D’une main ferme, sans réfléchir, il s’empara du poignet du surveillant et le serra de toutes ses forces. Les articulations de ses doigts blanchirent aussitôt sous la puissance de son étreinte. Goëtzi se libéra d’un geste sec.

- J’vois rien, dit le surveillant d’un ton aigre. Y a rien du tout là-dedans. Tu t’es mis ce sang sur le nez pour tirer au flanc, Mathgen. Tu veux te la couler douce, mais ce genre de finesse ça prend pas avec moi.

            La stupeur envahit Arthur. Sa colère s’évanouit aussitôt, faisant place à l’indignation.

- Quoi ? Mais pas du tout !

- Et d’abord, est-ce que c’est bien du vrai sang ? demanda Goëtzi en fixant du regard sa main rougie par le sang d’Arthur.

            Et, sans attendre de réponse, le surveillant se lécha lentement les doigts, en fermant les yeux. Goëtzi se mit à sourire de plaisir, comme s’il était en train de goûter une bonne pâtisserie. Arthur resta bouche bée devant ce spectacle répugnant. Puis le surveillant tourna les talons.

- Fichez le camp, leur lança-t-il par-dessus son épaule. Et il s’éloigna sans plus s’intéresser à eux.

            Lorsque Goëtzi eut disparu, Arthur secoua la tête, choqué.

- Écœurant, absolument écœurant ! C’est lui qui aurait besoin d’un séjour à l’infirmerie. Pour un traitement lourd. Non mais, quel malade !

- Bof, il n’a pas été pire que d’habitude.

            Arthur fut abasourdi par le ton léger d’Augustin.

- Quoi ? Comment tu appelles ce qu’il vient de faire ? Si ce n’est pas de la folie pure...

            Cette fois, Augustin regardait Arthur comme s’il portait des grelots aux oreilles.

- Qu’est-ce que tu veux dire exactement, Arthur ?

            Décontenancé, celui-ci répondit en bafouillant un peu :

- Mais, heu... voyons, tu l’as quand même vu lécher mon sang, non ?

            Les yeux d’Augustin s’arrondirent tellement qu’Arthur crut qu’ils allaient tomber de leurs orbites.

- Qu’est-ce que tu racontes ? répondit Augustin, l’air subitement mal à l’aise. Il nous a seulement dit de ne pas traîner dans les couloirs sinon il nous collait tout le mercredi.

            Augustin semblait sincère. Et inquiet, aussi. Arthur sentit son corps se figer comme un glaçon. Il devait se rendre à l’évidence : il avait encore rêvé. Pourtant tout ça avait eu l’air si réel. Il se sentait sur le point de perdre pied.

- Mais enfin qu’est-ce qui se passe ? Je... bredouilla-t-il.

            Augustin posa sa main sur l’épaule de son ami, faisant un effort visible pour se montrer rassurant.

- Tu es encore sous le choc de l’accident. C’est normal. Dans quelques jours, tu te sentiras mieux.

            Tout à coup, les petits pas vifs de Mlle Labarthu retentirent en claquant quelque part dans les couloirs.

- Attention, voilà l’autre dingo qui se ramène, murmura Augustin. On ferait mieux de gagner en vitesse l’infirmerie.

- C’est ça, souffla Arthur. Dépêchons-nous.

            Pendant qu’ils se hâtaient, Arthur sentit l’angoisse qui lui nouait lentement l’estomac. Il se demandait s’il devenait complètement fou.

 

*

 

Vingt minutes plus tard, Augustin et Arthur revenaient de l’infirmerie et se dirigeaient vers la salle de cours de M. Fabri. Mme Dessaintes s’était contentée de nettoyer le nez d’Arthur et de lui prodiguer des paroles réconfortantes après avoir pris sa tension, qui était excellente. Le sang s’était arrêté de couler, et il semblait en parfaite santé. Elle aussi pensait qu’il s’agissait d’un simple traumatisme émotionnel. Arthur se remettait lentement de l’accident de bus, voilà tout. Peut-être sa mère ferait-elle bien de l’emmener consulter un psychologue...

- Allez, dit Augustin. Parle-moi de ce drôle de type que tu as vu en rêve, celui qui t’a flanqué une gifle. Je sais que tu en meurs d’envie.

- Eh bien... hésita Arthur. Je ne sais pas. Dessaintes a sans doute raison. Et puis, ce qui est arrivé à Léa m’a remué...

- Tu peux le dire, approuva Augustin. Tu es allé la voir presque tous les jours, sans prendre le temps de te reposer.

            Arthur hocha la tête. Mais il n’était pas entièrement convaincu par ces explications. L’apparition avait été si réelle, et cette gifle si forte... Il en sentait encore la douleur cuisante sur sa joue.

            Il garda le silence jusqu’à ce qu’ils parviennent dans le couloir de la salle des professeurs, au rez-de-chaussée. Augustin avait suggéré ce léger détour pour faire durer le plaisir de leur escapade.

- Et aussi, il faut que tu voies ce que Fouquelin nous a fait faire pendant que tu étais à l’hôpital. Tous les élèves de Seconde étaient réunis. Je te préviens, tu ne vas pas t’en remettre.

            Ce projet chassa les sombres pensées d’Arthur.

- D’accord, répondit-il d’un ton enjoué.

            Fouquelin, le professeur d’arts plastiques, était un petit bonhomme gros et débonnaire, dont les idées farfelues irritaient Deber. Ce dernier avait refusé avec mépris son projet de repeindre l’une des façades du lycée avec des tags et des graffitis. Mais, exaspéré par la persévérance du professeur, il avait fini par accepter qu’on transforme l’un des couloirs de l’établissement en caverne de la préhistoire. Le jour de la mise en œuvre, il y avait eu une belle pagaille. Des dizaines d’élèves avaient passé des heures à appliquer partout sur les murs leurs mains barbouillées de peinture. Fouquelin leur avait expliqué que de telles traces étaient certainement dues à des rituels chamaniques pratiqués par les hommes de la préhistoire. Ces artistes primitifs cherchaient vraisemblablement à établir un contact avec des forces surnaturelles qu’ils pensaient dissimulées derrière les parois de leurs cavernes. Depuis, on appelait ce lieu du lycée la Grotte préhistorique.

            Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans cette fameuse « grotte », un très long couloir non loin de la salle des professeurs, qui aboutissait à une porte donnant sur la cour. Entièrement dénué de fenêtres, ce couloir était vaguement éclairé par quelques fins néons jaunes fixés au plafond, qui le plongeaient habituellement dans une lumière si faible et tremblotante que personne ne l’empruntait. Il n’était guère surprenant que Deber ait concédé aux élucubrations de Fouquelin ce lieu déserté de tous.

- Hallucinant, non ? dit Augustin d’un ton goguenard.

            Arthur en avait le souffle coupé. Des empreintes de mains dégoulinantes de peinture noire, blanche et rouge couvraient du sol au plafond les murs du couloir. Des centaines et des centaines de mains, partout...

            Il regarda Augustin, incrédule.

- Tu as l’air consterné, ajouta Augustin en riant.

- Tu peux le dire. Finalement, j’ai eu de la chance d’être à l’hôpital ce jour-là.

- Le pauvre Fouquelin, s’il t’entendait, s’esclaffa Augustin.

            Arthur sentit aussitôt une petite pointe de culpabilité au fond de sa poitrine. Il aimait bien Fouquelin. C’était lui qui l’avait encouragé à dessiner ses mangas. À présent que sa bande dessinée était pratiquement achevée, il envisageait de la proposer à un éditeur. Sans ce professeur un peu illuminé, Arthur n’aurait sûrement jamais mené à bien son projet.

Tout à coup, ils entendirent des éclats de voix un peu plus loin derrière eux, non loin de la salle des professeurs. Sur la pointe des pieds, ils allèrent voir ce qui se passait. C’était Mme Sébillet, une enseignante d’Allemand. Elle s’en prenait au jardinier du lycée, un vieil homme maigre, voûté, au regard vide, que tous surnommaient « Papy Crapaud » parce qu’il avait de bons gros yeux vitreux et un éternel filet de bave au coin de la bouche.

Papy Crapaud habitait une petite maison juste derrière celle qu’occupaient Arthur et sa mère. C’était un gentil voisin, toujours prêt à faire de menues réparations chez eux, et avec qui Arthur aimait bien discuter par-dessus la clôture. De temps en temps, il venait voir les Mathgen et leur montrait comment entretenir leur potager, l’une des fiertés d’Arthur, avec ses dessins.

Papy Crapaud était tout l’opposé de leur autre voisine, Mme Cadet. Le vieillard lui demandait souvent des conseils culinaires. Il avait alors l’habitude de lui poser affectueusement une main sur l’épaule en réclamant d’une petite voix chevrotante une recette de biscuit. En guise de réponse, Mme Cadet levait les yeux au ciel avec exaspération. Puis elle se dégageait de la prise maladroitement bienveillante de Papy Crapaud en secouant ostensiblement son épaule, avant de promettre de venir le voir dans sa minuscule cuisine. Ce que, bien entendu, elle ne faisait jamais... Les gens manifestaient généralement du mépris pour Papy Crapaud, qui semblait ne jamais s’en apercevoir.

Mme Sébillet et Papy Crapaud se tenaient tous les deux devant la porte de la salle des professeurs.

- Mais enfin, c’est tout bonnement incroyable, glapissait Mme Sébillet. Voilà des semaines que nous réclamons la réparation de cette serrure ! J’ai des photocopies à faire, Monsieur, heu... Crapaud, et mon cours commence dans quinze minutes !

            Elle aurait dû s’y prendre à l’avance, pensa Arthur. Sébillet improvise toujours ses cours. La voilà qui fait payer à ce pauvre Papy Crapaud sa propre négligence...

            Le vieil homme s’affairait sur la serrure comme si sa vie en dépendait. Mais rien n’y faisait. La porte ne s’ouvrait pas. Résigné, il regarda Mme Sébillet d’un air contrit.

- Ah, voilà Monsieur Tibério ! rugit celle-ci. Peut-être allez-vous résoudre notre problème, vous ? Vous êtes certainement moins empoté !

            Le concierge était apparu dans le couloir. Ses yeux noirs et glacés les regardaient avec ironie.

- Allons, dépêchez-vous, ordonna Mme Sébillet en élevant davantage la voix. Nous vous attendons, Monsieur Tibério !

Tibério avançait avec nonchalance, les mains dans les poches, insolent... Quant à Papy Crapaud, sa tête un peu plus enfoncée dans ses vieilles épaules voûtées, il regardait ses clés d’un air coupable.

- J’sais pas ce qui s’passe, bredouilla-t-il en remuant ses grosses lèvres pendantes. C’est p’t-êt’ pas les bonnes clés ?

- Pas les bonnes clés ! PAS LES BONNES CLÉS ! cria Mme Sébillet en levant les bras au ciel.

Ce geste brusque eut pour effet d’ouvrir l’énorme sac qu’elle tenait à bout de bras. Plusieurs paquets de copies tombèrent sur le sol.

- Aaahhh ! ce n’est pas mon jour ! ce n’est décidément PAS mon jour !

- Faut pas vous en faire, ricana Tibério en s’approchant. Je vais vous l’ouvrir, cette chiennerie de porte.

            Tibério arracha le trousseau de clés des mains du pauvre Papy Crapaud puis pencha sa longue silhouette décharnée sur la porte. Il avait l’air d’un chat sauvage sur le point d’arracher le cœur d’une souris.

Après avoir examiné quelques instants la porte, il donna trois ou quatre petits coups secs et sonores sur la serrure avec la pointe d’une des clés...

- Quand une porte s’ouvre pas, je la frappe au nerf, expliqua Tibério en lançant à Papy Crapaud et Mme Sébillet un long regard énigmatique.

Puis il glissa la clé dans la serrure et la tourna brutalement. La porte s’ouvrit comme par enchantement sous les yeux ébahis de Papy Crapaud.

- Faut savoir s’y prendre, laissa tomber Tibério d’une voix sèche. Mais toi, Crapaud, tu sais pas t’y prendre. Avec rien. Jamais. Un incapable qu’y faudrait pas tarder à virer, voilà ce que t’es.

            Papy Crapaud baissa la tête, vaincu par tant de méchanceté. Mme Sébillet rougit d’indignation.

- Mais... comment osez-vous, monsieur Tibério?

- Ça vaut aussi pour vous, répondit-il en la regardant avec mépris. Puis il s’éloigna en ricanant de plus belle.

            Augustin et Arthur, qui s’étaient tenus prudemment cachés, se regardèrent avec colère. Que Tibério s’en prenne à Sébillet, ça allait. Mais pas au bon vieux Papy Crapaud ! Arthur était révolté.

- Il ne perd rien pour attendre, ce sale Tibério, grogna-t-il.

- Et qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu ferais mieux d’oublier ce qu’on vient de voir, répliqua Augustin.

            Arthur secoua la tête.

- Tu as raison. Retournons au cours de Fabri.

            Lorsqu’ils entrèrent dans la salle de SVT, une sourde fureur lui serrait encore l’estomac.

 

*

 

Après le cours de M. Fabri, les élèves allèrent s’éparpiller dans la cour de récréation. Quand les deux amis étaient entrés dans la salle, tous les regards s’étaient posés sur Arthur. Un murmure avait parcouru l’ensemble de la classe. Arthur avait toujours eu la réputation d’être un peu bizarre. Certains le surnommaient « le Gothique », simplement parce qu’il dessinait des personnages affublés d’épées et d’armures étranges. À présent, il sentait bien qu’un fossé insondable et définitif allait se creuser entre lui et ses condisciples.

Laissant Augustin discuter avec ses copains de l’équipe de rugby, il alla s’installer seul sur un banc pour réfléchir à ce qui venait de lui arriver. D’abord cette étrange apparition, puis le comportement troublant de Goëtzi...

- Ça va, Mathgen ?

            Devant lui se tenaient Roxanne Lambert et deux de ses copines d’une autre classe qu’il ne connaissait que de vue. Elles l’observaient avec une intense curiosité. Trois pestes, toujours prêtes à dire du mal des autres et à répandre des rumeurs stupides. Le mois dernier, quand Augustin avait été absent une semaine à cause d’une grippe, elles avaient fait courir le bruit qu’il avait la méningite.

Il pensa au tableau de Füssli reproduit dans le manuel de français. Trois vilaines sorcières aux nez crochus, leurs longs doigts tordus pointés vers... lui !

            Il allait se débarrasser vite fait de ces petites pestes.

- Nooon, ça va paaas, dit-il en roulant de grands yeux et en se tordant la bouche. Éloignez-vous, je crois bien que le sang va gicler de mes oreilles.

            Les trois filles le fixèrent d’un air effaré.

- Non mais quel idiot ! lâcha l’une d’elles avec dégoût.

- Il se croit malin, ton copain ?

- Ce n’est certainement pas mon « copain », répondit Roxanne Lambert en insistant sur ce dernier mot avec tout le dédain dont elle était capable.

Tu parles, songea Arthur. C’est quand même toi qui m’as fait des avances au début de l’année...

- Tu as des nouvelles de Léa ? reprit Roxanne en plissant son nez.

Là, qu’est-ce que je disais ? pensa Arthur. Il la regarda en silence quelques secondes avec une pointe d’ironie dans les yeux.

- Pour autant que je le sache, elle va... bien, dit-il.

- Qu’est-ce que tu feras si elle meurt ?

            Roxanne Lambert avait prononcé ces mots glacés avec un tel mépris qu’il en eut le souffle coupé.

- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

            Il sentit un flot de lave incandescente jaillir dans le creux de son estomac.

- Tu ferais mieux de filer, ajouta-t-il, la voix tremblante de colère.

            Son expression devait être effrayante car les trois chipies tournèrent aussitôt les talons sans demander leur reste. Roxanne Lambert lui lança un dernier regard de défi avant de hausser les épaules et de disparaître avec ses deux amies dans la foule des élèves.

- Calme-toi, murmura-t-il à lui-même. Elle n’en vaut pas la peine.

            Son cœur battait à toute vitesse, il sentait monter un flux de rage qui venait gonfler douloureusement ses tempes.

Calme-toi, calme-toi...

Tout à coup, une sorte de voile rouge l’enveloppa. La tête lui tourna quelques secondes et il vit le sol tanguer sous ses pieds. Affolé, il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, il se trouvait dans une clairière au cœur d’une forêt. Trois petits hommes hirsutes aux longs cheveux noirs et vêtus de peaux de bêtes le regardaient en fronçant les sourcils.

- C’est lui, le frère à l’Araignée ?

- Ouais, j’crois bien... L’est moins fiérot que sa sœur.

            Arthur, abasourdi, restait silencieux, les yeux fixés sur cette stupéfiante apparition. L’un des petits hommes s’adressa brutalement à lui :

- Saleté d’Araignée ! Regarde ça, avorton ! La dernière fois que j’l’ai vue, ta sœur, elle m’a arraché deux doigts.

Le petit être secoua sa main sous les yeux d’Arthur. Elle était sale, épaisse et couverte de poils. Il y manquait l’index et le majeur. La coupure n’était pas nette, des morceaux de chair noire remuaient avec colère pendant que la main s’agitait.

- T’es là parce que, dans ton monde, les choses se déglinguent, c’est ça ?

            Arthur secoua la tête en signe d’incompréhension.

- Se… déglinguent ? balbutia-t-il.

- Ouais. Se « déglinguent », répéta le petit homme en singeant avec ironie la surprise d’Arthur. Les choses se défont, se désorganisent... On t’a fait venir ici pour cette raison, pas vrai ?

            Arthur sentit une sueur froide couler sur sa nuque.

- Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il en tremblant.

- Nous ?

Ils se regardèrent.

- C’est vrai. Qui on est ? demanda l’un d’eux, en ayant l’air de réfléchir intensément.

- Voyons, voyons... Bonne question, ça. Et qui demande réflexion...

- Ouais, ça demande réflexion, acquiesça le troisième, sans quitter Arthur du regard.

Tout à coup, ils éclatèrent d’un grand rire féroce.

- On est des Farfadets ! hurlèrent-ils en se penchant vers lui.

- On bouffe les sales gamins comme toi, minus !

- On détruit tout ce qu’on voit !

- On ravage, on extermine, on ratiboise !

- Et on en est vachement fiers !

- Ouais, vachement fiers !

Le Farfadet aux doigts coupés cessa brusquement de rire.

- Maintenant, c’est à mon tour de te couper les doigts, dit-il en grinçant des dents. Et peut-être bien que j’vais t’arracher les bras aussi...

Il se tenait si près qu’Arthur pouvait sentir son haleine. Elle empestait la viande crue. Les deux autres éclatèrent à nouveau de rire.

- Ouais, ouais. Les bras !! Ha, ha, ha !!

- Et la tête, et la tête, cacahouète ! hurla le Farfadet aux doigts manquants.

Puis, sans attendre, ils se jetèrent sur lui.

Arthur eut juste le temps de bondir sur le côté et de s’enfuir à toutes jambes en direction de la forêt qui les environnait. Mais il n’alla pas loin. Les trois Farfadets, rapides comme l’éclair, le rattrapèrent et le jetèrent au sol. Puis ils le traînèrent dans l’herbe humide en le tenant par les chevilles.

Arthur se débattit avec énergie.

- Lâchez-moi ! cria-t-il.

- Silence !

- Tu penses tout de même pas qu’on va te laisser filer comme ça ? On a un compte à régler avec ta sœur, la Reine des Araignées. Tu crois que ça lui fera plaisir de voir ta tête se balancer au sommet de l’Arbre-aux-Corbeaux ?

- Ouais. L’Arbre-aux-Corbeaux. C’est là qu’on va. Et on ira plus vite si tu cesses de t’agiter, morveux !

- Mais je n’ai pas de sœur ! hurla Arthur. Je suis fils unique !

À sa grande surprise, ils s’arrêtèrent et le regardèrent attentivement.

- Répète un peu ?

- Je dis que je suis fils unique. C’est vrai, je le jure.

- Ah ouais ?

Sur leurs visages, Arthur pouvait lire une intense stupéfaction.

- Comment tu fais pour sentir vrai, l’avorton ? Réponds !

- Que… quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

- Écoute bien, minus. Nous, les Farfadets, on sait toujours quand quelqu’un ment. On le sent. Il y a une odeur pour le vrai, une autre pour le faux. Et toi, tu pues la vérité...

- C’est louche ! ajouta l’un des Farfadets.

- Ouais, c’est très très louche ! dit un autre Farfadet en lançant un douloureux coup de pied dans les jambes d’Arthur.

- Où as-tu appris à mentir aux Farfadets ? Parle ! C’est sûrement pas grâce à ta sœur. Elle connaît pas cette magie-là.

- C’est Odinn ? Hein ? C’est ce vieux bouc qui t’a enseigné le truc ? Je me doutais bien que ta sœur fricotait avec les Vikings.

Mais le troisième Farfadet secoua énergiquement la tête.

- Non, attends ! C’est pas possible, pas Odinn. On donne toujours à bouffer à ses saletés de corbeaux. Pourquoi le Vieux utiliserait sa magie contre nous ?

- Je te rappelle que tu as mordu un de ses piafs le mois dernier !

- Mais c’est parce qu’il essayait de me voler ma part de cadavre !

Les trois Farfadets commencèrent à se quereller. L’un d’entre eux donna un coup de poing sur celui qui avait les doigts coupés. Une violente bagarre commença. Ils roulèrent tous les trois dans l’herbe en se tapant dessus.

- Bon, y en a marre !

Un Farfadet s’était relevé, le nez rougi et enflé par les coups qu’il avait reçus.

- Odinn ou pas, tu vas y passer, minus.

Le Farfadet s’approcha d’Arthur. En souriant méchamment, la petite créature sortit de sa tunique un couteau à la lame épaisse et pointue. L’acier projeta un éclair bleuté. Arthur frissonna de terreur.

D’une main, le Farfadet le saisit à la gorge et le plaqua sur l’herbe.

- Arrêtez ! cria-t-il quand le Farfadet leva le couteau sur lui.

Arthur ferma les yeux. Tout à coup, il sentit une petite pluie chaude sur ses joues. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le Farfadet immobile, la main levée, tenant toujours son couteau. Mais ses pupilles étaient devenues blanches, et son sang coulait à grosses gouttes car une flèche sortait de son front.

- Sombrebois ! Les Vikings !

- Sauvons-nous, camarade !

Les deux autres Farfadets s’enfuirent à toute vitesse. Arthur entendit un bref instant les branches craquer sous leur passage. Puis le silence de la forêt les avala.

Il regarda autour de lui, mais il n’y avait personne dans la clairière.

Alors le paysage se fondit dans une espèce de brouillard, et Arthur se retrouva assis sur son banc de la cour du lycée, la tête enfouie entre ses mains.

 

III

 

- Non, Madame, votre fils n’est pas fou.

            Le docteur Nasier avait prononcé ces mots en secouant la tête avec énergie.

            Arthur aimait bien ce médecin qui s’occupait de lui depuis sa naissance. Grand et mince, avec des cheveux blancs et de petites lunettes rondes, il s’adressait toujours à lui d’une voix chaude et rassurante. D’habitude calme et réservé, le docteur Nasier parlait en donnant sur son bureau de petits coups secs de la pointe de son stylo, exaspéré par les propos de Mme Mathgen.

- Chère Madame, pour moi l’explication est très simple. Arthur est encore sous le choc de l’accident du car scolaire.

- Mais tout de même docteur, il a des hallucinations. Il voit des espèces de... de quoi déjà ?

            La mère d’Arthur avait appuyé sur ce mot avec un grand soupir d’agacement. Elle avait l’air encore plus exaspérée que le docteur Nasier. Arthur lui lança par en-dessous un regard prudent.

            Elle me prend pour un dingue, pensa-t-il. Jusqu’à présent, j’étais un bon à rien. Maintenant, je suis un détraqué...

- Des, heu, Farfadets, répondit-il d’une petite voix presque inaudible.

- Hein ? Ah oui. Des Farfadets. Vous vous rendez compte, docteur ? Des Far-fa-dets !

            Le docteur Nasier prit une profonde inspiration avant de regarder la mère d’Arthur droit dans les yeux.

- Madame, si vous voulez bien m’écouter, vous comprendrez qu’Arthur n’est pas fou. L’important, ce ne sont pas les Farfadets mais les images récurrentes de blessures, de sang, qu’il a dans ses... certains parleraient d’épisodes psychotiques, mais appelons cela des rêves éveillés. Ces images sont sans aucun doute des transpositions de la blessure qu’il a reçue à la tête lors de l’accident et qui lui a valu d’être hospitalisé quelques jours. Arthur a parlé aussi d’une reine des araignées. Comment ne pas y voir une traduction de sa peur face à un accident causé par des araignées ? Ah, vous ne le saviez pas ? Le vieux Caron a perdu le contrôle de son véhicule en chassant des araignées accrochées à son épaule... Le fait qu’Arthur imagine cette araignée comme une sœur exprime sa frustration de vivre, pardonnez-moi chère Madame, dans une famille éclatée. L’absence d’un père n’est jamais facile à vivre. Cette sœur imaginaire exprime le désir chez Arthur d’enrichir, de consolider son noyau familial. Enfin, si ces rêves se produisent au lycée, c’est parce que ce lieu est pour lui une source d’angoisses, de frustrations...

Trop fort ce docteur Nasier, pensa Arthur.

- Aussi, poursuivit le médecin, je vous recommande la plus grande patience envers votre fils. Dans ses rêves, il ne fait qu’interpréter la réalité. Qu’il prenne quelques jours de vacances à se consacrer à des loisirs.

            Il se tourna vers Arthur et lui lança un regard bienveillant.

- Je crois que tu aimes dessiner, Arthur. Quelques jours sans aller au lycée, pendant lesquels tu te consacreras au dessin, te feront le plus grand bien.

 

*

 

Trois semaines s’écoulèrent, calmes et monotones. L’hiver s’était installé, recouvrant de sa froide carapace neigeuse la petite ville de Saint-Patrice-du-Port.

Arthur semblait totalement remis. Il n’avait plus eu de cauchemar étrange. Comme le lui avait conseillé le docteur Nasier, il avait passé quelques jours à la maison, à dessiner, à faire du sport. Il aimait courir en suivant les petits chemins de campagne. Augustin lui avait rendu visite plusieurs fois. Pour lui changer les idées, il l’avait initié au kali, art martial philippin qu’il pratiquait avec passion. Arthur avait appris ainsi quelques rudiments de combat, d’abord à mains nues, ensuite armé d’un « stick », bâton léger en rotin qui vrombissait lorsqu’il était manié avec rapidité. Il avait été impressionné par cette escrime de rue, qu’il avait trouvée particulièrement efficace. Puis il était retourné au lycée.

Durant son absence, Roxanne Lambert avait répandu le bruit qu’il avait une maladie incurable et contagieuse. À présent, certains élèves refusaient de l’approcher.

Et Léa ne s’était toujours pas réveillée.

Ce matin-là, le cours de français se déroulait lentement, aussi déprimant qu’un long dimanche de pluie. Mme Longin parlait sans voir ses élèves. Les mots qui sortaient de sa bouche tombaient raides et glacés comme des gouttes de crachin. Maigre et ridée, vêtue d’un tailleur en laine vert pâle, elle faisait penser à un vieux chewing-gum sec, collé et oublié sous une chaise.

Arthur jeta un coup d’œil vers Augustin qui sortait sa trousse de sa sacoche, trois rangées devant lui. Le regard vague, son ami semblait déjà accablé par l’ennui.

- Aujourd’hui, articula lentement Mme Longin de sa voix aigre, nous allons entamer une réflexion sur les relations entre le texte littéraire et les images. Nous envisagerons d’abord l’image fixe, comme le dessin, la peinture ou encore la photographie. Quant à l’image mobile, le cinéma...

            Arthur dressa l’oreille. Irait-elle jusqu’à soutenir qu’une bande dessinée est aussi intéressante qu’un roman ? Que la psychologie des personnages, l’intrigue, l’enchaînement des péripéties étaient aussi riches ?

Non. Sûrement pas. Il lança un regard désabusé à Mme Longin. Debout face à la classe, celle-ci tenait un livre ainsi qu’une affichette collée sur du carton.

- Pour commencer, dit Mme Longin, nous allons considérer ce que dit un écrivain du xviie siècle...

Tout à coup, Arthur sentit un picotement sur son avant-bras. Une araignée tentait d’escalader son poignet. Surpris, il la repoussa brutalement d’un revers de main. Puis il l’observa. L’araignée avait toutes les peines du monde à se rétablir après la chiquenaude qui l’avait expédiée les pattes en l’air à l’autre bout de la table. Mais, au bout de quelques instants, l’animal parvint tout de même à se redresser.

Arthur secoua la tête, étonné. Une araignée, on ne peut pas deviner à quoi ça pense, se dit-il. Pourtant, il avait la nette impression qu’elle était en colère.

Lentement, l’araignée s’approchait à nouveau de sa main. Intrigué par cette persévérance, il décida de la laisser faire.

Chaque fois qu’il voyait une araignée de près, il s’émerveillait de sa propre désinvolture. Ses affreux cauchemars d’enfant étaient bel et bien derrière lui. À présent, elles pouvaient galoper sur le parquet de sa chambre ou s’installer paresseusement dans un coin du plafond pour tisser leurs toiles gluantes, il n’y prêtait plus attention.

L’araignée grimpa le long de ses doigts. Amusé, Arthur la laissa faire. Il pouvait presque sentir les poils soyeux de ses huit pattes lui caresser la peau. Puis il se pencha pour mieux la regarder...

Un visage ! Il y avait un visage sur le dos de l’araignée !

Arthur eut un mouvement de recul. Puis il se pencha de nouveau, les yeux écarquillés. Un tout petit visage de fille, avec un regard plein de colère, une bouche qui s’ouvrait et se fermait...

Soudain, l’araignée planta brusquement ses crocs dans la main d’Arthur. Sous l’effet de la douleur, il ferma les yeux en grimaçant.

Quand il les rouvrit, il se trouvait au milieu d’une plaine jonchée de rochers blancs, sous un immense ciel où luisaient deux soleils jumeaux. Au-dessus de lui, loin dans les nuages, d’étranges oiseaux cornus émettaient des croassements lugubres. À ses côtés, une fille de son âge, les cheveux longs et noirs, avec des yeux en amande, se frottait l’épaule.

- Tu m’as fait mal, imbécile, dit celle-ci avec colère. Regarde mon bras, il est couvert de bleus !

            Un coup sec sur sa table le fit sursauter. Mme Longin le fixait d’un air menaçant, une courte règle en métal dans la main.

- Qu’est-ce que je disais, Mathgen ?

            Mme Longin prenait un plaisir sadique à coller les élèves qui ne l’écoutaient pas. Il lança un regard désespéré vers Augustin. Comme si je pouvais te souffler la réponse... lut-il dans les yeux de son ami.

            Arthur baissa la tête, se gratta les cheveux puis fit face à Mme Longin en souriant d’un air contrit.

- Tu viendras me voir à la fin de l’heure, dit-elle en tournant les talons.

            Indifférent aux perspectives de punition, Arthur haussa les épaules. Il regarda un peu partout sur la table, souleva prudemment son cahier et sa trousse… L’araignée avait disparu. Il réprima un soupir. Encore une hallucination. Mais il avait confiance dans le diagnostic du docteur Nasier : ces crises disparaîtraient avec le temps. Il en était certain, cette hallucination serait la dernière des dernières.

Pourtant cette fille avait eu l’air si réelle...

Dans l’espoir de se changer les idées, il décida d’écouter le cours. Après tout, peut-être apprendrait-il quelque chose sur un domaine qui le passionnait. Le dessin, c’était toute sa vie.

- Comme je le disais, au début du xviie siècle, un écrivain nommé Béroalde de Verville...

Mme Longin écrivit l’étrange nom au tableau en s’appliquant, laissant un petit bout de langue pointue et violette dépasser de ses lèvres fines comme des rasoirs.

- Mademoiselle Dubois, vous attendrez la fin du cours pour ricaner niaisement ! Verville, lui au moins, n’avait pas un prénom tiré d’une stupide série américaine...

            Shandell Dubois fit claquer son chewing-gum mais Mme Longin décida de l’ignorer.

- Béroalde de Verville, continua-t-elle, comparait ses romans à des anamorphoses. Les anamorphoses sont des peintures dont on ne peut voir le motif que si on les regarde de biais...

Mme Longin tendit à l’un des élèves du premier rang la petite affiche cartonnée qu’elle tenait en main.

- Voici une reproduction de la plus célèbre des anamorphoses, un tableau peint au xvie siècle par un peintre du nom d’Holbein. Ce tableau est intitulé Les Ambassadeurs. Je veux que chacun d’entre vous le regarde attentivement. Vous verrez qu’une tâche bizarre sépare ces deux personnages. Il s’agit d’une anamorphose. On ne peut la voir que si l’on tient le tableau horizontalement, à hauteur des yeux.

            Passant de main en main, l’image parvint à Arthur. Le tableau représentait deux individus en costume de la Renaissance entourés d’objets hétéroclites. Entre eux, une ombre blanche, étrange et informe, s’étirait de manière inquiétante. Lorsqu’il inclina l’image devant ses yeux, il vit apparaître une tête de mort entre les deux personnages.

Il fut fasciné par cette découverte. Comment l’artiste s’y était-il pris pour représenter cette tête en la déformant selon un angle aussi précis ? Car il lui paraissait évident que le plus important, dans ces anamorphoses, tenait à un problème d’angle...

Mme Longin prit la parole en fixant la classe d’un œil sévère.

- Voici ce que dit Verville à ses lecteurs à la fin d’un de ses romans, intitulé Le Moyen de Parvenir : « Lisez ce volume de son vrai biais. Il est fait comme ces peintures qui montrent l’un puis l’autre. » Dans le prologue d’un autre roman, Verville est plus précis. Il signale que la manière de lire son récit doit s’inspirer de celle qui permet de voir l’image cachée dans une anamorphose quand on l’observe, dit-il, « par un certain endroit ». Qui peut m’expliquer comment cet écrivain conçoit cette relation entre le texte et l’image ? Selon vous, quel rapport peut-il y avoir entre un tableau que l’on doit regarder d’une certaine façon et un roman ?

            Devant le silence écrasant de la classe, Mme Longin poussa un long soupir de lassitude.

- Je ne devrais pas perdre mon temps... dit-elle en secouant la tête. Mais c’est hélas mon métier. Je suis bien obligée de parler de littérature à de jeunes ignares.

            Arthur faillit avoir un fou-rire devant l’expression de consternation qui déformait les traits de Mme Longin.

- Cette relation, ajouta cette dernière avec résignation, repose sur les notions de « biais » et de « certain endroit », qui évoquent celle, plus générale, d’angle. Verville nous demande d’adopter un point de vue au sens strict du terme, par analogie avec la position d’un observateur confronté à un objet déformé.

            Elle avait prononcé ces propos dans un long souffle crispé. Arthur, comme tous ses condisciples, n’avait pas vraiment compris l’explication de Mme Longin, mais il fut satisfait de constater qu’il avait vu juste. C’était bien une question d’angle.

            Finalement, l’heure se déroula sans qu’il s’en aperçoive. Il apprit une foule de choses passionnantes sur les images qui se regardent de biais et sur les savants de l’époque baroque qui, à l’instar d’Abraham Bosse, Girard Desargues, Jacques Curabelle… étudiaient les lois de la perspective peinte et sculptée. Pendant que Mme Longin parlait, il réfléchissait intensément au parti qu’il pourrait en tirer dans sa bande dessinée. Les difficultés qu’il avait rencontrées pour dessiner la ville de Malapertuis, où se déroulaient les aventures de Spider Lily, pouvaient être résolues de cette manière. Discrètement, dans les marges de son cahier, il esquissa des immeubles étranges, dont certains contours flous et biscornus se diluaient dans des ébauches d’anamorphoses.

            La sonnerie de la récréation retentit au moment où il achevait le porche de la maison de Spider Lily. Une sorte de bouche grimaçante émergeant des ténèbres...

 

*

 

            Quelques minutes plus tard, Arthur se trouvait dans la cour du lycée. Il ne faisait pas trop froid et le soleil brillait. Il chercha Augustin du regard, mais il ne put le trouver dans la foule compacte des élèves.

Il aperçut Papy Crapaud. Indifférent à la fraîcheur de l’air, vêtu de son éternel tricot blanc sans manches qui laissait voir ses longs bras maigres, le vieillard poussait une brouette pleine de terre sans prêter attention aux élèves. Arthur l’observa en pensant qu’il pourrait en faire un personnage de BD. Peut-être une sorte de vieux sage... Pourquoi pas un maître en arts martiaux ? Ce genre de paradoxe, où un personnage d’apparence fragile se révèle fort et invincible, avait une longue histoire dans le cinéma et la bande dessinée. Il suffisait de penser à Maître Yoda…

Plongé dans ses réflexions, Arthur ne comprit pas immédiatement ce qu’il venait de voir.

Papy Crapaud avait perdu un morceau de bras ! Son coude gauche s’était détaché et était tombé sur le sol.

Arthur se figea de stupéfaction. Le coude était bien là, par terre, petite chose bosselée recouverte d’une peau jaunâtre et fripée. Mais Papy Crapaud ne semblait pas s’en être aperçu. Penché en avant, il continuait de pousser sa brouette. Il utilisait bien ses deux mains, mais il y avait un vide entre le biceps et l’avant-bras, comme si on avait gommé l’emplacement du coude.

            Ébahi, Arthur secoua la tête puis se frotta les yeux. Quand il les rouvrit, le vieil homme avait à nouveau ses deux coudes. Les bras intacts, il agrippait solidement sa brouette en fendant la foule des élèves, impassible, un vague sourire niais aux lèvres. Arthur hésita un instant, puis il regarda l’endroit où était tombé le coude. Le morceau de bras était encore là, par terre, à quelques mètres ! Aucun élève ne le remarquait.

- C’est sûr, je deviens fou, se dit-il en tremblant comme une feuille.

            Une violente claque dans le dos le fit bondir en avant.

- Alors Mathgen ? Encore à rêver la bouche ouverte ?

            C’étaient le grand Stan et deux de ses acolytes, Gros Pierrot et Jimmy Lefèvre. Sales, avec de petits yeux stupides, des joues épaisses et des cheveux ras, ils ressemblaient à une portée de gorets prêts à mordre. Gros Pierrot et Jimmy Lefèvre ricanaient en le toisant d’un air mauvais pendant que Stan frappait du poing l’intérieur de ses grosses mains aux ongles noirs.

- Il paraît que tu te fais remarquer en cours ?

- Sois pas trop dur avec lui, ricana Gros Pierrot. Un pauvre malade comme ça, faut le guérir par la méthode douce. Juste quelques baffes sur la tête, pour lui remettre les idées à l’endroit.

- Qu’est-ce que t’en dis ? grinça Stan entre ses dents. Une petite raclée. Rien que pour ton bien.

            Effrayé, le cœur battant la chamade, Arthur gardait prudemment le silence. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Où donc était passé Augustin ?

- Il en dit pas grand-chose ! s’esclaffa Gros Pierrot. T’as peur, Mathgen ?

- Certainement pas ! Fichez-moi la paix. Ou alors...

            Avec surprise, il constata que sa peur s’était brusquement évanouie. Il éprouvait une colère inhabituelle et se sentait étonnamment déterminé. Jamais il n’avait ressenti ça. C’était comme si un désir violent et farouche de se battre, d’écraser ces sombres crétins à coups de talon, naissait dans une moitié de lui-même, plongeant l’autre moitié dans la perplexité.

            Les trois voyous éclatèrent de rire.

- Ou alors quoi ?

            Stan le poussa d’une violente bourrade sur la poitrine. Arthur retrouva aussitôt son équilibre et leva avec détermination les mains, prêt à riposter. Il se rappelait les conseils d’Augustin : ne pas frapper le visage de l’adversaire avec les poings mais avec les paumes ouvertes. Une grosse claque assénée au bon endroit peut vaincre un agresseur sans risquer de se fracturer les doigts…

Stan hésita, surpris. Il s’attendait à voir Arthur se courber passivement. Mais le voyou n’eut pas l’occasion de réfléchir davantage à cette résistance inhabituelle. Jimmy Lefèvre l’avait attrapé par la manche.

- Arrête. Deber et Labarthu nous surveillent. Vaut mieux pas insister.

            De la fenêtre de leur bureau, le principal et son adjointe leurs lançaient des regards noirs. Deber se tenait les bras croisés, dominateur et sûr de lui. Il ne donnait pas l’impression de vouloir maintenir la discipline, comme n’importe quel proviseur. Il ressemblait plutôt à un dompteur rappelant ses fauves à l’ordre.

            Stan regarda Arthur en plissant les yeux. Ils étaient déjà si petits qu’ils ressemblèrent aussitôt à deux minuscules fentes dans lesquelles luisaient des étincelles de méchanceté.

- Ouais, d’accord, on s’en va, maugréa-t-il en rentrant la tête dans ses épaules.

            La petite bande s’éloigna lentement. Stan se retourna vers Arthur et cracha dans sa direction.

- On se reverra, petit minable ! lui lança-t-il.

            Quand ils furent loin, Augustin apparut à ses côtés.

- J’arrive un peu tard, désolé, je discutais avec...

- C’est rien. Deber et Labarthu les ont fait fuir, répondit Arthur en désignant du menton la fenêtre où les deux chefs du lycée étaient apparus quelques instants plus tôt.

- Aussi méchant que bête, ce Stan, dit Augustin. Toujours avec sa bande. Individuellement, ils ne valent rien. Ils ont besoin des autres pour se sentir forts. Et le plus triste, c’est qu’ils se détestent entre eux.

            Arthur haussa les épaules.

- Finalement ils font pitié, répondit-il distraitement.

Il n’accordait plus d’importance à ce qui venait de lui arriver. Il cherchait des yeux ce qui le préoccupait le plus : le coude de Papy Crapaud. À son grand soulagement, ce coude avait disparu du sol bétonné de la cour de récréation. Une hallucination de plus, conclut Arthur. Gros Pierrot n’avait pas eu tort : d’une certaine manière, Stan lui avait effectivement remis les idées en place...

            Tout à coup, un bruit assourdissant retentit derrière eux. Arthur se retourna. Une des portes vitrées du bâtiment venait de s’effondrer avec fracas ! Ses gonds avaient cédé et elle traînait à présent sur le sol, environnée de débris de verre. Mais, phénomène stupéfiant, personne ne s’en préoccupait. Les élèves profitaient de leurs dernières minutes de récréation comme si rien ne s’était passé.

- Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? lui demanda Augustin. On dirait que tu as vu un fantôme.

- Tu n’as rien entendu ?

- Entendu quoi ?

            Arthur allait répondre lorsqu’il vit la porte qui venait de s’effondrer s’ouvrir brutalement sous la poussée d’un groupe d’élèves se précipitant dans la cour. Il sentit ses jambes trembler. La porte était à la fois par terre, cassée en mille morceaux, et à sa place normale.

- Ho la la... murmura-t-il.

            Une exclamation l’arracha à sa stupeur.

- Une bagarre !

            Deux élèves se bousculaient en s’insultant. Ils échangèrent quelques coups rapides et très violents puis roulèrent par terre, agrippés l’un à l’autre. Du sang se répandit aussitôt sur leurs vêtements. Massés autour d’eux, les autres élèves criaient, terrifiés et hypnotisés par le spectacle de cette violence écœurante qui se déchaînait sous leurs yeux. Des surveillants accoururent. Ils les séparèrent, mais non sans mal. Les deux adversaires surexcités, hors d’eux-mêmes, criaient et s’insultaient.

Lorsque l’attroupement se dispersa, Arthur s’aperçut que la bagarre avait eu lieu à l’endroit exact où était tombé le coude de Papy Crapaud. Et ce coude était toujours là ! Il avait dû être écrasé, car il était un peu cabossé et la vieille peau fripée avait viré au bleu.

            Il chercha Papy Crapaud des yeux. À l’autre bout de la cour, le vieillard s’était arrêté pour regarder l’altercation, indigné.

            Arthur retint son souffle. Ce qu’il voyait était incroyable : Papy Crapaud se frottait le bras gauche en grimaçant de douleur...

- Ça... alors !

            Arthur sentit la panique l’envahir. Il avait à présent la certitude de devenir fou.

- Il faut que j’aille toucher le coude de Crapaud, se dit-il à lui-même.

            Augustin se tourna vers lui, complètement ahuri.

- Il faut que tu fasses quoi !?

            Sans répondre, Arthur s’élança en direction du vieil homme. À cet instant, de nouveaux cris s’élevèrent. Encore une bagarre. Cette fois, c’était près de la porte. Quelques élèves se battaient autour de cette dernière, qui gisait par terre, brisée. Ils piétinaient des débris de verre qu’ils ne semblaient même pas voir.

Et les morceaux de la porte luisaient d’une pâle lueur bleutée.

Les paroles du Farfadet lui revinrent en mémoire :

- « Les choses se déglinguent. »

            Arthur changea d’avis. Ce n’était pas le coude de Papy Crapaud qui importait.

- Je ne vais pas en cours, lança-t-il à Augustin d’une voix tremblante sans se retourner. Je file à l’infirmerie. J’ai besoin de repos.

 

*

 

Lorsque Deber entra dans l’infirmerie, Arthur se figea sur son lit en s’attendant au pire. Le proviseur avait dans le regard une expression de sauvagerie contenue.

- Ah, M. Deber, s’exclama Mme Dessaintes. Oui, je vous ai demandé de venir, car ce jeune homme me fait peur. Figurez-vous que...

Deber leva la main, autoritaire.

- Taisez-vous, lança-t-il de sa voix glaciale.

Puis il regarda fixement Arthur :

- Je vous ai déjà vu en train de chahuter dans la cour, vous... Classe de Seconde A, n’est-ce pas ? Oui, oui... un de ces écervelés. Vous essayez d’échapper aux cours, jeune homme ?

L’indignation empourpra le visage de l’infirmière.

- M. Deber, cet élève ne simule rien ! Il souffre d’hallucinations. Il a été absent plusieurs jours pour cette raison. Tout ça à cause de l’accident du père Caron. S’il y avait moyen de dialoguer davantage avec votre administration, vous seriez au courant depuis longtemps !

- Madame Dessaintes, vous me fatiguez, dit lentement Deber sans accorder un regard à l’infirmière.

Il se pencha vers Arthur comme un rapace fondant sur sa proie. Après l’avoir observé silencieusement quelques instants, il se redressa en grimaçant d’exaspération.

- Soit. Racontez-moi vos hallucinations, puisque je suis là. Après tout, c’est vrai, mieux vaut être prudent avec votre santé, dit-il d’un air parfaitement indifférent. Mais faites vite car je suis pressé, ajouta-t-il en consultant sa montre. Contrairement à vous, jeune homme, j’occupe mon temps utilement.

- Heu, et bien...

Arthur était embarrassé. Il ne voulait pas raconter ses visions à cet homme méprisant et sarcastique. Mme Dessaintes prit aussitôt la parole :

- M. Deber, vous voyez bien qu’il a du mal à rassembler ses idées. Je pense que nous devons prévenir sa mère. Il vient de me confier qu’il a vu Monsieur, hem, Papy Crapaud, comment dire ? perdre un coude. Vous vous rendez compte ? Il a aussi cru voir l’une des portes du lycée se briser. Ce matin, en plein cours, il a rêvé d’une araignée l’emmenant chez des Farfadets soi-disant ennemis de sa sœur, une sœur qu’il n’a même pas puisqu’il est fils unique, et qu’il nomme la « Reine des Araignées ». Est-ce que vous réalisez, M. Deber, l’état de surmenage de cet élève ?

- Quoi ? Qu’avez-vous dit ?

Deber avait sursauté en entendant l’infirmière parler des Farfadets et de l’araignée. À présent, il regardait Arthur avec intensité, les lèvres tordues dans un rictus de cruauté. Arthur ne put s’empêcher de frissonner. Il n’avait encore jamais vu une telle méchanceté se dessiner sur un visage. Mme Dessaintes, à qui Deber tournait le dos, ne pouvait pas voir l’effrayante expression qui déformait les traits du proviseur.

- Vous voyez bien que cet élève doit rentrer chez lui et consulter un médecin, continuait l’infirmière sur un ton de plus en plus indigné.

Deber ne répondit rien. Il continuait de fixer intensément Arthur. Celui-ci aurait voulu se faufiler dans un trou de souris...

Puis le proviseur finit par articuler très lentement, sans quitter Arthur des yeux :

- Oui... vous avez raison, Madame Dessaintes. Notre jeune ami n’a pas l’air bien du tout. Un peu de repos lui sera très profitable.

Il se pencha encore plus près d’Arthur, qui eut un brusque mouvement de recul.

- Et il me paraît très nerveux, ajouta Deber. Administrez-lui donc un puissant calmant. Je vais faire venir Messieurs Goëtzi et Tibério pour qu’ils le portent jusqu’à mon bureau. Non, jeune homme, vous ne devez pas marcher, vous êtes manifestement épuisé, ajouta-t-il en s’adressant à Arthur. Une fois dans mon bureau, nous préviendrons vos parents.

Arthur ne trouva rien à répondre. Il pensa à la réaction de sa mère. Ça n’allait pas lui plaire...

- Au fait, quel est votre nom ? demanda Deber en grinçant des dents.

- Il s’appelle Arthur Mathgen, dit Mme Dessaintes.

            Cette fois les yeux du proviseur s’agrandirent. Arthur y vit comme deux gueules de loup prêtes à l’avaler.

- Mathgen... Bien sûr... C’est si évident...

Puis Deber se tourna brutalement vers Mme Dessaintes.

- Alors, ce calmant, il arrive ?

- Oui Monsieur le Proviseur, répondit l’infirmière, surprise par l’agressivité de Deber.

Elle s’affaira quelques instants dans son armoire à pharmacie puis lui tendit un gobelet d’eau ainsi qu’une boîte de comprimés blancs.

- Un demi-cachet devrait suffire, dit-elle.

            Mais Deber força Arthur à en avaler trois.

- Avalez ça, Mathgen. Sans vous faire prier.

Deber était livide. Son regard était si haineux qu’il valait mieux obtempérer. Quand Arthur eut avalé ses cachets, le proviseur quitta précipitamment l’infirmerie en marmonnant des propos inaudibles sur un ton inquiétant.

Arthur et l’infirmière, une fois seuls, gardèrent le silence. Lorsque Deber quittait une pièce, on mettait toujours un moment avant de reprendre ses esprits...

Quelques minutes plus tard, Goëtzi et Tibério apparurent, plus patibulaires que jamais. Ils attrapèrent Arthur par les bras et l’emmenèrent sans ménagement, de leur démarche de vieux crabes, en direction du bureau du Proviseur.

- Dites donc ! C’est un malade, pas un prisonnier ! s’exclama Mme Dessaintes pendant qu’ils s’éloignaient. Faites attention à lui !

Goëtzi et Tibério tenaient Arthur si solidement que ses pieds touchaient à peine le sol. Quelques longues minutes plus tard, après avoir traversé le lycée sous les regards étonnés des élèves, ils le jetèrent sur un grand fauteuil, dans le bureau de Deber.

Arthur avait les bras endoloris, comme s’ils avaient été impitoyablement serrés par de grosses pinces. Sa tête commençait à tourner. Les murs dansaient légèrement, une torpeur l’envahissait. Il avait les plus grandes difficultés à garder les yeux ouverts.

La vache ! Puissants... ces calmants, pensa-t-il.

Sa tête semblait enfermée dans une boîte de coton. Incapable de faire le moindre geste, il ne sursauta même pas quand il s’aperçut que Mme Labarthu était penchée sur lui. Elle l’observait de ses petits yeux hostiles. Malgré sa torpeur, son instinct lui souffla qu’il était préférable de faire semblant de s’endormir. En baillant, il battit des paupières puis laissa retomber sa tête sur le côté.

Il entendit Mme Labarthu quitter la pièce et entrer dans le bureau d’à-côté, où se tenait Deber. Elle avait laissé la porte ouverte et il put entendre leur conversation :

- Il dort. Alors, vous pensez que c’est lui ?

La voix de Deber s’éleva, frémissante de rage.

- Bien entendu ! Il se nomme Arthur Mathgen et il a rêvé d’une sœur araignée. Cela ne vous suffit pas ?

- Mathgen ? Une sœur araignée ? Vous avez raison. Aucun doute, c’est lui. Quelle chance de l’avoir découvert si tôt.

- Oui, c’est une chance.

- Et maintenant ?

- Maintenant, il faut le tuer.

Arthur faillit crier mais il se retint juste à temps. Son cœur se mit à battre précipitamment, une sueur froide dégoulina le long de son cou. Il regarda autour de lui. La fenêtre était entrouverte, il se trouvait au rez-de-chaussée... Il faut que je file, se dit-il.

La stupéfaction lui avait fait oublier les effets du calmant. Mais quand il essaya de se mettre debout, la tête lui tourna si fort qu’il dut se laisser retomber dans le fauteuil. Il aurait voulu appeler Augustin à son aide...

Dans la pièce d’à côté, Deber et Labarthu continuaient leur discussion.

- Goëtzi et Tibério feront le travail, dit la voix grinçante de Labarthu.

- Oui, répondit sombrement Deber. Mes fidèles serviteurs. Lorsque sa mère sera repartie avec lui, ils n’auront qu’à les suivre et à provoquer un accident sur la route. Je me suis renseigné, la mère Mathgen est une pauvre ivrogne. Il sera facile de faire croire à une malencontreuse sortie de route. Ensuite, Goëtzi et Tibério se régaleront de leur sang...

Arthur, terrifié, se figea dans son fauteuil.

- Celui de la mère doit être riche en sucre, ricana Labarthu. Vos deux Vampires sont devenus gourmands à force de vivre ici. Que de mollesse dans ce Premier Monde ! Il est temps que nous y mettions de l’ordre.

Des vampires ? Arthur était complètement affolé. Mais pas moyen de bouger de ce fauteuil ! À chaque tentative pour se lever, le sol se mettait à tanguer et ses jambes semblaient aussi flasques qu’une ficelle de guimauve. Désespéré, il se vit mourir dans un fossé, près d’une carcasse fumante de voiture, entre les mains de deux vampires ricanants.

À moins que ce ne soit une nouvelle hallucination ? Cette pensée lui redonna espoir. Mais oui, bien sûr. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Encore une crise, voilà tout. Quelques jours supplémentaires de repos, et tout serait oublié. Rassuré, il se cala confortablement dans le fauteuil. Dès ce soir, il serait assis devant sa table à dessin...

Il devait faire confiance au docteur... Au docteur...

Comment s’appelait-il déjà, ce docteur ?

Arthur sentit un léger picotement sur sa main gauche. Avec difficulté, il ouvrit les yeux. Qu’est-ce ça pouvait être ? Cette fois, il allait bel et bien s’endormir. Le calmant était vraiment puissant... Il eut juste le temps de voir une grosse araignée le mordre sur l’avant-bras puis sauter sur la moquette et filer en direction de la fenêtre entrouverte.

Même pas mal, pensa-t-il en sombrant dans un profond sommeil.

 

IV

 

            Arthur sentit une humidité glacée sur sa nuque. Il ouvrit les yeux avec difficulté. Sa bouche était sèche. Il était allongé sur le dos, dans l’herbe gorgée de rosée matinale. Devant lui, un immense ciel, avec deux soleils proches l’un de l’autre.

- Deux soleils ? murmura-t-il.

- Deux soleils, oui. Pour le Deuxième Monde...

            Une jolie jeune fille se tenait à ses côtés. De longs cheveux noirs lui tombaient autour des yeux, ses lèvres fines étaient relevées dans un grand sourire rassurant. Elle lui pressa la main.

- Rendors-toi, Arthur. Tu dois te reposer. Nous partirons plus tard.

- Partir ? Mais où sommes-nous ?

- Dors, murmura la jeune fille à son oreille. Je t’expliquerai. Ma Reine m’a ordonné d’aller te chercher dans ton monde et de te conduire chez Papadiavol.

- Quoi ? Mais...

            Elle posa sa main sur les yeux d’Arthur.

- Dors. Il faut attendre que les effets du calmant se dissipent. Dors, Arthur, dors...

            Et Arthur se rendormit.

 

*

 

- Lourssshh...

- Ssssccchhhhh...

- Loursssdortildortildortildort...

- SSSSsssccchhhhhrrrr...

- Loursssvvvaaassseeerééévvveillerhh...

- Loursss...

- Réveilletoiréveilletoiréveilletoi

- RÉVEILLETOI !!!

            Arthur poussa un cri. Il avait fait un terrible cauchemar. Encore tout engourdi, il se leva avec difficulté. Mais où était-il ? Ce n’étaient ni le lycée ni sa maison mais une vaste plaine parsemée de rochers blancs couverts de mousse.

            Le paysage lui sembla étrangement familier. L’herbe était très haute et humide, d’un vert légèrement bleuté. Devant lui, au loin, s’étendait une forêt, amas de grands arbres noirs et biscornus. Tout était silencieux.

Où était la fille ?

Il était certain qu’une fille s’était tenue auparavant à ses côtés. Il regarda dans toutes les directions en se demandant où elle avait pu passer.

Derrière lui retentirent soudain des grognements sourds. Une demi-douzaine de petits hommes assis en cercle mangeaient sans lui prêter attention. Arthur resta figé. Il avait déjà vu des êtres semblables. Hirsutes, trapus, de petits yeux luisants de méchanceté sous leurs tignasses crasseuses...

Des Farfadets !

Du calme. C’est encore une hallucination, se dit-il.

Néanmoins, Arthur savait que, même en rêve, ces Farfadets étaient capables de lui infliger de cuisantes douleurs. D’un regard rapide il chercha un endroit où se cacher. La forêt n’était pas si loin. Il soupira. De toute façon, ces créatures l’auraient rattrapé bien avant qu’il ne puisse l’atteindre...

            Où donc était passée la fille ?

Arthur regarda le groupe de Farfadets. Les petits êtres bâfraient en silence, occupés par le cadavre d’un animal au centre de leur cercle, dont ils arrachaient avidement des lambeaux de chair...

Puis il comprit en observant les morceaux que mangeaient ces créatures, et il sentit alors un horrible frisson le parcourir des pieds à la tête. C’était le cadavre de la fille ! Les Farfadets l’avaient tuée et, à présent, ils la dévoraient toute crue. Pétrifié par l’horreur, il était incapable de détacher ses yeux de ce spectacle affreux.

            Soudain, un gros nuage cacha les deux soleils. Arthur sentit un froid humide s’abattre sur la plaine. Les Farfadets cessèrent brusquement de manger. Ils restèrent immobiles et silencieux, un peu hagards.

- Bonne, la chair à l’Araignée... grogna distraitement un Farfadet au bout de quelques instants.

- Mmouais... répondit l’un de ses congénères, le regard perdu dans le lointain.

            Les autres se contentèrent de hocher la tête en silence. Au bout d’un long moment, le nuage s’éloigna, la lumière des deux soleils recouvrit de nouveau la plaine et les Farfadets reprirent leur abominable festin. Quand ils eurent fini de manger, ils se tournèrent vers Arthur et le regardèrent un moment.

- Allez, dit l’un d’eux, on l’emmène ?

- Ouais, on l’emmène.

            Une joie féroce luisait dans les yeux. Ils se levèrent et encerclèrent Arthur, qui s’était mis debout lui aussi. Un Farfadet prit son élan, sauta vers lui et le gifla si fort qu’Arthur perdit l’équilibre. Puis l’un des petits êtres l’attrapa par la taille et le jeta sur ses épaules comme s’il avait été un simple paquet.

            Arthur commença à se débattre, mais un Farfadet le menaça de son couteau et il jugea préférable de rester tranquille.

            Pendant qu’ils se dirigeaient vers la forêt, Arthur se mit à réfléchir avec angoisse à ce qui lui arrivait. S’agissait-il vraiment d’une hallucination ? Quand le nuage était apparu, il avait nettement perçu le changement de température. La gifle du Farfadet l’avait à moitié étourdi, il sentait encore la douleur sur sa joue. L’odeur infecte que dégageait le groupe assaillait ses narines. Sous ses doigts, la tunique de fourrure à laquelle il s’accrochait pour ne pas tomber était poisseuse et grouillante de vermine. Les sensations étaient fortes, réelles... Une branche égratigna son visage.

- Dites-moi que je rêve, murmura-t-il.

            Le Farfadet qui le portait éclata d’un rire féroce.

- Tu ne rêves point, crevette ! Ici, c’est le Deuxième Monde. Tu y es bel et bien, jusqu’au cou et entièrement, des pieds jusqu’à ta petite tête de fouine.

            Comme pour confirmer ce que le Farfadet venait de déclarer, un autre Farfadet cracha au visage d’Arthur. Mais il le rata et son crachat atterrit sur la tête de son porteur. Les deux Farfadets se mirent aussitôt à s’insulter mutuellement en se menaçant du poing. Pendant qu’ils se querellaient, Arthur se remémora les événements précédents. Deber, les vampires... Une araignée l’avait mordu dans le bureau du proviseur. Une fille mystérieuse était apparue... Dans l’une de ses hallucinations, il avait vu une araignée avec un visage de fille sur le dos...

            Donc, cette fille, c’était l’araignée ? L’avait-elle emmené dans ce monde ?

Il s’était toujours demandé où allaient les araignées lorsqu’il les voyait se faufiler dans les recoins de sa maison avant de disparaître. Est-ce qu’elles passent vraiment d’un monde à l’autre, comme le lui avait dit Mme Miller lorsqu’il se trouvait à l’hôpital ?

Si Goëtzi et Tibério étaient vraiment des vampires, il pouvait s’estimer heureux de leur avoir échappé. Mais qu’allait-il lui arriver à présent ?

Puis il secoua énergiquement la tête. Ne dis pas de bêtises, pensa-t-il. Tu rêves, un point c’est tout.

 

*

 

            Au bout de plusieurs heures de marche dans les méandres de la sombre forêt, ils atteignirent une vaste clairière. Au centre de celle-ci se tenait un arbre inquiétant.

            Cet arbre était un géant primitif. Rien ne poussait à proximité. Il n’y avait, autour de lui, qu’un amas de feuilles sèches. Sa frondaison était tellement dense qu’elle empêchait de voir le ciel. Aucune lumière ne passait entre les branchages. C’était comme si la nuit s’était enroulée autour et enveloppait ce qui s’en approchait. Son tronc, recouvert d’épaisses plaques d’écorce brune disposées en écailles de serpent, était hérissé de lourdes branches couvertes d’étranges feuilles noires et gluantes qui semblèrent se tourner vers les Farfadets lorsque leur petite troupe s’en approcha.

            Le Farfadet qui portait Arthur jeta ce dernier par terre sans ménagement. Aussitôt, les branches les plus proches se penchèrent vers lui. Un curieux frémissement s’éleva dans la ramure.

            L’une des créatures posa la main sur l’écorce et prononça quelques paroles incompréhensibles. Des craquements parcoururent l’arbre. Tout à coup, les plaques d’écorce bougèrent et un fin trait de lumière apparut sur le tronc. Au fur et à mesure que les écorces s’écartaient, le trait de lumière s’élargissait. Quand les craquements eurent cessé, une porte était ouverte dans l’arbre. Devant eux s’étendait un interminable tunnel baigné d’une lumière trouble.

            Arthur était ébahi. Comment ce tunnel pouvait-il se trouver là ? Derrière l’arbre, il n’y avait rien d’autre que la clairière.

            Un Farfadet le poussa brutalement en avant. Ils entrèrent dans l’arbre. Le tunnel était creusé dans une terre noire et grasse qui fit bientôt place à d’épais blocs de pierre sur lesquels étaient parfois gravés des formes géométriques enchevêtrées. Au bout du tunnel, un escalier en colimaçon taillé dans la roche plongeait à la verticale dans les profondeurs de la terre. Arthur recula prudemment. Il ne pouvait pas distinguer le bas de l’escalier. L’abîme au bord duquel il se trouvait semblait vertigineux.

Les Farfadets le contraignirent à descendre. Les marches glissantes tremblaient un peu chaque fois qu’il posait son pied, lui donnant l’impression de se trouver à l’intérieur d’un organisme vivant.

Arthur fut soudain bousculé par un Farfadet ricanant. Il tomba vers l’avant, bras tendus devant lui, par réflexe. Effrayé, il pensa qu’il allait se rompre le cou, mais les marches se soulevèrent aussitôt, freinant sa chute. Allongé sur l’escalier, il souffla, soulagé. Il avait bien failli faire un plongeon vers une mort certaine. Mais son répit fut de courte durée, car l’escalier s’inclina brusquement. Arthur fit plusieurs tours sur lui-même, comme s’il était enfermé dans une immense machine à laver. Incapable de s’arrêter, les jambes tendues en avant, il fut emporté à toute vitesse vers le bas de ce toboggan infernal. À plusieurs reprises il essaya de freiner avec ses mains et ses pieds en les plaquant contre la paroi mais, dès qu’il parvenait à la toucher, celle-ci se dérobait sous ses doigts. Il tenta alors de s’agripper aux marches. Mais cela sembla plonger l’escalier dans une sorte de fureur car il s’inclina davantage, pour le faire glisser encore plus vite. Derrière lui, il entendit les éclats de rire des Farfadets.

            À l’issue d’une chute interminable, il vit une lumière vive arriver devant lui. C’était le bas de l’escalier. Il aboutissait sur une porte grande ouverte. Arthur essaya de ralentir sa course, mais il avait atteint une telle vitesse qu’il ne pouvait pas s’arrêter, et il fut projeté droit en avant. Il passa la porte comme un boulet de canon, heurta quelque chose de mou qui émit une sorte de cri étouffé, roula plusieurs fois sur lui-même et enfin atterrit dans une flaque de boue.

            Arthur resta allongé, haletant, les bras écartés, complètement étourdi. Il avait mal partout, sa tête tournait et des rires sarcastiques fusaient autour de lui.

- Il l’a descendu à l’écorche-cul !

- L’est point fiérot !

- L’groin dans la fange, comme un vilain porcelet !

            Arthur ouvrit les yeux. Un Farfadet était penché sur lui. Le petit être tenait un gros sac. En ricanant, il l’ouvrit et une pluie de détritus tomba sur la tête d’Arthur. Les rires et les moqueries redoublèrent.

            Pendant qu’Arthur essuyait ses vêtements couverts de boue et d’épluchures, un groupe de Farfadets se rassembla autour de lui. L’un d’eux s’approcha. Il était encore plus petit que les autres, mais son curieux bonnet vert orné d’un médaillon en or et son allure autoritaire indiquaient qu’il était le chef.

- Le frère à l’Araignée, hein ? maugréa-t-il en fixant Arthur de son regard malveillant.

- Ouais, c’est lui que v’là, dit un Farfadet.

- Allez réveiller les Vampires.

            « Les Vampires » ? Arthur regarda autour de lui. Il se trouvait au centre d’un village bâti dans une immense caverne. Celle-ci était taillée dans une roche luisante, avec de très hautes parois dans lesquelles se trouvaient des dizaines de grottes où flambaient des brasiers. Le village était constitué de petites huttes de branchages réparties sans ordre de chaque côté d’une étroite rivière souterraine. Un peu partout étaient plantés des poteaux étrangement sculptés, des totems bizarres, couverts de sculptures qui ne ressemblaient à rien. Où étaient ces vampires ? Goëtzi et Tibério allaient-ils sortir d’une de ces huttes ?

            Tout à coup, les Farfadets s’écartèrent avec respect. Quatre créatures apparurent. Des sortes d’hommes, couverts d’un fin pelage noir brillant, avec de larges ailes repliées dans le dos. Leurs lèvres fines laissaient apparaître de longues canines pointues.

Arthur frissonna. Ces êtres le fixaient avec intensité et dans leurs yeux brillait un mal infini. L’un des Vampires s’approcha. Il dépassait Arthur de deux têtes. Celui-ci recula, horrifié, devant ce visage cruel aux yeux perçants.

Les dents du Vampire s’allongèrent, menaçantes. Il attrapa Arthur par le cou. Celui-ci se débattit mais le Vampire le força à rester immobile. Puis la créature gratta du bout de l’ongle le front d’Arthur en émettant un feulement sourd.

- Les Vampires, ils sont presque muets, grommela le Farfadet au bonnet vert. Mais celui-ci t’interroge. Il veut savoir d’où te vient le Signe.

- Quel signe ? répondit Arthur avec difficulté, la gorge serrée entre les griffes du Vampire.

- Ben le Signe, pardi ! Celui que t’as au front, crevette !

            Le Farfadet semblait furieux.

- Mais... je n’ai jamais eu le moindre signe sur le front ! articula Arthur avec peine.

            Les narines des Farfadets qui se tenaient près de lui se plissèrent.

- Il sent la vérité...

- Ouais, ça pue ferme.

            Le Vampire lâcha son étreinte. Arthur inspira une grande bouffée d’air.

- Complètement dingues, gémit-il en secouant la tête.

            Brusquement, le Farfadet au bonnet vert bondit sur lui et le gifla.

- Là, là, sur le front, là, là !!

            Le Farfadet, accroché d’une main à l’épaule d’Arthur, lui assénait une grêle de coups de poing et de coups de pied.

- Sur le front, le Signe, tu l’as, le Signe !

            Arthur se protégeait comme il pouvait.

- Arrêtez ! Mais qu’est-ce c’est, cette histoire de signe, à la fin ?

            Le Farfadet cessa de le frapper et se laissa retomber sur le sol. Se dressant sur la pointe des pieds, les yeux au niveau de la poitrine d’Arthur, il lui dit dans un souffle rageur :

- Le Signe de l’Effroi, jeune rat.

            Le Vampire avait assisté à la scène, impassible. Les bras croisés, ses longues ailes noires l’enveloppant comme une cape, il observait Arthur d’un air impénétrable. Puis, d’un geste, il ordonna au chef des Farfadets de s’approcher. Celui-ci se précipita servilement en se frottant les mains. Arthur vit le Vampire secouer la tête en émettant des sortes de soupirs rauques que le petit être écoutait attentivement.

            Au bout de quelques instants, le Farfadet revint et s’adressa à Arthur :

- Les Vampires vont t’emmener chez eux, dans Bugh-Somroth. Mais faudra attendre cette nuit. Peuvent point voler la journée, ces bêtes-là. Elles goûtent guère la lumière du soleil.

            Devant la consternation d’Arthur, il ajouta en grinçant des dents :

- Voyager sur les ailes d’un Vampire, c’est presque plus confortable que sur les épaules d’un Farfadet. J’sais point si tu mérites tant de luxe, lavette.

            Puis le chef des Farfadets fit demi-tour, se pencha en avant, releva sa tunique et lâcha un pet sonore en direction d’Arthur avant de s’éloigner dignement. Aussitôt, trois Farfadets se précipitèrent et ligotèrent Arthur à un poteau. Ils serrèrent fort les liens.

- C’est pas que tu puisses t’échapper, siffla l’un d’eux entre ses dents. Pas moyen de sortir d’ici sans la formule qui ouvre la Porte de l’Arbre. Mais on aime bien te faire mal.

            Et il serra encore plus fort la corde sur les poignets d’Arthur. Celui-ci se retint de montrer sa douleur, ce qui eut l’air de contrarier les Farfadets. Puis ils le laissèrent seul.

 

*

 

            Les heures s’écoulèrent lentement. Attaché à son poteau, Arthur regardait vivre les Farfadets. Ils ne restaient jamais en repos. Les bras chargés de bois ou de sacs de charbon, certains s’affairaient autour d’une bâtisse en pierre érigée au pied de la rivière. Des bruits de forge résonnaient à l’intérieur, des gerbes d’étincelles jaillissaient des fenêtres dans un immense bruit de soufflet. D’autres allaient et venaient entre les parois de la caverne et la forge, traînant des charrettes de minerai.

            Il devait y avoir là des hordes de forgerons, car le bruit de l’acier martelé sur l’enclume était colossal. De temps en temps, des Farfadets vidaient dans la rivière de grandes brouettes remplies de lames de métal rougies par le feu. Dès qu’elles tombaient dans l’eau, un épais nuage de vapeur jaillissait comme un geyser dans un fracas de tonnerre. Une fois les lames refroidies, ils les transportaient derrière la forge.

            Le temps passait et Arthur commençait à avoir faim. Il appela un Farfadet qui se dirigeait vers la forge.

- Vous n’auriez pas quelque chose à manger ?

            Le Farfadet continua son chemin en ricanant. Un autre Farfadet passa près d’Arthur mais il lui fit la même réponse.

            Puis il vit sortir de la forge une vingtaine de Farfadets. Chacun poussait une petite carriole. Péniblement, ils arrivèrent au pied de l’Arbre, où ils se rangèrent en ligne. La Porte était ouverte. Arthur distinguait l’escalier en colimaçon par lequel il avait fait son entrée dans le monde des Farfadets. L’arbre géant devait plonger profondément dans la terre, car le tronc s’enfonçait droit, sans laisser apparaître la moindre racine. Arthur se demanda s’il y avait d’autres cavernes comme celle-là plus bas...

            Le chef des Farfadets, soufflant et suant, quitta précipitamment la forge et arriva en trottinant jusqu’à la Porte. Il se passait son bonnet crasseux sur la nuque et le front pour éponger la transpiration qui s’écoulait en grosses gouttes brillantes semblables à des billes de verre fondues.

            Quelques Farfadets apparurent au pied de l’escalier. Ils venaient d’en haut, de la clairière. Ils furent aussitôt suivis par un groupe d’hommes. Arthur fut saisi par leur allure. Ils portaient de longues capes noires qui les faisaient ressembler à des Vampires, mais c’étaient bien des hommes.

            Non, leurs oreilles sont un peu trop pointues, se dit Arthur après les avoir mieux observés.

            C’étaient des cavaliers. D’étranges cuirasses légères ornées de visages à chevelure de serpents leur couvraient le torse. Leurs jambes étaient protégées par de longues bottes noires montant au-dessus du genou, couvertes de petites rondelles d’acier. Autour de leurs chevilles brillaient de fins éperons tranchants. De longues épées aux poignées recouvertes de reptiles entrelacés étaient accrochées à leurs ceinturons.

            Le chef des Farfadets leur souhaita la bienvenue puis il leur montra les carrioles. Elles étaient remplies d’armes. Haches, flèches, poignards, lances, épées... toutes ces armes étaient ornées d’un emblème représentant un serpent. Apparemment satisfaits, les hommes hochaient la tête pendant que le Farfadet, comme un bonimenteur de fête foraine, vantait la qualité de ses lames.

            Le capitaine du groupe de cavaliers, indifférent au babil de la petite créature, faisait luire le métal d’un poignard à la lumière des feux. Puis il remarqua Arthur attaché à son poteau. D’un signe du menton, il interrogea le Farfadet. Celui-ci se lança dans une longue explication dont Arthur ne put entendre le moindre mot, à cause du bruit de la forge. Lorsque le Farfadet eut fini de parler, le cavalier esquissa un petit sourire. Il fixa Arthur quelques instants d’un air narquois. Puis il lança son poignard dans sa direction. L’arme vola comme un rapace et vint se planter dans le poteau, quelques centimètres au-dessus de la tête d’Arthur. Pourtant il y avait bien vingt mètres entre l’homme et lui. Farfadets et cavaliers hurlèrent de rire.

            À sa grande surprise, Arthur réalisa qu’il n’éprouvait aucune peur. Au contraire, une puissante colère le submergeait. Il sentait au fond de lui une voix sourde et rauque clamer sa rage impuissante. Son cœur se mit à battre à toute allure. Ses poings crispés se tordirent sous les cordes qui lui coupaient les chairs.

            Puis sa vue se brouilla. Épuisé par la fatigue et la faim, il s’évanouit, avec l’impression troublante qu’il avait hurlé comme un animal sauvage.

 

V

 

            Quand Arthur se réveilla, il sentit une haleine fétide sur ses joues. Il ouvrit les yeux. Où était-il ? Il rejeta brusquement la tête en arrière. Il se trouvait dans les bras d’un Vampire ! Pas moyen de s’échapper, les griffes de la créature le tenaient solidement. Avec les trois autres Vampires, ils avançaient rapidement dans le tunnel, guidés par des Farfadets.

Quelques minutes plus tard, ils avaient atteint la porte. Un Farfadet posa sa main poilue dans un coin de la paroi terreuse en murmurant des paroles magiques. La porte s’ouvrit aussitôt.

Dehors, la nuit était épaisse et noire. Les quatre créatures se retrouvèrent à l’air libre avec leur prisonnier. À grands pas, les Vampires s’éloignèrent de l’arbre géant. Une fois parvenus à bonne distance des immenses ramures, ils arrivèrent dans l’espace dégagé de la clairière, qui permettait de voir le ciel. Sous la clarté lunaire, les Vampires se mirent à feuler de joie. Arthur comprit que les créatures allaient prendre leur envol. Il sentit celle qui le portait frémir de plaisir.

Les ailes immenses des Vampires se déployèrent. Arthur, fasciné, ne pouvait détacher ses yeux du ciel étoilé. Là-haut, à peine dissimulées par de minces nuages, il voyait distinctement deux astres lunaires nimbés d’une pâle lueur blanchâtre. Deux demi-lunes tournées l’une vers l’autre qui semblaient dialoguer paisiblement, lointaines et indifférentes aux mystères de ce monde énigmatique dans lequel il se trouvait plongé. Ce n’est que le monde de mon rêve, il est créé par mon imagination, se dit-il pour se donner du courage.

Le Vampire qui le transportait ne se pressait pas de s’envoler. Il humait longuement l’air nocturne en frissonnant. Les trois autres créatures prirent leur envol. Arthur les vit s’élever lentement en tournoyant, la tête en arrière, bras collés au corps, formant un étrange et silencieux ballet funèbre.

            Au moment où son Vampire commençait à battre des ailes, Arthur crut voir plusieurs petits traits passer à toute vitesse sous les nuages. Soudain, les trois premiers Vampires, qui étaient déjà haut dans le ciel, se tordirent comme sous l’effet d’une douleur intense. D’autres petits traits filèrent au-dessus de lui et il entendit de curieux sifflements.

Deux Vampires tombèrent lourdement sur le sol, sans un cri. Ils étaient percés de flèches. Le Vampire qui le tenait entre ses griffes battit furieusement des ailes pour s’enfuir. Il avait atteint une certaine hauteur quand son élan fut arrêté net. Arthur regarda vers le bas. Les pieds de la créature étaient pris dans une cordelette. Au bout, il y avait des mains énormes, garnies de bracelets d’argent qui brillaient d’un éclat intense...

Le Vampire émit une espèce de piaillement furieux. Il avait beau battre des ailes, il était attiré vers le sol par une force de colosse. Au bout de quelques secondes d’une lutte acharnée, son Vampire et lui atterrirent brutalement sur l’herbe humide. Plusieurs silhouettes massives se précipitèrent sur eux. Un homme leva une hache et l’abattit sur la tête du Vampire, qui éclata dans un bruit sourd.

- Par Odinn, l’un de ces vilains oiseaux a réussi à s’enfuir !

            Un Vampire s’échappait au loin dans un vol bizarrement chaotique, une aile à moitié brisée.

- Relève-toi, jeune Arthur. Être couché dans l’herbe ne sied point au frère de Reine Lily.

 

*

 

            La voix était forte et profonde. Arthur se leva, un peu étourdi. Il évita de regarder le Vampire qui gisait à terre, le crâne brisé. L’homme qui se tenait devant lui était gigantesque. Ses longs cheveux clairs tombaient sur une tunique de cuir épais. Il tenait une épée qu’Arthur était certain d’être incapable de soulever, tant elle semblait lourde.

- Je me nomme Ingolf-aux-Dures-Épaules. Et voici quelques-uns de mes compagnons.

            Arthur regarda autour de lui. Les hommes qui le dévisageaient étaient presque aussi grands et forts que celui qui venait de parler. Des guerriers aux cheveux longs, vêtus de cottes de maille et armés de haches.

- Qui êtes-vous ? demanda Arthur prudemment.

- Nous sommes des Hommes du Nord. Des Vikings. Ta sœur Lily, Reine du peuple amer des Araignées, nous a demandé de te retrouver. Elle était inquiète de ne pas te voir venir. Lorsque nous avons découvert le cadavre de l’une de ses sujettes, nous avons compris que tu étais prisonnier des Farfadets. Ces petits bouts de teignes sont les valets du Mal. Ils lèchent l’orteil puant du Seigneur-des-Tourments, dont l’armée de Vampires hante le ciel nocturne depuis quelques semaines, à ta recherche.

            Arthur resta bouche bée. Lily ? La « Reine des Araignées » ? Cet homme me parle de Spider Lily, ma Spider Lily ! Cette fois, c’est certain, je suis en train de rêver, pensa-t-il. Impossible qu’un personnage que j’ai inventé ait sa propre existence. Tout ça se passe bel et bien dans ma tête. Le docteur Nasier l’a bien dit : je « transpose »...

- Des Vampires, des Farfadets, des Vikings… Bien sûr ! Pourquoi pas ? dit-il avec ironie. Et la fanfare des majorettes, c’est pour quand ?

            Ingolf fronça les sourcils.

- Que veux-tu dire, jeune homme ?

            En voyant l’expression d’incompréhension du Viking, Arthur se sentit brusquement un peu penaud. Quelle utilité y avait-il à se montrer sarcastique avec les personnages d’un rêve, aussi irréel et stupide fût-il ? Il devait au contraire se sentir reconnaissant envers ce colosse sorti tout droit de son imagination, car il venait bel et bien de lui apporter la confirmation que tous ces événements étaient dénués de réalité.

- Rien. Je devrais vous remercier, je suppose. Donc vous me connaissez ? Qu’est-ce qu’ils me voulaient, ces Vampires ?

            Puisque je suis plongé dans ce rêve, autant m’y intéresser, se dit-il avec résignation. Je finirai de toute façon par me réveiller...

- Nous discuterons de cela plus tard, répondit Ingolf. L’un des Vampires s’est enfui. Il va prévenir ses congénères. Nous devons rejoindre rapidement le reste de la troupe.

- Passionnant, répliqua calmement Arthur. Je ne sais pas comment j’ai été capable de vous imaginer. Je n’ai aucun goût particulier pour les histoires de Vikings et...

            Ingolf interrompit Arthur en levant brusquement la main. Il le poussa ensuite sans ménagement vers les profondeurs de la forêt en lui montrant les arbres d’un air autoritaire.

- Dépêche-toi, le temps presse. La forêt nous dissimulera aux yeux des Vampires, qui erreront bientôt sous les nuages à notre recherche.

            Arthur haussa les épaules. Il décida d’obéir, en attendant le réveil. Après tout, il en tirerait la matière d’une bonne histoire. Je m’installerai devant ma planche à dessin dès demain matin, se promit-il.

            Quelques minutes plus tard, ils se frayaient un chemin entre les grands arbres. À la demande d’Ingolf, il raconta son séjour chez les Farfadets.

- Les guerriers que tu as vus chez les Farfadets sont des Cavaliers-Démons, dit le Viking. La garde du Seigneur-des-Tourments, que l’on nomme aussi parfois « Celui-qui-passera-devant ». Des soldats sanguinaires, mi-hommes, mi-démons. Le Seigneur-des-Tourments est en guerre, et il a un ennemi puissant : Papadiavol, le grand nécromancien. Il semble que ce dernier ait besoin de toi mais je n’en sais pas plus. Lily t’expliquera.

            « Papadiavol » ? Arthur avait déjà entendu ce nom...

- Dites-moi donc où je me trouve, cher Monsieur Ingolf.

- Où tu te trouves ?

- Oui. Cette forêt... Les Farfadets, les Vampires, la femme-araignée, vous les Vikings... et cette soi-disant sœur... Ce rêve est d’une indéniable richesse, je suis curieux d’en apprendre plus.

            Le Viking le toisa avec curiosité.

- Ce « rêve », dis-tu ? Hmm. Désolé Arthur, mais tout ce qui t’entoure, à commencer par moi, est bien réel. Lily t’expliquera cela aussi. Je puis seulement te dire que ce monde est sous la menace du Seigneur-des-Tourments, qui veut le réduire en esclavage. Ce tyran vit au milieu des Terres Impures. Une contrée que nous, Vikings, nommons Mitgardr et qui porte des noms différents en de nombreuses langues. Là se dresse la grande Citadelle, le repaire du Seigneur. Infestée de Vampires, gardée par des hordes de Cavaliers-Démons...

- Et ces Farfadets, qui sont-ils ?

- D’infectes petites créatures alliées du Seigneur, pleines de méchanceté. La raison de cela est leur petitesse : ils ont le cœur trop près de leurs excréments.

            Deux Vikings qui marchaient à côté éclatèrent de rire.

- Et Lily ?

- Tu l’as déjà rencontrée.

            Arthur approuva vigoureusement de la tête.

- Aucun doute là-dessus. Dans ce qui n’était qu’un autre rêve...

- Il est vrai que le rêve est une manière de passer d’un Monde à l’autre. Peu sont capables d’effectuer un tel voyage. Ta sœur possède le don du Grand-Passage, comme toutes les Araignées. Elle a essayé à plusieurs reprises d’aller te chercher dans ton monde mais ses tentatives ont échoué. Finalement, c’est l’une de ses sujettes qui y est parvenue.

            Arthur secoua la tête, bien décidé à démontrer à son interlocuteur qu’il avait tort. Il se sentait comme l’Alice de Lewis Caroll, obligée d’argumenter contre les personnages aux idées absurdes du Pays des Merveilles.

- Cette histoire de sœur ne tient pas debout. Je suis fils unique. J’ai déjà eu l’occasion de le dire à des Farfadets et ils ont admis que je disais la vérité.

- Certes, dans ton monde tu es fils unique. Mais ici, tu as une sœur. Une puissante reine, farouche adversaire du Seigneur-des-Tourments. Beaucoup la redoutent. Elle m’a ordonné de te conduire jusqu’à la cité du Goupil. Là, tu dois rencontrer Papadiavol. À présent, contente-toi d’avancer.

            Arthur haussa les épaules. Obéissant au chef viking, il suivit le chemin ouvert par les guerriers dans l’épaisse végétation. Rapidement, il fut obligé de se concentrer sur sa marche. Au fur et à mesure qu’ils pénétraient dans la forêt, les ronces devenaient en effet plus nombreuses et plus dures. Il se cognait aux troncs de ces arbres étranges, qui poussaient parfois droit vers le ciel, parfois penchés presque à l’horizontale, voire même enchevêtrés les uns dans les autres, comme d’hostiles barrières.

            Soudain, entre deux arbres, il aperçut un pan de mur luisant faiblement sous la clarté des deux lunes. Il était couvert de crépi jaune, avec un tag à moitié effacé. La brouette de papy Crapaud était posée sous une fenêtre. Le lycée Jules Renard ! Il se précipita, la poitrine gonflée d’espoir. En touchant le mur, en le cognant du poing jusqu’à se faire saigner, il se réveillerait sans aucun doute et retrouverait le monde réel…

            Mais, plus Arthur approchait, plus les contours du lycée s’estompaient. Lorsqu’il parvint au pied du mur, tout avait disparu. Il n’y avait plus que des arbres et une espèce de vibration dans l’air, comme des vaguelettes dans lesquelles se reflétait la lumière lunaire. Il se sentit complètement désorienté.

- Quelle fièvre t’a mordu la cervelle, jeune moineau ? s’emporta Ingolf lorsqu’il l’eut rejoint. Cette forêt est dangereuse. Le moindre pas de côté peut t’entraîner dans des abîmes !

            Arthur secoua la tête. Il avait beau savoir qu’il se trouvait dans un rêve, il était décontenancé. Comme si ce morceau de mur lui avait fait perdre ses derniers repères, sa certitude d’être tranquillement dans son lit en train de dormir...

- Je ne comprends pas. Je suis certain d’avoir vu les murs de mon lycée.

- Ton « lycée » ? Dis-moi vite ce que c’est !

- Mon école. Chez moi...

- À quoi ressemblait-il, ce lycée que tu as vu ?

- Un mur jaune, avec... des choses... de la réalité. Enfin, des choses mon monde, si vous préférez.

- Un mur jaune !

            Le chef Viking lança des regards farouches autour de lui. Ses guerriers, tendus, firent de même. L’un d’eux donna quelques coups de hache au hasard dans l’air qui avait cessé de vibrer.

- Il vaut mieux quitter cet endroit. Sombre magie... grommela Ingolf.

            Ils reprirent leur route à travers la forêt. Après quelques minutes de marche silencieuse, le Viking s’adressa à Arthur.

- Parle-moi de ce lycée. Dis-moi qui est son régent.

- Son quoi ? Ah, celui qui le dirige ?

- C’est cela.

- Il s’appelle Deber.

            Les traits d’Ingolf se durcirent.

- Je m’en doutais bien !

- Il est arrivé cette année. Personne ne l’aime, je peux vous l’assurer...

- Inutile d’en dire davantage, jeune Arthur. Je vais t’expliquer la nature cachée de ce lycée. Le mur que tu as vu tout à l’heure est celui de Bugh-Somroth. Nul ne sait où se trouve cet endroit maléfique. Il n’a aucune place fixe dans l’univers. Il peut apparaître n’importe où, toujours très brièvement. Sa fonction est de garder l’accès de la Citadelle. Car Bugh-Somroth est le repaire du Premier Serviteur du Seigneur-des-Tourments. Variés sont les noms de ce serviteur. Deber, « le Maître de la Peste », est l’un d’eux...

- Mais non, c’est impossible ! répondit vivement Arthur. Mon lycée est là depuis longtemps. Je connais même des gens qui ont participé à sa construction. C’était il y a vingt ou vingt-cinq ans. Aucun doute là-dessus.

- Certes. Mais tu me parles du temps du Premier Monde. Dans ce temps-là, on peut effectivement voir le lycée se construire, puis se détériorer et tomber progressivement en ruine. On peut y voir se succéder plusieurs régents, plusieurs générations d’élèves, année après année. Mais il existe un autre temps et un autre espace : ceux du Deuxième Monde. Là, ton lycée se nomme Bugh-Somroth. Habité par le Premier Serviteur, peuplé de Vampires et de Cavaliers-Démons, il accueille les hordes de voyageurs soumis qui se dirigent, tête basse, vers la grande Citadelle pour faire allégeance au Seigneur-des-Tourments. Ces mondes se superposent, il y a des passages entre eux, de fins corridors taillés dans la matière subtile du rêve.

Ingolf resta silencieux pendant qu’Arthur réfléchissait, troublé. Comment de pareilles idées auraient-elles pu sortir de son imagination ? Avait-il lu un manga qui parlait de ces choses-là ? Il ne parvenait pas à s’en souvenir.

- Ce que je ne puis comprendre, ajouta Ingolf d’une voix inquiète, c’est la raison pour laquelle le Premier Serviteur a décidé d’apparaître dans ton monde. Sûrement pas pour y apporter douceur et joie. J’entrevois désormais les raisons de ta présence ici.

            Arthur décida de parler d’autre chose avec le Viking, afin de chasser son propre trouble.

- Et vous ? Quelles sont les raisons de votre présence ? Je croyais que les Vikings passaient leur temps à naviguer.

La voix d’Ingolf se teinta brusquement de mélancolie.

- Mes hommes et moi n’avons plus de navire depuis bien longtemps. Dans ce Monde, nous sommes des Forestiers. Nous pourchassons sans relâche les Farfadets et tous les féaux du Seigneur-des-Tourments en attendant de rejoindre le Walhalla, le paradis des Vikings.

            Un léger sifflement retentit en tête de leur petit groupe.

- Nous voici à la lisière de la forêt, murmura Ingolf. Il faut parler bas. À terrain découvert, nous pouvons être facilement repérés par les Vampires.

            Ils avancèrent lentement. Les dernières branches plièrent avec réticence sous leur passage, l’une d’elles, couvertes d’épines, griffa Arthur au visage.

- Aïe ! dit-il en étouffant son cri.

- Les branches résistent, constata Ingolf. Ces arbres ensorcelés s’opposent à ce que nous quittions la forêt. La main des Farfadets pèse sur eux... Pourtant, c’est maintenant que nous entrons vraiment sur la voie des dangers.

            Ils sortirent de la forêt. Sous les pâles rayons des deux lunes, la plaine qui s’étendait devant eux, parsemée de rochers blanchâtres et jalonnée de petites collines, prenait une teinte de cendre. Le sol était recouvert d’une herbe courte et dure hérissée d’épineux. Tout était parfaitement immobile et silencieux.

            Ils marchèrent plus d’une heure sans échanger une parole. Puis ils firent halte au milieu d’un épais massif de buissons serrés les uns contre les autres, regroupés près d’un amas de rochers.

- Voici le reste de ma troupe, murmura Ingolf.

            Arthur regarda autour de lui. Il ne voyait rien du tout. Soudain, les buissons s’agitèrent. Stupéfait, il les vit se lever, grandir, perdre leurs feuilles. Des Vikings camouflés sous des branchages ! Il y en avait plusieurs dizaines, armés de haches et de lances, qui agitaient leurs longues chevelures pleines de brindilles.

- Il est temps de dormir, dit Ingolf. Nous partirons à l’aube. Voyager la nuit est trop dangereux. Mes hommes monteront la garde.

            Un Viking tendit une couverture à Arthur.

- Prends, ordonna Ingolf. Les nuits sont très froides.

Le chef viking s’éloigna. Sans se retourner, il ajouta :

- Fais de beaux rêves, mais ne compte pas sur eux pour te renvoyer dans ton monde.

- D’accord, d’accord. À demain, fier Viking, répondit Arthur en riant.

Et surtout : adieu Ingolf, pensa-t-il en s’enroulant dans sa couverture. En dépit de ce que le Viking lui avait déclaré, il était certain qu’à son réveil il aurait quitté ce monde. Il s’endormit aussitôt, pressé de sombrer dans un profond sommeil.

 

                                                                                   *

 

- Llllourrrsss...

- Ssshhhssss...

            Arthur sentit qu’on lui tirait les cheveux. Mécontent, il secoua la tête en grognant.

- Allons ! Réveille-toi.

            Il ouvrit les yeux. Un Viking lui tendait un morceau de pain et une gourde.

            Arthur mit quelques instants à réaliser qu’il était encore dans le monde de son rêve. Tous ses membres étaient douloureux depuis la glissade dans l’escalier des Farfadets. Sans parler de ses pieds, à force de marcher. Une fois de plus, son corps semblait vouloir lui affirmer que tout ce qu’il avait vécu jusqu’à présent était réel...

- As-tu bien dormi, jeune Arthur ?

            Ingolf se tenait à ses côtés.

- Regarde par là. Voici une aube comme tu n’en as jamais vue.

Arthur vit l’horizon tapissé d’un flamboyant dégradé rouge et or. Des colonnes d’étranges oiseaux cornus au long bec filaient à toute allure, loin au-dessus de leurs têtes en piaillant... Tout à coup, deux disques de feu apparurent. Les soleils se levaient, presque collés l’un à l’autre. Arthur, stupéfait, contempla longuement le couple de soleils qui montait majestueusement dans le ciel. Puis, au bout d’un long moment, les deux astres commencèrent à se séparer.

            Ingolf sourit.

- Les soleils vont se disjoindre. Chacun suivra sa route mais, à la fin du jour, ils se retrouveront. Comme ta sœur et toi.

            Arthur ne parvenait pas à détacher son regard des astres jumeaux.

- Hier, la fille-araignée m’a dit qu’il y avait « deux soleils pour le Deuxième Monde »... Ingolf ?

            Le chef viking ne disait plus rien. Il observait la plaine avec inquiétude. Arthur regarda dans la même direction. Au loin, un groupe de cavaliers les attendaient. Les soleils illuminaient leurs armures. Ingolf plissa les yeux.

- Les Cavaliers de Mitgardr, dit-il. Je peux voir leurs épées aux poignées de serpent et leurs tuniques de fourrure peintes du sang des morts. Ils sont venus te chercher. Nous avons dû être repérés.

            Ingolf donna des ordres brefs à ses hommes. Sans se hâter, les Vikings préparèrent leurs armes. Quelques archers escaladèrent les rochers.

- Est-ce qu’on ne pourrait pas retourner se cacher dans la forêt ? demanda anxieusement Arthur.

- Nous sommes à pied. Ces cavaliers nous rattraperaient très vite. Et puis regarde autour de toi.

            Les crêtes des collines qui les entouraient s’étaient subitement couvertes de petites silhouettes. Des dizaines de Farfadets agitaient leurs lances dans leur direction.

- Où que nous allions, le combat nous est donné. Ne le refusons pas. Mais la plupart d’entre nous resteront avec toi. Seuls les plus féroces iront affronter ces cavaliers.

            Ingolf fit signe à ses hommes de s’approcher. Les Vikings formèrent un cercle protecteur autour d’Arthur. Puis il cria un ordre :

- Berserkir ! Préparez-vous au Jeu-du-Fer !

            Un Viking s’empara d’un petit tambour et se mit à le battre lentement.

- La Danse des Morts, dit sombrement Ingolf...

            Une trentaine de guerriers sortirent des rangs. Calmement, le regard fier et déterminé, ils se dévêtirent. Puis ils se frottèrent la poitrine avec de la terre pendant que les autres guerriers psalmodiaient un chant étrange.

- C’est le Chant des Anciens, dit Ingolf. Il accompagne les Berserkir vers la mort.

- Les quoi ? demanda Arthur.

- Ces hommes sont des Berserkir, des guerriers sacrés, habités par le Haut Esprit et animés d’une rage puissante. Du sang d’ours et de loup coule dans leurs veines depuis la naissance de leurs lignées, quand leurs mères-ancêtres s’accouplèrent avec des bêtes sauvages dans les forêts d’Islande. Vois comme ils se muent en fauves de guerre...

            Les Berserkir se recroquevillèrent brusquement contre le sol en étreignant leurs armes. Puis ils se mirent à trembler. Lorsque le tambour se tut, les trente guerriers sacrés se levèrent, les yeux rouges et immobiles. Tout à coup, celui qui était à leur tête hurla comme un loup et se précipita, l’épée pointée vers les cavaliers. Les autres le suivirent en criant. Arthur n’avait jamais entendu un cri aussi bizarre. Terrible et plaintif, il montait vers le ciel en se mêlant au piaillement des oiseaux cornus, spectateurs soudain attentifs de ce qu’Ingolf avait appelé le « Jeu-du-Fer ».

            Lorsqu’ils apercurent les Berserkir courir vers eux, les cavaliers éperonnèrent brutalement leurs chevaux. Deux cents contre seulement trente..., murmura Arthur en frissonnant.

            Berserkir et cavaliers se heurtèrent dans un terrible fracas. Arthur vit une confusion de corps emmêlés, de chevaux à terre, d’épées qui se levaient et retombaient, puis se levaient à nouveau, rouges de sang. Il entendit des hurlements sauvages, des cris de frayeur et d’agonie. Un nuage de poussière s’éleva autour des guerriers qui s’entretuaient…

Le combat dura longtemps. Finalement, la poussière retomba, très lentement. Quelques cavaliers s’enfuirent. Sur la plaine, trente guerriers se tenaient debout, haletants, entourés de cadavres d’hommes et de chevaux, dans un silence écrasant.

- Nous avons eu de la chance, soupira Ingolf. Ces cavaliers étaient de simples mercenaires malhabiles. Ils n’appartenaient pas à la garde du Seigneur-des-Tourments, ces Cavaliers-Démons que tu as vus dans la caverne.

Le chef viking regarda en direction des collines.

- Cela devrait suffire à décourager les Farfadets.

            Ingolf avait raison. Après une courte hésitation, les Farfadets tournèrent les talons et disparurent.

- La voie est libre jusqu’à la cité du Goupil.

            La troupe se mit en marche. Au milieu des cadavres, des oiseaux cornus descendus des nuages apaisaient leur faim. Arthur et les Vikings passèrent sans un mot. Le silence n’était troublé que par les coups de bec et les battements d’ailes.

- Quels étranges oiseaux... dit Arthur.

- Ce sont des Cittipati, les Maîtres-du-Charnier. Des mangeurs de morts. Lorsque les soleils se sont levés, leur vol a traversé le ciel et je me suis douté que nous aurions à livrer un combat.

- Je les ai vus aussi.

- Ils avaient repéré les cavaliers depuis longtemps. Les Cittipati apparaissent toujours lorsque la mort est proche. Ce monde est à eux, ajouta Ingolf en frissonnant. Avançons maintenant, car la route est encore longue.

- Quand verrons-nous à la ville où habite... Comment se nomme-t-il déjà, ce nécromancien ?

- Papadiavol. Nous devons y arriver dès ce soir, avant le coucher des soleils, à cause des Vampires qui ne manqueront pas de parcourir le ciel à la tombée de la nuit.

            Ingolf secoua la tête.

- Je ne comprends toujours pas pourquoi les Cavaliers-Démons ne nous ont pas affrontés, ajouta-t-il. Ils ont peut-être cru que ces mercenaires suffiraient. 

            Et ils ont eu tort, pensa Arthur malgré lui, impressionné par ce qu’il venait de voir et se demandant encore comment un rêve pouvait créer un tel sentiment de vérité.

            Ils marchèrent pendant plusieurs heures. La plaine était immense et monotone, toujours semée des mêmes épineux entourés de rochers, recouverte à perte de vue par de petites collines. De temps en temps, il fallait franchir une rivière mais les Vikings connaissaient les endroits où l’eau était peu profonde.

            Puis ils aperçurent à l’horizon plusieurs colonnes de fumée.

- Ces fumées proviennent d’Yskander, constata Ingolf avec amertume. Une riche et fière cité. Je ne serais pas surpris que les hordes de Mitgardr y soient pour quelque chose, car cette ville aux mille splendeurs s’est toujours courageusement opposée au Seigneur-des-Tourments. Voilà sans doute la raison pour laquelle nous n’avons pas été attaqués par les Cavaliers-Démons. Ils doivent être occupés à y semer la destruction. Hâtons le pas.

 

*

 

            La journée s’écoula sans incident. Sur les crêtes des collines éloignées, Arthur apercevait parfois de petits groupes de Farfadets.

- Ils nous suivent, dit Ingolf. Pour avertir les Vampires à la tombée de la nuit. Mais leur présence est inutile. Vois là-haut.

            Dans le ciel, tout près des nuages, les lugubres Cittipati tournoyaient patiemment.

- Leur faim est insatiable. Ils attendent le prochain combat. Ils peuvent planer ainsi jusqu’à la nuit. Les Vampires n’auront qu’à observer leur vol pour nous retrouver.

- Vous n’avez jamais peur de vous battre ? demanda Arthur. Les Vampires sont des créatures terrifiantes. Je tremblerais à l’idée de les affronter.

- Se battre, jeune Arthur, c’est justement ce qui est beau. La victoire est moins importante que le combat. Vaincre est une bonne chose, mais lutter avec courage, quel que soit le danger, voilà la grandeur.

- C’est facile pour vous de dire ça, marmonna Arthur. Avec votre taille, vous ne devez pas craindre grand monde.

- Force et taille, ça ne compte pas. Tu vois celui-là ?

            Ingolf désignait un guerrier, presque frêle, le plus petit de la troupe.

- Le combat contre les cavaliers de Mitgardr. Trente contre deux cents. Voilà le chef des Berserkir.

- Lui ?

- Oui. La fureur décuple ses forces.

            Arthur hocha la tête, pensif.

- Il m’arrive de plus en plus souvent de me mettre en colère, dit-il. Parfois cette colère est si forte que je pourrais m’oublier complètement. Je la sens bouillir à l’intérieur de moi. C’est bizarre... J’ai l’impression que c’est depuis l’accident de car.

- La colère est bonne mais à condition de la contrôler. Ne va surtout pas croire que les Berserkir sont nos meilleurs guerriers. Ils savent appeler la fureur, la faire monter des plus noires profondeurs de leurs âmes. Mais, dès que cette fureur les chevauche, ils ne sont plus des hommes. Dominés par la colère, ils n’ont pas le nom de Vikings. Ce ne sont que des créatures sans intelligence, esclaves de leur fureur, serviteurs de la Destruction. Non, le vrai guerrier est celui qui, malgré sa peur, garde l’esprit froid et rit au nez du danger.

- Au lycée, il y a une petite bande... J’avoue qu’ils me fichent la trouille. Mais l’autre jour, j’étais tellement en rage que j’aurais pu les aplatir...

- Certes ! Des vermisseaux aux âmes rampantes, que tu écraseras du doigt lorsque tu sauras contrôler ta colère. Une force est tapie en toi comme un animal sauvage, c’est un fauve qui attend patiemment son heure.

- N’exagérons pas, je...

- Un fauve terrifiant ! l’interrompit Ingolf d’un ton vif.

Le Viking se tut quelques instants. Puis il ajouta, perdu dans ses pensées :

- Sans doute le Prince d’Effrayeur. Lily sait ce qu’elle fait...

- Qu’est-ce que vous racontez ?

            Ingolf regarda brièvement Arthur avant de détourner les yeux.

- C’est lorsque tu dors... Je t’ai observé cette nuit. Un Berserk qui montait la garde m’a prévenu. Une chose t’enveloppe, elle plane sur toi comme les corbeaux d’Odinn sur un champ de bataille. On ne la voit pas vraiment. Il faut avoir l’expérience des combats. Lorsque l’on a vu sourire la Mort dans les yeux d’un ennemi, on peut sentir ce qui pèse sur ton sommeil. C’est une force, bien trop lourde pour toi. Quand tu as commencé à entrer dans notre monde, elle s’est réveillée. À présent, tu dois l’apprivoiser. Sinon, elle te détruira.

- Est-ce que ça aurait un rapport avec le « Signe de l’Effroi » ?

- Où as-tu entendu dire cela ? demanda Ingolf.

- Chez les Farfadets. Ils m’ont dit que je portais ce signe.

            Le Viking soupira.

- Oui. Cela a un rapport. Je te souhaite d’apprendre à dompter cette force.

- Et je suppose que si je demande des explications, vous allez encore me dire d’attendre de rencontrer Lily.

- Tu comprends vite, répondit Ingolf.

            Arthur secoua la tête. Ce rêve se terminerait un jour. Il suffisait de se montrer patient.

            Il préféra se concentrer sur sa marche. Cela faisait un long moment qu’ils gravissaient la pente interminable d’une immense colline. L’effort devenait plus pénible à chaque pas. Finalement, ils parvinrent au sommet.

- Nous n’irons pas plus loin.

            Sous leurs yeux, dans le lointain, au fond d’une vaste et profonde vallée bordée par une mer, s’étendait une grande cité. Elle était environnée de puissantes murailles. À l’intérieur, Arthur distinguait un enchevêtrement d’habitations aux toits biscornus. Il devinait de hautes tours et des sortes de palais dont les façades luisaient sous la lumière des soleils. Plus loin, dans les faubourgs de la ville, les voiles de nombreux navires s’élevaient au-dessus de ce qui semblait être un vaste port.

- La Cité du Goupil, dit Ingolf. Tu iras seul. Nous ne l’aimons guère et n’y sommes point les bienvenus. Dans la Rue-aux-Chats, tu trouveras Papadiavol le Nécromancien.

- Et Lily ?

- Lily te trouvera elle-même. Va, à présent. Papadiavol t’attend.

            Arthur jeta un regard indécis vers les guerriers.

- Ne t’inquiète pas, ajouta Ingolf. Papadiavol est un sorcier puissant, entouré de serviteurs rusés et intrépides. Tu seras en sécurité.

            Arthur hésitait encore.

- Comment se nomme cette ville ?

- Pourquoi veux-tu le savoir ?

- J’ai rêvé d’une ville, une nuit. Elle se nommait « Malapertuis ».

- Malapertuis, la Cité du Grand Goupil. Oui, c’est bien elle. Je ne sais si tu parviendras à communiquer avec les gens qui la peuplent, ajouta fièrement Ingolf. Nous, Vikings, usons du Langage Altier, qui dévoile la poésie des choses. Les habitants de cette cité usent du Parler Trébuchant. Un langage de gueux, qui ne ressemble à rien...

            Arthur hocha la tête avec indifférence. Tout ce qui importait, c’était que ces fichues hallucinations prennent fin. Sans un mot, il se dirigea vers la ville. Lorsqu’il se retourna, après avoir parcouru quelques dizaines de mètres dans les hautes herbes, le chef Viking et ses hommes avaient disparu.

 

VI

 

            Les soleils commençaient à décliner quand Arthur arriva aux portes de Malapertuis. « Le monde de mon rêve », murmura-t-il, impressionné. L’immense mur protégeant la ville était hérissé de nombreuses tourelles aux toits pointus sur lesquels se tenaient perchés des centaines d’oiseaux. Des drapeaux jaunes et verts claquaient sous la brise.

            Aux pieds de la muraille s’étendait un grand marché. Une multitude de badauds se pressaient autour des étals couverts de cruches, de fruits, d’étoffes... Les cris des marchands retentissaient de toutes parts.

- Vinasse ! Vinasse ! éructait un homme au nez parsemé de petites veines violettes. Venez goûter mon vin ! C’est boisson de roi. Il n’est meilleur remède contre la soif !

- Voici bonne panerée mes seigneurs ! sembla lui répondre une grosse femme aux cheveux sales dont les mains, épaisses comme des enclumes, présentaient à la ronde des boules d’un pain brun foncé.

            Deux portes, aussi hautes que des maisons à quatre étages, faites d’un bois noir et luisant, serties d’énormes têtes de clous, contrôlaient l’entrée de la ville. Au centre de chacune était sculptée une tête de renard aux yeux taillés dans une pierre rouge. Arthur eut l’impression que leurs babines retroussées lui adressaient un rictus moqueur.

            Un groupe de gardes, des colosses patibulaires recouverts de solides cottes de mailles et armés de longues arbalètes, fouillaient sans ménagement quiconque voulait pénétrer dans la ville. Un grand nombre d’hommes et de femmes attendaient patiemment leur tour, résignés. Arthur, effrayé, vit l’un des gardes assommer un homme d’un violent coup de poing, au prétexte que celui-ci ne pouvait justifier la raison de sa venue à Malapertuis.

Comment allait-il entrer dans cette ville ? Avec inquiétude, il se faufila parmi des marchands, espérant qu’on le prendrait pour l’un des leurs. Au bout de plusieurs minutes, il n’y avait plus que quelques marchands entre les gardes et lui.

- D’où viens-tu, maraud ? gronda l’un des arbalétriers à l’intention d’un individu au menton recouvert d’une petite barbe en pointe. Or ça ! Tu ne loges point céans, je ne t’ai encore jamais vu en notre Cité.

- C’est bien vrai, répondit l’homme en baissant les yeux. Je vis à Yskander, où je vends de beaux cuirs bien tannés, brillants comme les colliers d’or du grand Bourgmestre dont tu as la chance d’être le protecteur. Je suis venu faire acquisition de quelques racloirs forgés par vos habiles métalliers.

            L’homme restait digne. Il était visiblement fier et courageux. Il avait parcouru un long chemin et cherchait simplement à faire du commerce sans s’attirer des ennuis avec les belliqueux gardiens de la cité.

- Peux-tu prouver que tu viens d’Yskander ? demanda le soldat en le fixant d’un regard suspicieux.

- Si fait, voici le sauf-conduit délivré par notre Khalîf, répondit l’homme en présentant un parchemin plié en quatre.

Le cœur d’Arthur se serra. Quel argument allait-il donner au gardien ? Une sueur froide perla sur sa nuque et le fit frissonner. Il se voyait déjà roué de coups, jeté dans le fossé...

Mais un phénomène étrange se produisit. Les gardes devinrent nerveux. Ils se mirent à fouiller fébrilement les voyageurs en posant rapidement des questions sans attendre de réponse. Plus Arthur approchait du poste de garde, plus les soldats s’agitaient. Cette fébrilité atteignit aussi le reste de la file d’attente. Hommes et femmes trépignaient, certains commencèrent à se disputer.

Arthur remarqua que deux personnages étranges s’étaient approchés. Une femme au visage serein et bienveillant, vêtue d’un ample manteau bleu à large capuche, et un homme enveloppé dans une cape rouge, bâti comme un formidable guerrier, armé d’un bâton long comme une lance, à l’expression détachée et impénétrable. Il eut l’intuition qu’ils avaient, d’une manière ou d’une autre, déclenché cette agitation.

Subitement, une querelle éclata. Un marchand reprochait à son voisin de chercher à lui prendre sa place dans la file. Ils s’insultèrent puis échangèrent des coups en criant. Arthur fut poussé violemment en avant. La bourrade avait été si forte qu’il se retrouva au milieu des gardes. Mais ceux-ci ne lui accordèrent aucun regard. Leur nervosité avait atteint son comble, ils semblaient désorientés et sur le point d’en découdre avec tous ces arrivants...

Personne ne lui prêtant attention, il profita du désordre et entra dans Malapertuis.

- Ouf, soupira-t-il. Un vrai coup de chance...

            Il chercha l’homme et la femme du regard, mais ils avaient disparu. Il regarda alors devant lui. Il se trouvait sur une immense place envahie par une foule bigarrée qui se pressait autour des étals. Le marché continuait à l’intérieur de la puissante cité. La place était cernée d’étroites maisons. Leurs façades à colombages multicolores étaient surmontées de toitures biscornues. Au-dessus de certaines portes étaient accrochées des sculptures en bois ou en fer.

Arthur regarda attentivement autour de lui. Cette architecture, le langage des gens, la façon dont ils étaient vêtus… Des échoppes avec leurs enseignes … Tout cela ne lui était pas inconnu. Mais oui, il avait déjà vu ça au cinéma ! Ça alors ! je suis en plein Moyen Âge, se dit-il.

Quel soulagement ! Il se trouvait enfin dans un monde qu’il était parfaitement capable d’avoir imaginé. Cela confirmait bel et bien qu’il était plongé dans un long rêve.

Arthur se détendit. Plus rien n’avait d’importance à présent. Il allait patiemment attendre le réveil.

Il décida de se promener. Les conversations allaient bon train, rires et plaisanteries fusaient de toutes parts. Devant lui, des jongleurs et des cracheurs de feu attiraient une foule de curieux qui applaudissaient de bon cœur. La joie régnait.

Toutefois, au bout de quelques minutes, sans savoir pourquoi, Arthur ressentit une sorte de mélancolie. Il eut le sentiment que la joie qui l’environnait avait quelque chose de factice... Une ombre de tristesse planait en réalité sur ce lieu.

            Tout à coup, un grognement féroce retentit quelque part. Arthur fit précipitamment un pas de côté. Un groupe d’énormes cochons menés à coups de bâtons par deux porchers hirsutes fonçait sur lui ! Au moment où les verrats passaient sous son nez, il fut bousculé et sa vision se brouilla. Alors, très brièvement, il crut apercevoir les murs de son lycée. Un pan de crépi jaune, le même tag à demi effacé... Lorsque sa vue se rétablit, il remarqua que l’un des porchers l’observait. Troublé par l’intensité du regard de cet homme, Arthur recula. Il fut aussitôt repoussé par une vieille femme qui se mit à l’insulter parce qu’il lui avait marché sur le pied. Il voulut s’excuser... et crut soudain apercevoir le visage de Deber juste derrière la mégère ! Au moment où celle-ci levait la main pour le frapper, Arthur fut emporté par un mouvement de la foule qui se précipitait pour assister à un numéro d’acrobates. Quand il chercha de nouveau l’inquiétant visage, celui-ci avait disparu.

- Tout ça, c’est forcément un rêve… se dit-il à haute voix en secouant la tête. Qu’est-ce que ça pourrait bien être d’autre ?

            Il respira profondément. Le mieux était de se donner un but. Chercher la Rue-aux-Chats le calmerait. Il finirait de toute façon par se réveiller…

            Il sursauta. On venait de taper sur son épaule. Un homme jeune aux longs cheveux clairs se tenait à côté de lui, hagard.

- Excusez-moi, dit l’apparition. J’ignore où je suis. Aidez-moi, s’il vous plaît.

            Ses vêtements étaient sales et déchirés. Arthur vit qu’il avait une tache sombre au niveau de la poitrine. Ses yeux exprimaient la crainte et l’incompréhension.

Arthur garda le silence. Il ne pouvait lever les yeux de cette tache qui s’étendait lentement sur la chemise de son interlocuteur. Son attitude sembla plonger l’homme dans le désarroi.

- Dites-moi où je suis, je vous en prie.

            Mais Arthur restait figé, incapable de répondre.

- Viens par ici l’ami, dit alors une voix nasillarde.

            Un mendiant se tenait non loin d’eux. Gros et sale, le bras droit tordu et replié contre sa poitrine, il tenait dans sa main gauche un bol rempli de menue monnaie.

- Tu viens d’arriver à ce que je vois, l’ami ? ajouta le mendiant dans un large sourire.

            L’homme hocha lentement la tête en silence.

- Fort bien, point ne te soucie, répondit le mendiant avec une bonhommie rassurante. Vois-tu la haute maisonnée au toit pointu là-bas, au bout de la Grand-Place ? Elle porte enseigne dorée. Une truie blanche y est peinturlurée, assez mal ma foi. Va donc te présenter. On t’y fera bon accueil.

            Tête baissée, l’homme se dirigea vers la maison qui venait de lui être indiquée. Quelques badauds le remarquèrent et lui tapèrent amicalement dans le dos. Arthur, troublé, le regarda s’éloigner et disparaître dans la foule. Qui sont tous ces gens ? se demanda-t-il avec inquiétude. Cet homme... C’était bien une tache de sang sur sa chemise, non ?

Il s’aperçut que le mendiant le regardait attentivement, d’une façon bizarre.

- Jouvenceau, n’aurais-tu point un liard pour mon escarcelle ? dit le gros homme en agitant son bol rempli de piécettes.

            Arthur hésita. Il se souvint d’une réplique lue dans une bande dessinée sur les Chevaliers de la Table Ronde :

- Heu... Que nenni. Passez oultre.

            Puis il eut une idée. Les mendiants, en général, connaissent bien leur ville.

- Je n’ai pas d’argent, mais je cherche la Rue-aux-Chats.

            Le mendiant le fixa d’un air surpris.

- Et pour quelle raison la cherches-tu, jouvenceau ?

            Arthur hésita de nouveau. Le mendiant esquissa un petit sourire entendu, avant d’ajouter :

- Y’a quelqu’un de très fameux qui habite cette rue...

- Peut-être bien, répondit Arthur, soudain méfiant.

            Le mendiant se pencha vers lui en le regardant attentivement. Ses yeux brillaient à présent d’une lueur un peu folle.

- Donne-moi le nom de celui chez qui tu te rends, ordonna-t-il brutalement.

            Arthur recula. Le mendiant se redressa, en prenant une mine de conspirateur.

- Tu ne veux point me dire son nom ? Je dois avouer que tu as raison. Il y a bien des choses qu’on doit taire en ce monde, au premier rang desquelles, c’est certain, figure le nom de ce fameux personnage... Cela dit, je ne t’imagine point frappant à sa porte comme ça, le museau en l’air, sans motif, juste pour visiter sa demeure...

            Arthur ne sut quoi répondre. La conversation prenait un tour de plus en plus étrange, et il se demandait comment il allait se débarrasser de son interlocuteur trop curieux.

- Ce ne serait guère courtois, continua le mendiant en roulant des yeux ronds, la tête subitement de travers.

- Effectivement.

- Par conséquent, tu peux me déclarer pourquoi tu comptes lui rendre visite !

            Irrité par la logique absurde de ces propos, Arthur sentit la colère monter en lui.

- Mais peut-être que je ne vais pas chez lui ! Qu’en savez-vous ? Maintenant, si vous ne voulez pas me dire où se trouve cette rue...

            Le mendiant afficha un air comiquement déçu.

- Hélas pour toi, je le veux bien, mais point ne le peux, répondit-il en essayant de se gratter l’oreille avec son épaule.

- Bon, je m’adresserai à quelqu’un d’autre. Il y a beaucoup de gens ici, ajouta Arthur en espérant détourner la conversation. Je ne connaissais pas cette ville. C’est très animé, très vivant.

- Personne ne te répondra, affirma le mendiant en riant, apparemment très amusé par ce qu’Arthur venait de dire.

- Et pourquoi donc ?

            Le mendiant jeta un regard subitement inquiet autour de lui.

- Parce que tout le monde a une sacrée trouille de cette rue, pardi ! Et maintenant arrête de me casser les orteils avec tes questions ! Va voir dans l’auberge qui est là-bas.

            Avec son bras droit qui n’était plus du tout tordu, le mendiant désignait une bâtisse peinte en rouge écarlate.

- Et qu’est-ce que je vais trouver, dans cette auberge ?

- La réponse à tes fichues questions, grommela l’homme en s’éloignant.

            Arthur regrettait déjà Ingolf. Rêve ou non, il allait devoir se débrouiller seul...

            D’un pas mal assuré, il se dirigea vers l’auberge. Parvenu sur le seuil, il hésita longuement. Derrière la porte retentissaient les exclamations et les éclats de rires gras de brutes avinées. Pénétrer dans ce lieu lui parut soudain trop risqué. Il y avait certainement un autre moyen d’apprendre où se trouvait la Rue-aux-Chats.

            Mais, à l’instant où il allait tourner les talons, la lourde porte s’ouvrit. Un homme à la démarche titubante sortit. Comme l’ivrogne lui tenait la porte ouverte d’un air impatient, Arthur se sentit obligé d’entrer. Il se retrouva alors dans une immense salle bruyante remplie de buveurs où régnait une forte odeur d’épices et de tabac. Des serveuses passaient rapidement de table en table, les bras chargés de chopes d’étain dont débordaient de longues coulées d’une mousse épaisse.

            Il décida de rester prudemment le dos contre la porte. Dans le monde réel, il n’avait jamais pénétré dans un tel endroit. Alors ici...

            Soudain un groupe d’hommes entra derrière lui.

- Fais place, petit !

            Ils le poussèrent sans ménagement. Arthur perdit l’équilibre et alla heurter l’épaule d’un buveur.

- Hé ! Par le Diable !

            L’homme qu’Arthur avait involontairement bousculé venait de renverser sa chope. Il était ivre et ses yeux lançaient des éclairs de fureur.

- Je vais t’apprendre à te tenir debout, petit traîne-ruisseau, gronda l’ivrogne...

            L’homme se leva. Sa chemise sale était trempée. Taillé comme un bûcheron, il mesurait presque deux mètres. Des cicatrices effrayantes lui faisaient un visage de monstre. Personne ne leur prêtait attention.

Je vais prendre la raclée de ma vie ! se dit Arthur avec frayeur.

            Mais, au moment où l’ivrogne lui attrapait le col, un homme apparut, d’une manière si soudaine et si inattendue qu’il semblait surgi du sol. Il était grand et maigre, vêtu d’une tenue de cuir râpé et, sous sa tignasse blonde ébouriffée, deux petits yeux vifs encadraient un nez démesurément long.

            Cette apparition à l’allure étrange restait là, à leurs côtés, sans rien dire. Mains sur les hanches, l’homme se contentait de sourire légèrement en plongeant ses yeux dans ceux de l’ivrogne.

            Ce dernier se calma instantanément. Il bafouilla :

- Heu, ahem... Qu’est-ce que tu veux, Claquebec ?

            L’homme blond ne disait toujours rien. Il continuait de fixer l’ivrogne sans se départir de son petit sourire narquois.

- Ben quoi ? Il a renversé toute ma bière, ce gamin ! Je peux bien lui donner une petite leçon, non ?

            L’ivrogne paraissait décontenancé. Il jeta un coup d’œil vers la table où l’homme blond était assis auparavant. Un autre individu s’y trouvait. Il était aussi maigre que son compagnon. Dépassant d’une longue chemise de grosse toile verdâtre, son poignet droit était recouvert jusqu’au milieu de l’avant-bras par un manchon de cuir épais. Derrière son crâne rasé pendait une touffe de cheveux noirs, comme une sorte de queue de cheval. Ses yeux étaient d’un bleu si clair qu’ils ressemblaient à deux petites fenêtres ouvertes sur un ciel d’été.

            Arthur n’osait pas respirer. Il regardait alternativement les deux hommes et le colosse qui le tenait toujours par le col. À présent, le regard de ce dernier était rempli de crainte.

- Retourne donc t’asseoir l’Antoine, dit calmement l’homme aux yeux bleus. Tu sais bien que Claquebec et moi on ne goûte guère d’être dérangés pendant qu’on chopine.

            L’ivrogne ne se le fit pas dire deux fois. Il lâcha Arthur et retourna s’asseoir, penaud, avant de commander promptement une nouvelle chope.

- Maintenant, le jouvenceau est notre invité ! proclama l’homme blond d’un ton jovial.

            Et il poussa Arthur jusqu’à leur table.

- Prends place. Moi c’est Claquebec, comme tu l’as compris. Lui, avec sa touffe de poils noirs qui s’échappe de son crâne, c’est La Pie. Comment t’appelles-tu ?

- Arthur. Merci. Sans vous, il m’assommait.

- Ouais, approuva Claquebec. Faut pas entrer ici quand on a ton âge.

- Dans l’idéal, faudrait pas du tout entrer ici, ajouta La Pie dans un large sourire.

            Les deux hommes burent quelques gorgées, avant de reposer bruyamment leurs chopes sur la table et de le dévisager en silence.

- Où est ta mère, jouvenceau ? finit par demander Claquebec.

            Arthur secoua la tête.

- C’est une longue histoire... répondit-il.

            Les deux hommes se regardèrent furtivement.

- Hmm. Bon, et ton père, alors ? demanda La Pie.

            Arthur se contenta de lever les yeux au ciel. La bonne humeur des deux hommes eut l’air de s’assombrir un instant.

- Si je comprends bien, finit par dire Claquebec joyeusement, personne ne t’attend ! Tu as donc le temps de chopiner avec nous. Rita ! Apporte une bière à notre invité !

            Une jeune femme rousse traversa la salle en quelques pas légers, virevoltant avec aisance entre les tables, une énorme chope dans chaque main. Arthur se dit qu’il n’avait jamais vu une femme aussi belle. Avec son petit nez délicatement pointu et ses grands yeux verts, elle ressemblait à une fée d’Arthur Rackham.

Rita posa l’une des chopes devant lui. Son geste avait été vif, pourtant la lourde chope ne fit pas plus de bruit en touchant la table qu’une simple plume.

- Mes deux gentils Voleurs, dit-elle en désignant Arthur du menton, vous ne pourrez rien lui dérober, sa bourse n’est pleine que du souffle des Égarés.

Le regard de la jeune femme se posa encore sur Arthur quelques secondes. Elle sembla intriguée. Puis, les yeux pétillant de malice, elle ajouta en riant :

- Beau jouvenceau, prends garde à ne point te laisser entraîner dans les beuveries de ces deux-là. Ils sont capables de boire toute la nuit jusqu’à ce que leurs cheveux deviennent aussi humides que l’herbe du matin.

- Douce Rita, ne décourage donc point notre invité, dit La Pie en riant à son tour.

            La serveuse fit semblant de lui envoyer un baiser du bout des lèvres puis fit demi-tour dans une sorte de pas de danse souple et gracieux. Lorsqu’elle fut partie, Arthur crut déceler dans les yeux de La Pie une petite pointe de déception. À chacun sa Léa, pensa-t-il avec mélancolie.

Il réalisa qu’il avait très soif. En portant la chope à ses lèvres, il sentit une odeur bizarre.

- C’est fait avec quoi ? demanda-t-il.

            Les deux hommes s’esclaffèrent de surprise.

- Comment ça ? Tu ne sais pas avec quoi on fait la Bière des Montagnes ? Mais d’où viens-tu ?

- Ça, c’est une bonne question... répondit Arthur.

            Puis il posa sa chope et regarda les deux hommes.

- En fait, dit-il, je cherche une rue.

- Aucun problème jouvenceau, répondit Claquebec. Ici, ça ne manque point.

- Il te suffira de franchir la porte dans l’autre sens et tu en trouveras une juste sous ton nez.

            Arthur hésita un instant.

- Elle se nomme la Rue-aux-Chats.

            Les deux hommes restèrent silencieux. Leur bonne humeur avait complètement disparu.

- Allons bon... finit par murmurer Claquebec.

- Et pourquoi la cherches-tu, cette rue ? demanda La Pie, soupçonneux.

- Ça y est, soupira Arthur, ça recommence.

- Qu’est-ce qui recommence ?

- En arrivant, j’ai demandé à un gros mendiant où se trouvait la Rue-aux-Chats. Il a eu la même réaction que vous. C’est lui qui m’a dit d’entrer dans cette auberge.

- Tu as rencontré Gros-Malvais ? Et il t’a laissé partir ? s’étonna Claquebec.

- C’est parce qu’il a compris que notre ami cherchait Papadiavol, dit lentement La Pie. Je me trompe, jeune Arthur ?

- Non, c’est exactement ça, répondit-il, résigné.

            La Pie et Claquebec restèrent à nouveau silencieux. Ils l’observaient attentivement. Puis, d’un geste vif, Claquebec lui saisit le menton et le regarda droit dans les yeux. Ses narines frémissaient légèrement. Arthur eut l’impression que cet homme étrange le reniflait à la manière d’un animal.

- Il vient du Premier Monde, dit finalement Claquebec.

- Je m’en doutais, répondit La Pie en hochant la tête. Sais-tu qui est Papadiavol, jouvenceau ?

- Heu, non. C’est un ami qui m’a conseillé d’aller le voir.

- Et cet ami, peut-on connaître son nom ?

- Ingolf. Il m’a dit que je pouvais me recommander de lui.

            La Pie et Claquebec parurent impressionnés.

- Ingolf ? Ce sale Viking ? Alors tu viens de la Forêt ? Dis donc, tu en connais du monde, pour un jouvenceau ! s’exclama Claquebec.

- Surtout pour un jouvenceau… plus ou moins vivant, murmura La Pie.

- Plus ou moins vivant ? Que voulez-vous dire ? Je ne comprends rien du tout, dit Arthur en se redressant.

            Les deux hommes se penchèrent vers lui.

- Écoute bien, jeune ami. Ingolf et sa horde... commença La Pie

- On ne peut pas dire qu’on les aime beaucoup, l’interrompit Claquebec en secouant la tête farouchement. Comme tous ceux qui vivent dans cette cochonnerie de Forêt, d’ailleurs !

- Bref, ces Vikings, ce sont des morts.

- Et aussi de fieffés ivrognes. Faut les voir quand ils avalent leur hydromel !

            Arthur les regarda, interloqué.

- Des morts ?

- Ouais.

- Et nous aussi, ajouta La Pie avec un demi-sourire.

            Arthur sentit sa gorge se nouer.

- Vous... hem, « aussi » ? articula-t-il avec difficulté.

- Tout le monde ici est mort. C’est comme ça. Mais, dans la Ville, on l’est moins que dans la Forêt, où tu as rencontré les Vikings. C’est pour ça que personne n’est pressé de quitter Malapertuis.

- Tant qu’on y trouve de la Bière des Montagnes, aucune raison de quitter la Ville, approuva Claquebec en levant sa chope.

- Là-bas, dehors, ils sont très morts, continua La Pie.

- Note bien, jeune Arthur, renchérit Claquebec en s’essuyant les lèvres avec sa manche, qu’ils peuvent être encore plus morts.

- « Encore plus » ? dit Arthur, qui sentit ses cheveux se hérisser.

- Les Forestiers, comme on appelle tous ceux qui vivent dans la Forêt, ont le don de Suprême-Mort. Ils peuvent se tuer entre eux ou nous tuer. Et alors, la mort est totale. Nous aussi, dans Malapertuis, on peut s’entretuer, mais on meurt moins complètement que si on meurt dans la Forêt ou tué par un Forestier. Enfin, c’est un peu plus compliqué que ça...

            Arthur était abasourdi.

- Plus compliqué ?

Il se mit à réfléchir intensément. Une angoisse blanche lui serrait lentement la gorge. Il refusait ce qu’il était en train de comprendre. Jusqu’à présent, il s’était accroché à l’idée qu’il était plongé dans un rêve. Mais une autre possibilité se dessinait à présent. Une possibilité très… plausible.

- Donc... si je comprends bien, articula-t-il avec difficulté, le monde dans lequel je me trouve, ce serait... le monde des morts ?

Il pensa avec effroi à son dernier souvenir lorsqu’il se trouvait encore dans son « monde ». À moitié assommé par un puissant calmant, il avait entendu Labarthu et Deber qui projetaient de le tuer. Tout ce qu’il avait vécu jusqu’alors devenait subitement logique. Sa mère était venue le chercher dans son sommeil, elle l’avait emmené dans sa vieille voiture et les hommes de main du sinistre proviseur avaient provoqué l’accident...

- Des morts, oui, répondit La Pie. Et des esprits, aussi. Tu te trouves dans le Deuxième Monde. Quand on meurt, on quitte le Premier Monde, le tien, pour venir ici. Mais, il y a d’autres mondes, avec d’autres morts, d’autres esprits, et...

            Claquebec l’interrompit :

- Arthur, tu devrais finir ta chope. Tu es aussi pâle que la mousse d’une bière tiède.

            Mais Arthur avait une question urgente à poser :

- Alors moi ? Qu’est-ce que je fais ici ? Vous avez dit que j’étais « plus ou moins vivant ».

            La Pie hésita.

- Hmm... Le mieux serait que tu poses la question à Papadiavol. Lui, il te dira ce qu’il faut que tu saches. De toute manière, si Ingolf t’envoie chez lui, on est bien obligés de te conduire dans son antre, pas vrai ?

- On doit te dire que, La Pie et moi, nous sommes les plus fidèles serviteurs de Papadiavol, dit Claquebec sur un ton jovial en se levant.

- Ici, chacun nous appelle « les Voleurs », ajouta La Pie en se levant à son tour. La nuit est notre élément.

- Et les soleils se sont couchés pendant qu’on parlait, dit Claquebec en regardant par la fenêtre. Faut croire que notre conversation les ennuyait.

- Nuit noire, approuva La Pie en hochant la tête. C’est le bon moment pour se rendre dans la Rue-aux-Chats, déclara-t-il en lançant une pièce à la belle Rita, qui le remercia d’un clin d’œil mutin.

            Ils sortirent de l’auberge. La place, tout à l’heure si animée, était à présent déserte, parfaitement silencieuse et enveloppée de ténèbres. Les façades des maisons tout autour d’eux dessinaient des silhouettes d’ombres irrégulières se découpant sur le ciel sans étoile du monde des morts. Mais Arthur n’y prêtait aucune attention. Ses pensées se bousculaient. Il se souvenait de tout ce qu’il avait ressenti depuis qu’il était arrivé dans ce monde, la fatigue, la douleur, qui lui avaient semblé réelles... Et les paroles d’Ingolf, si convaincantes...

« Alors... je suis mort ? » murmura-t-il lentement.

Il posa la main sur sa poitrine. Son cœur battait violemment, il le sentait palpiter sous ses doigts, serré par l’inquiétude.

- Est-ce que je suis vraiment mort ? demanda-t-il, cette fois à haute voix, en regardant autour de lui.

            Mais il n’y avait personne pour lui répondre. Les deux Voleurs étaient loin devant, perdus parmi les ombres de l’immense place. Il se hâta de les rejoindre. Avant de s’enfoncer à leur suite dans les ruelles noires de Malapertuis, il se retourna instinctivement et regarda l’auberge qu’ils venaient de quitter. Les lumières vives qui jaillissaient de l’intérieur rehaussaient l’écarlate de sa façade. Porte et fenêtres ouvertes formaient un visage rougeoyant qui semblait hurler de peur.

 

*

 

            Malapertuis était immense et sinueuse. Ses ruelles interminables, faiblement éclairées par de fines torchères, s’entrelaçaient à l’infini, nouées en d’innombrables carrefours. De temps en temps, au-dessus d’eux, un faible piaillement se faisait entendre. Des Cittipati, planant dans le ciel ténébreux…

            Arthur et ses compagnons étaient seuls, mais le vent qui s’engouffrait dans certaines rues leur apportait une rumeur confuse et lointaine. Des battements de tambours rythmaient des psalmodies étranges. Alors qu’ils traversaient un carrefour, Arthur aperçut au fond d’une impasse le reflet d’un feu danser sur une façade.

- Qu’est-ce qui se passe là-bas ?

- T’occupe, répondit La Pie. Nous ne prenons point cette direction. Les rues de Malapertuis sont pleines de mystères qu’il ne fait pas bon rencontrer.

            Soudain Claquebec, qui marchait en tête, émit un petit cri étouffé.

- Les Luneux !

            Sans perdre un instant, La Pie poussa Arthur dans l’embrasure profonde d’une porte.

- Surtout, ne bouge point, reste dissimulé dans l’ombre, ne touche rien ni personne, lui souffla-t-il à l’oreille.

            Arthur, surpris par la peur qui émanait de cette voix, hocha la tête. Puis, imitant Claquebec, La Pie escalada souplement la façade au pied de laquelle ils se trouvaient et s’accrocha à une fenêtre.

Le silence qui suivit fut total.

Quelques instants plus tard, la ruelle se trouva envahie par une foule d’hommes et de femmes. Ils marchaient très lentement, serrés les uns contre les autres, en marmonnant des paroles incompréhensibles.

À la lueur des torches, Arthur vit qu’ils étaient vêtus de haillons. Leurs visages très pâles étaient profondément creusés. De leurs yeux remplis de désespoir, ils regardaient de tous côtés. Ils étaient si nombreux qu’il fallut attendre plusieurs minutes avant que la ruelle ne retrouve son calme. Lorsqu’ils furent passés, les deux Voleurs sautèrent sur le pavé.

- Tu peux sortir, Arthur. Ils sont loin à présent.

- Qui étaient ces gens ? demanda-t-il. Comme ils semblaient tristes ! Je n’avais jamais vu une telle tristesse.

- Les Luneux. Ils marchent toutes les nuits dans la ville. Quand vient le jour, ils disparaissent et nul ne sait où ils vont.

- Mon compère, as-tu vu Courtelame ? demanda sombrement La Pie.

- Je l’ai vu, répondit Claquebec, la voix pleine d’amertume. Il marchait au milieu de la foule, plus perdu que jamais.

            La Pie se tourna vers Arthur.

- Courtelame était comme nous, un Voleur, serviteur de Papadiavol. Une nuit, parce qu’il avait trop bu, il n’a pas réussi à s’accrocher à une fenêtre...

- Je ne comprends pas, dit Arthur.

- Les Luneux sont comme un fleuve de lave : faut point s’en approcher. Si l’un d’eux te touche, ou seulement te frôle, tu deviens immédiatement un Luneux. Tu ne peux plus sortir de leur foule et tu marches avec eux, chaque nuit, privé de conscience, avec seulement l’obsession de retrouver une liberté qui t’est enlevée pour toujours. Tu as vu qu’ils regardent partout ? Ils cherchent à s’enfuir mais ils ne le peuvent point, car ils restent perpétuellement serrés les uns contre les autres.

- Et qu’est-ce qu’ils disent ? J’ai eu l’impression qu’ils parlaient.

- Ils demandent qu’on les laisse partir. Certains clament leur indignation, d’autres implorent la pitié... Mais cela fait si longtemps qu’ils ont oublié le sens de leurs paroles.

            Claquebec, qui s’était aventuré au bout de la ruelle, s’impatientait.

- Allons, pressons ! Bouche-Sombre n’est plus très loin.

- Bouche-Sombre ?

- C’est le nom de la demeure de Papadiavol.

            Plus tard, après avoir parcouru un réseau tortueux de venelles étroites et humides, ils parvinrent dans une longue rue noire. La pâle lumière des deux lunes semblait incapable de se poser sur elle. C’était à peine si elle effleurait les sommets des toitures biscornues. Les ténèbres régnaient de manière absolue. Le silence aussi.

- Aidez-moi, demanda Arthur. Je n’y vois rien du tout.

- Nous sommes dans la Rue-aux-Chats. Il y règne toujours une obscurité impénétrable. C’est de la magie. Accroche-toi à ma tunique, jouvenceau.

            Arthur fit ce que lui conseillait le Voleur. Il avança en hésitant. Un moment, il crut marcher sur quelque chose qui se dérobait sous ses pieds mais il préféra ne pas penser à ce que ça pouvait être.

- Nous y sommes, annonça Claquebec qui avançait en tête.

            Arthur se demanda ce qui permettait aux Voleurs de se repérer dans cette obscurité, si épaisse qu’il ne parvenait même pas à voir ses propres mains.

            Deux coups violents sur un heurtoir métallique le firent sursauter.

- Holà ! Ouvre-nous Cassemur ! cria Claquebec.

            Au bout de quelques instants retentit le bruit de ferraille d’une lourde clé qui tournait dans la serrure. Un rayon de lumière déchira lentement les ténèbres, se répandit sur le pavé de la ruelle et les enveloppa. Devant eux, une porte s’ouvrait, surmontée d’un large linteau sculpté représentant un soleil enfermé dans un triangle.

- Voici Bouche-Sombre, déclara la Pie.

            Un être colossal, chauve et voûté, avec de grandes oreilles décollées, apparut sur le seuil. Il se tenait jambes écartées et bras ballants, un énorme trousseau de clés à la main, le regard féroce.

- Et la douce créature devant toi est Cassemur, son portier, ou plutôt son Cerbère, ricana Claquebec. Vois, Arthur, comme il transpire la bonté. Un seul de ses regards peut faire mourir de frayeur une mouche en plein vol.

            Le colosse prit un air cruel en regardant Claquebec.

- C’est bien vrai, Voleur, que cette demeure sera ton Enfer si tu continues tes plaisanteries, grommela-t-il d’une voix sourde.

- Laisse-nous entrer, Cassemur, dit La Pie avec autorité. Ton maître a un invité.

- Papadiavol est ton maître tout autant que le mien, répondit le portier en haussant ses immenses épaules. Tu sais fort bien qu’il n’aime guère les intrus. Et puis, es-tu sûr que ce jouvenceau aux mains fines est le bienvenu ? Je n’ai point été prévenu de son arrivée. De plus...

            Cassemur se tut brusquement. Il fit un pas dehors puis renifla bruyamment en direction d’Arthur.

- Mais... cet enfant vient du Premier Monde ? dit-il avec colère. Pas de ça ici ! Allez coucher ailleurs, les Voleurs !

            Le colosse fit aussitôt demi-tour et rentra dans Bouche-Sombre.

- Pas de ça ici ! répéta-t-il en agitant furieusement ses clés dans leur direction.

Puis il claqua la porte.

            Arthur et les deux Voleurs se retrouvèrent dans l’obscurité silencieuse.

- Quelle face de cochon ! s’emporta La Pie au bout de quelques instants.

- Il fallait s’y attendre, soupira Claquebec. Et maintenant que faisons-nous du jouvenceau, mon compère ?

- Comment ça ? s’exclama Arthur. Je ne peux pas entrer ?

- Non Arthur, rien à faire. Lorsque Cassemur refuse l’entrée de Bouche-Sombre, il n’y a nul moyen d’y pénétrer.

            Arthur sentit alors la colère le gagner. Ses lèvres tremblaient un peu lorsqu’il reprit la parole.

- Même si c’est Ingolf qui m’envoie ?

- Surtout ne dis jamais à Cassemur que tu viens de la part d’Ingolf ! Il a eu quelques démêlés avec les Vikings. C’était il y a fort longtemps, quand son peuple allait et venait librement entre la Forêt et la Ville. Maintenant Cassemur est le seul survivant de sa race. Il ne quitte plus Bouche-Sombre et son cœur ne bat que dans l’attente du jour où il se vengera de ces vilains Hommes du Nord...

            Mais Arthur n’écoutait déjà plus le Voleur. Il bouillait de colère. Il n’avait certainement pas fait tout ce chemin, affronté autant de créatures horribles, pour laisser n’importe quelle brute lui claquer une porte au nez !

- Ça ne va pas se passer comme ça ! gronda-t-il.

            Jamais il n’avait éprouvé une telle fureur ! Il frappa la porte à coups de poing.

- Ouvrez ! Je dois voir Papadiavol ! Ouvrez !

            Il cria tellement que la porte s’ouvrit de nouveau, au grand étonnement des Voleurs.

- Ah ça alors, murmura Claquebec... Cassemur qui ouvre après avoir refusé l’entrée. Si un jour on m’avait dit...

            Le Voleur se tut quand Cassemur apparut sur le seuil. Le colosse tenait un gigantesque gourdin hérissé de longs clous noirs. Dans ses yeux brillait l’envie de tuer. Il fit un pas en avant et annonça d’une voix sourde à Arthur :

- Tu vas mourir, pour de bon.

            Mais Arthur se posta sous le nez de Cassemur, les poings fermés. Surpris par tant d’audace, le colosse le regarda avec des yeux ronds.

- Et toi, tu vas m’obéir, répondit Arthur. Laisse-moi entrer dans cette maison.

            Sa voix avait changé. Elle était sifflante et glacée. Les Voleurs ne voyaient que le dos d’Arthur, mais le regard de Cassemur, soudain envahi par le respect, était éloquent. Stupéfaits, ils entendirent le portier avaler péniblement sa salive.

- Fort bien. Sois donc... le bienvenu en cette demeure, articula finalement Cassemur avec effort.

            Puis il s’adressa aux Voleurs :

- Entrez, vous deux...

Lorsque La Pie et Claquebec passèrent devant lui, il leur souffla d’un ton amer :

- Votre protégé porte le Signe de l’Effroi sur son front. Il fallait me le dire tout de suite, limaces.

            Puis il tourna lourdement les talons et disparut.

            La Pie attrapa Arthur par les épaules.

- Mais que lui as-tu fait ? Jamais encore je n’avais vu Cassemur dans un tel état !

- Ni moi, ajouta Claquebec. Cassemur qui ouvre une seconde fois, puis qui tremble comme une donzelle... Impossible ! Et qu’est-ce que c’est, ce « Signe de l’Effroi » ?

            Arthur les regarda sans comprendre. Sa fureur l’avait abandonné, il avait l’impression de sortir d’un sommeil profond.

- Que... quoi ? Quel signe ?

- Cassemur a dit que tu portais un signe.

            Arthur secoua la tête, épuisé.

- Je ne sais pas... dit-il lentement. Je... ne me sens pas bien.

            Sa tête tournait. Il sentit une irrépressible nausée l’envahir. La Pie et Claquebec le regardèrent.

- Bon, on va te conduire dans une chambre. Suis-nous.

- Je... ne peux...

            Puis il perdit connaissance.

 

VII

 

            Quand Arthur se réveilla, la lumière du jour inondait sa chambre. Il était couché dans un grand lit recouvert d’un épais édredon en plume. Autour de lui, les murs étaient couverts de tableaux et d’objets étranges. Il détourna les yeux lorsqu’il vit deux chouettes empaillées accrochées au plafond. Il songeait aux événements de la veille lorsque Claquebec entra.

- Ah, tu as enfin les yeux ouverts ! Nous t’avons laissé dormir fort tard, tu semblais en avoir besoin. À présent, je suppose que tu as faim ?

            À ces mots, Arthur sentit son estomac gronder.

- Oui, je suis affamé.

- Parfait ! Rejoins-nous dans le couloir.

            Malgré sa faim, Arthur resta encore au lit un moment, pensif, avant de se lever. Il fit sa toilette dans une petite pièce qui communiquait avec sa chambre puis il sortit. Il se retrouva dans un immense couloir sombre. Des tableaux et des tentures recouvraient des lambris poussiéreux aux peintures écaillées. Assis par terre, sur un tapis élimé, les deux Voleurs l’attendaient en bavardant.

- Dis-moi, Claquebec, as-tu vu les trois donzelles qui sont venues ce matin ?

- J’ai fait bien plus, mon compère : je les ai finement observées. Et elles ne me disent rien de bon...

- Comment cela ? Je les ai seulement aperçues, mais elles m’ont semblé jeunes et avenantes. Je compte demander audience à la plus timide...

- Fais ce que tu voudras. Toutefois je dois te raconter ce que mes yeux perçants, seul cadeau utile que me firent mes parents inconnus, ont débusqué... Écoute-moi bien. J’étais assis dans la cuisine, devant la cheminée, où je plumais un chapon bien gras, et m’amusais à faire voler son duvet le plus fin autour de moi comme s’il neigeait. Le plancher était déjà couvert de cendre, et je prenais grand plaisir à mélanger du bout du pied ce duvet en une belle gadoue légère. La grosse Berthine, qui récurait ses plats, en conçut une colère si furieuse qu’elle voulut m’estourbir au moyen d’une casserole. Elle se précipita sur moi armée d’une casserole, en me lançant d’offensantes injures que je n’ose te répéter. J’eus à peine le temps de l’accueillir en pointant mon coutelas sous son triple menton que la porte s’ouvrit.

            La Pie se pencha, intéressé.

- Raconte donc.

- Quel choc ! Ce fut comme une apparition, un songe, un délire que la plus merveilleuse vinasse de Raymond le Caviste ne sut jamais procurer à une âme pieuse telle que la mienne ! Leurs robes étaient faites de merveilleuses étoffes vertes et blanches - d’émeraude et de lumière devrais-je plutôt dire ! Tombant de leurs chevelures défaites par le voyage, de fines mèches soulignaient des yeux qui, quoique baissés avec pudeur, n’en lançaient pas moins des éclairs capables d’effaroucher le plus effronté des coureurs de cuisses.

            La Pie écoutait en silence les paroles de son compagnon, un sourire gourmand aux lèvres.

- Sans mot dire, continua Claquebec, elles avancèrent jusqu’à nous si légèrement, si gracieusement, si hirondellement, qu’elles me parurent moins marcher que voler au-dessus de ce plancher trop crasseux pour tant de splendeur. Berthine et moi étions pour ainsi dire paralysés !

            Le sourire de La Pie s’élargit sur ses fines lèvres.

- Fort bien, mon compère, tout cela n’est point fait pour me déplaire.

- Attends la suite ! D’une voix plus pure que le cristal, plus fine que la lame de mon coutelas mais, j’ose le dire !, à peine moins tranchante, l’une d’elles demanda qu’on les conduise à leur chambre. Berthine, hésitante comme une enfant qu’on vient de fesser, les invita à la suivre. Elles passèrent alors si près de moi qu’elles me frôlèrent de leurs jupons en m’ignorant. De telles dames devaient être délicatement parfumées, me dis-je. Je me penchai, les narines ouvertes, prêt à humer les effluves espérés. Hélas ! Je rejetai la tête en arrière, surpris par une forte odeur inconnue qui me sembla faite de…

- Faite de quoi ?

- De soufre et d’aubépine !

- D’aubépine ? L’herbe des sorcières ?

- Mais écoute le plus beau. Lorsqu’elles eurent quitté la pièce, je restai aussi immobile et pensif que mon chapon, le regard baissé vers le plancher que j’avais sali en provoquant l’ire berthinesque. Et alors, que vis-je ! L’une des trois belles avait laissé son empreinte dans le duvet cendreux, et ce n’était point celle d’un pied, oh non !

- Non ?

- Non. C’était la trace d’une patte, comme celle d’une oie. Un hideux triangle avait creusé la cendre. La Pie, mon compère, comprends-tu ce que cela signifie ? Ces femmes sont des pédauques...

- Ça alors... Les fées ont élu domicile chez Papadiavol ?

- On doit le croire ! As-tu encore l’intention d’aller conter fleurette à une fadette ?

            La Pie ne répondit rien. Un silence pesant enveloppa les deux Voleurs. Arthur en profita pour se racler la gorge.

- Ahem, bonjour.

- Tiens donc, dit joyeusement Claquebec. Voilà notre jouvenceau.

            Les deux Voleurs se levèrent d’un bond. Arthur remarqua qu’ils avaient l’air de se demander s’il avait entendu leur conversation. Cette pensée semblait les préoccuper.

- Allons à la cuisine, dit La Pie d’un ton qui se voulait détaché.

            Ils empruntèrent un réseau de couloirs presque aussi étendu et complexe que celui des ruelles de Malapertuis. Enfin, ils parvinrent devant une porte plaquée de fer et couverte d’étranges entrelacs gravés. La Pie frappa trois coups sonores puis ils pénétrèrent dans une grande et haute pièce illuminée de bougies dont les flammes se reflétaient sur une multitude de pièces de vaisselle en cuivre. Une gigantesque marmite tremblait doucement sur un feu pendant que trois petits marmitons, juchés sur des escabeaux, en remuaient lentement le contenu au moyen de longues cuillères de bois. Il régnait une odeur très sucrée qui décupla l’appétit d’Arthur. La salive lui monta instantanément aux lèvres quand il aperçut une table couverte de fruits et de gâteaux. Une grosse dame aux joues rouges apparut, souriante.

- Arthur, dit La Pie, voici Berthine, la cuisinière. Chaque jour, elle parvient à rassasier le monde qui peuple Bouche-Sombre. Ce monde est si vaste qu’un tel exploit culinaire surpasse en valeur tous ceux des héros passés, présents et à venir.

            Les joues de la grosse dame rougirent un peu plus sous l’effet du compliment. Elle esquissa une brève révérence puis fit signe à Arthur de prendre place à la table qu’elle lui avait préparée. Il ne se fit pas prier. Une fois assis, il trempa son doigt dans un bol de crème et le lécha en fermant les yeux. Puis il se mit à engloutir plusieurs gâteaux pendant que Donatelle, une jeune et jolie servante aux yeux verts, lui présentait un bol fumant de lait chaud parfumé à la cannelle.

            Les Voleurs s’installèrent à côté de lui. Claquebec s’empara d’une galette au miel, étudia quelques instants les fins reflets dorés de sa croûte délicate à la lumière du feu, puis mordit sauvagement dedans en grognant de satisfaction.

            La Pie ne quittait pas Arthur des yeux. Lorsque ce dernier eut essuyé d’un revers de manche ses lèvres couvertes de lait, il lui demanda :

- Arthur, je veux savoir ce qui s’est passé avec Cassemur hier soir. J’y ai songé en me couchant et j’ai bien failli ne point m’endormir tant cette énigme me tracassait la cervelle.

            Arthur réfléchit un instant en fronçant les sourcils.

- À vrai dire, je n’en sais rien. Je me rappelle juste que je me suis mis en colère. J’étais épuisé.

- Cassemur a parlé d’un signe... insista La Pie.

- Ouais, le « Signe de l’Effroi », ajouta Claquebec le nez en l’air en avalant quelques cerises. Il a dit ça après avoir regardé ton front.

- Et nous, sur ton front, on ne voit rien du tout.

            Arthur secoua négativement la tête.

- Quand j’étais dans la Forêt, j’ai été capturé par les Farfadets. Ils m’ont dit que je portais ce signe. Mais franchement, j’ignore ce que ça veut dire. Ingolf ne m’en a pas appris davantage. Ou si peu... ajouta-t-il, pensif.

            La Pie se gratta la tête.

- Vous devriez demander à Cassemur, hasarda Arthur.

- Non, non. Avec Cassemur, on n’est point en bons termes, tu as dû t’en apercevoir. Il ne nous dira jamais rien. Ou alors, il nous racontera des boniments.

- Et toi Berthine, lança Claquebec, ça te dit quelque chose, cette histoire de signe ?

            La cuisinière, qui les avait écoutés tout en épluchant des légumes, haussa les épaules en signe d’ignorance.

- Est-ce que ça a tant d’importance, après tout ? demanda Arthur.

- Oui. Je pense que ça en a même beaucoup... répondit La Pie. Ce que j’ai vu dans le regard de Cassemur, je ne suis point près de l’oublier...

            Soudain, un marmiton, surpris, perdit l’équilibre et tomba de son escabeau.

- Qu’est-ce que c’était ? demanda Arthur, anxieux.

            Un rire énorme, presque un hurlement, avait jailli des tréfonds de l’immense demeure, traversant couloirs et escaliers, recoins cachés, corridors perdus, paliers poussiéreux...

            Claquebec renifla en levant la tête.

- À mon avis ça vient de la Bibliothèque. C’est Benvolio-le-Niais. Il rit toujours ainsi. Moi, ça me glace le poil chaque fois que je l’entends...

- Sûr. C’est point un rire, ajouta La Pie. Ça sort des tripes et c’est vicieux comme un aspic.

- Descendons à la Bibliothèque voir ce qui rend le Niais si joyeux, décida Claquebec.

            Le Voleur se leva et cracha quelques noyaux de cerise dans la marmite. Ils quittèrent précipitamment la cuisine, poursuivis par les insultes de Berthine.

 

*

 

            Au bout d’un couloir se dressait une lourde porte en bois noir. Après l’avoir ouverte, ils se trouvèrent au sommet d’un escalier en colimaçon, sur un étroit palier dominant une pièce immense remplie de rayonnages. La Bibliothèque de Bouche-Sombre. Arthur, impressionné, se dit qu’il devait y avoir là des milliers et des milliers de livres. La lumière du soleil entrait par un vitrail, projetant sur les tapis qui jonchaient le parquet un fin rayon de particules de poussière scintillante.

De nombreuses personnes étaient assises dans de larges fauteuils. Elles observaient un bossu recroquevillé qui s’agitait en bavant.

- Ecce Benvolio, grommela Claquebec en latin.

- Chut ! siffla une jeune femme. Taisez-vous, imbéciles !

            Il était impossible de voir son visage. Cette femme était cachée dans les ténèbres, sous un second escalier menant vers un nouveau palier, en compagnie d’individus réduits, comme elle, à de simples ombres énigmatiques.

- Le Fou serait-il saisi de fureur apollinienne ? plaisanta Claquebec en descendant les marches qui grinçaient sous ses pieds.

- La paix, les Voleurs ! Il se passe quelque chose ! dit une vieille femme aux cheveux teints en rouge.

Arthur la regarda. Sa peau ridée, craquelée comme une terre aride, lui donnait l’air d’un vieux lézard. Il était fasciné par ses yeux d’un noir d’encre, vifs et perçants.

- Regarder Benvolio se rouler par terre... ricana Claquebec. Est-ce un spectacle si édifiant, vieille Justinia ?

            Le bossu qui se nommait Benvolio roula des yeux effarés et se passa la langue sur ses grosses lèvres violettes. Il sourit béatement en voyant Arthur descendre l’escalier. Un frisson parcourut l’assemblée.

- Voyez comme il transpire !

- Il va délirer, c’est sûr !

- Il doit choisir un livre, il le faut !!

- Choisis !

- Choisis ! choisis !

- Faites silence !

            Un nuage plongea brutalement la pièce dans l’obscurité... Benvolio hurla, se précipita vers un rayonnage, saisit un livre et le lança. Celui-ci tomba par terre dans un bruit sourd. Le silence s’abattit alors sur la vaste Bibliothèque. Chacun retenait son souffle.

Claquebec s’approcha du livre qui gisait, ouvert, sur un tapis usé gansé de fils d’or. Seule sa couverture de cuir était visible. Arthur remarqua qu’elle était ornée d’étranges entrelacs.

- Il n’y a plus qu’à retourner le livre et lire la page sur laquelle il s’est ouvert... murmura La Pie, soudain attentif.

- Les Chroniques de Dogh-Nath... murmura Claquebec, qui s’était penché sur l’ouvrage en gardant une distance prudente.

            Le silence se fit plus pesant. Une silhouette noire, tapie sous le second escalier avec la jeune femme que l’on ne pouvait voir, surgit précipitamment des ténèbres et traversa la Bibliothèque qu’elle quitta en claquant une porte.

- J’ignorais que Papadiavol en possédât un exemplaire ! s’indigna un gros homme vêtu d’un long manteau pourpre.

            La voix de la jeune femme s’éleva et dit d’un ton sarcastique :

- Que n’ignorez-vous point de Papadiavol, Fortunato ? Vous ne vivez dans Bouche-Sombre que depuis cinq années. C’est bien peu pour prétendre connaître le Mage.

            Les joues du gros homme s’enflèrent de colère, mais il ne répondit rien. Arthur se dit qu’il semblait craindre cette femme. D’ailleurs, tous, apparemment, avaient peur d’elle. On ne pouvait toujours pas distinguer son visage mais sa seule voix, glaçante d’autorité, lui suffisait pour se faire obéir.

- Personne ne possède ces Chroniques, déclara un jeune homme très pâle en secouant la tête. Ce livre n’a point d’existence. C’est une pure légende, forgée dans les temps anciens par un scalde viking dont plus personne ne se rappelle le vrai nom.

- Voilà la vérité, ricana un nain assis aux pieds de Justinia. Chacun sait cela. Les Chroniques de Dogh-Nath ? Laissez-moi rire ! Qui croirait pareille fable ?

- Je crois ce que voit mon œil et ce que renifle mon nez, dit Claquebec. Je lis Chroniques de Dogh-Nath-le-Fol sur le dos du livre. Et les lettres de ce titre, ajouta le Voleur en murmurant, sentent le malheur…

            La jeune femme dissimulée sous l’escalier s’emporta :

- Claquebec, décidez-vous ! Lisez-nous ce que dit le livre. Sa gueule de papier vous est grande ouverte !

- Tout doux, dame Lily, répondit Claquebec en haussant ses maigres épaules. Vous savez bien ce que les anciennes comptines disent des Chroniques hallucinées du vieux Dogh-Nath, écrites en dix-sept nuits de démence : en lire plus de deux lignes consécutives serait comme croiser le regard de Méduse. Suprême Mort par pétrification. Bien sûr, ce ne sont que des racontars, mais...

            « Dame Lily » ? Arthur fit quelques pas en avant pour distinguer le visage de la jeune femme cachée dans l’ombre. Mais ceux qui étaient assis auparavant s’étaient à présent levés et l’empêchaient de voir sous l’escalier. Tous attendaient avec impatience que Claquebec s’exécute.

- Tu as bien raison de protéger ta pauvre cervelle, Claquebec ! lança La Pie. Elle est suffisamment fatiguée par toute la vinasse que tu avales depuis si longtemps. Pour ma part, je m’empresserais de refermer ce livre maudit et je le jetterais aux flammes.

            Claquebec hésitait.

- Il ne fermera pas ce livre, dit lentement la jeune femme depuis sa cachette.

            Sa voix était devenue minérale. Il en émanait des accents de cruauté qui intimidèrent même les Voleurs. Elle ajouta, encore plus lentement :

- Fais lire le jouvenceau.

            Tous regardèrent Arthur.

- Bonne idée, siffla entre ses dents, après un lourd silence, une femme blonde et très belle au regard mauvais.

- Qui est ce gamin, au fait ? demanda le gros Fortunato d’un ton narquois.

- Encore un de ces mendiants bons à rien. Au moins, il apprendra quelque chose en lisant le livre, rit le Nain.

- S’il sait lire ! gloussa un homme aux oreilles étrangement pointues.

            La Pie se posta devant Arthur, immédiatement rejoint par Claquebec. Leurs mains effleuraient les coutelas accrochés à leurs ceinturons.

- Beaux amis, gentils seigneurs, dit La Pie d’un ton suave et en souriant. Il se trouve que nous avons pris ce jouvenceau en affection. Nous ne voudrions point qu’il lui arrive le moindre mal. De surcroît, il est l’invité du Mage...

            Arthur voyait bien qu’il courait un danger malgré la protection des deux Voleurs. Face à eux, les regards étaient durs. L’assemblée paraissait soudain plus nombreuse, comme si d’autres gens étaient sortis des ombres qui enveloppaient chaque recoin de la pièce. Tous approchaient lentement, avec précaution, dans une attitude menaçante.

- Il doit lire ! lança la femme blonde d’une voix tremblante d’excitation.

- Oui, il doit lire !

- Oui, oui, il le doit !!

            Les Voleurs souriaient toujours, mais leurs mains s’étaient refermées sur les poignées de leurs armes.

- Le jouvenceau ne risque rien, dit la jeune femme dissimulée dans l’ombre.

- Qu’en savez-vous ? lança Arthur. Montrez-vous donc. J’aimerais voir qui cherche à me faire mourir ! Puisque, apparemment, je ne suis pas encore tout à fait mort... ajouta-t-il avec amertume.

            Claquebec et La pie le regardèrent avec étonnement.

- Personne ne me parle ainsi, Arthur. Mais à toi, cela est permis... mon frère.

            L’assemblée s’écarta pour faire place à la jeune femme qui sortait de l’obscurité. Arthur en eut le souffle coupé. C’était comme si ses dessins avaient pris vie. Vêtue d’une robe sombre, les doigts couverts de bagues et hérissés d’immenses ongles peints en noir, Spider Lily se tenait devant lui. Ses longs cheveux d’ébène encadraient de fins yeux verts. Avec ses larges pommettes saillantes, Lily, la Reine des Araignées, ressemblait trait pour trait à Arthur.

- Toi ? balbutia-t-il. Je t’ai vue en rêve. Ce serait donc vrai ? Tu serais ma sœur ? Je ne peux pas le croire.

            Lily le regardait en silence, d’un air impénétrable.

- Et aussi... pourquoi me faire courir un tel danger ? demanda Arthur.

            Un sourire ambigu se dessina sur les lèvres de Lily.

- Tu peux me faire confiance, petit frère : tu ne risques rien en lisant le livre. Tu es le seul être qui soit immunisé contre la folie des Chroniques.

            Claquebec eut un sursaut.

- Par ma foi, dame Lily ! Et moi alors ? Pourquoi avoir insisté pour que je...

- Silence ! ordonna Lily.

            Elle se tourna vers Claquebec et La Pie.

- Vous, les Voleurs, Papadiavol vous a désignés comme les gardiens de l’enfant. S’il le faut, vous donnerez le misérable reliquat de vos vies pour lui. Et vous en aurez l’occasion, croyez-moi.

Lily fixa Claquebec droit dans les yeux. Le Voleur ne cilla pas et soutint son regard, ce qui eut l’air de plaire à la Reine des Araignées.

- Claquebec, j’ai simplement voulu te faire jouer ton rôle ancien de Veilleur, ironisa-t-elle. Afin de vérifier que tu saurais le tenir... Sous peu, tu te souviendras de cela et tu regretteras de n’avoir point succombé à la pétrification, car les dangers qui t’attendent aux côtés d’Arthur sont encore plus terribles...

            Les deux Voleurs se regardèrent. Ils avaient connu bien des mésaventures durant leurs existences de malandrins, mais ils ne pouvaient concevoir plus grand malheur que la Suprême Pétrification de Dogh-Nath le Fol.

            Tout à coup, quelqu’un dans l’assemblée s’exclama :

- Regardez ! Il lit les Chroniques !

            Benvolio, assis par terre, examinait l’ouvrage en secouant la tête.

- Hmmm... pas facile, murmura-t-il. Écriture de trembleur... Benvolio peut point lire ça...

            Claquebec se précipita vers le Niais.

- Non Benvolio, ferme ce livre !

- Laisse-le ! ordonna Lily.

- Trop tard, de toute façon, dit sombrement la rousse Justinia. Il lit...

            Le regard fixe, le Niais marmonnait, l’air concentré.

- C’est écrit là sur un Qui-doit-passer-devant... Hmmm... Vaincu mais point mort... Il reviendra... Son âme protégée, gardée dans la Citadelle... Pluie de Démons, grêle de Vampires sur le monde... Destruction...

            Benvolio le bossu poussa un long soupir. Sans quitter le livre des yeux, la tête penchée, il agita une main en direction de l’assemblée.

- Mes amis, Benvolio peut plus vous regarder. Sa tête et son esprit... sont... coincés... Va quand même essayer... lire cette page...

            Benvolio hésita quelques secondes. Puis, d’une voix qui n’était plus du tout la sienne, il récita sur un ton ferme :

- Ce que j’observe à présent, sur les falaises du Vinland, je veux l’attester. À mes pieds gisent de pâles Démons du Premier Ordre, tués par l’incroyable puissance de l’Exorcisme. Leurs visages tordus par la douleur ont la froide beauté du cristal. L’herbe vibre encore sous les incantations du Mage, je la vois brunir et se coucher morte, fanée par la force du Mot. Du ciel tombent quelques pointes de feu. Au loin, des cohortes de Vampires prennent leur envol et s’enfuient en hurlant dans des nuages de soufre. Moi, je brûle de savoir et de tout dire. J’interroge un Démon agonisant. Il raconte. Cinquante guerriers du Seigneur-des-Tourments menés par les Vampires ont fait irruption dans le village où vivait l’ancêtre de l’Ours. À la lueur des feux, leurs ombres dessinèrent sur le sol les silhouettes rampantes de la destruction. Cinquante boucliers brisèrent les portes des maisons. Cinquante glaives plongèrent dans le sang. J’affirme que leurs lames resteront éternellement rouges. Ils ont tué l’Ancêtre et sa femme, ils ont rasé le village : l’Ours ne devait point naître, la prédiction ne devait s’accomplir. Mais ils ignorent que le fils de l’Ancêtre est déjà né. Je le sais, car je le vois, et je le dis…. heu... Deux serviteurs fidèles et courageux l’ont caché... heuhh…

            Benvolio se tut subitement. Il restait immobile, penché sur le livre. Tous retenaient leur souffle. Soudain le bossu émit un faible gémissement de douleur.

- Aïehhhh... Benvolio a… mal… Bugh-Somroth édifiée par le Premier Serviteur... cinq paliers plus une Malédiction qu’il ne faut pas ouvrir... mal, j’ai mal...

            Benvolio serra brusquement les Chroniques entre ses doigts gourds. Son poing se ferma, arrachant la page qu’il lisait. Puis le silence s’abattit sur la Bibliothèque, froid et pesant comme un sépulcre de marbre.

Benvolio ne disait plus rien. Il se tenait à genoux, au-dessus des Chroniques, le regard fixe.

- Mort ? demanda Justinia.

            Claquebec se pencha vers le bossu en reniflant.

- C’en est fini du pauvre Niais, répondit doucement le Voleur. Son âme s’est envolée avec les quelques mots de la Chronique des Fous qu’il nous a imprudemment lus. La paix des Vrais-Morts soit sur lui...

            Tous baissèrent les yeux, effrayés. Dame Justinia, assise dans son fauteuil, claqua des doigts en direction d’un frêle vieillard qui tremblait dans un coin. À ses côtés se tenait une mégère toute ridée aux cheveux filasse qui semblait être sa femme.

- Père Gribouille, lança-t-elle avec autorité, emportez le bossu et faites-en ce qu’il convient.

            Arthur vit le Père Gribouille hocher la tête servilement avant de se précipiter vers le cadavre du Niais. Le vieillard regarda un bref instant Benvolio en soupirant tristement puis, avec une force stupéfiante pour un homme de son âge et de sa maigreur, il le jeta sur ses épaules et quitta la Bibliothèque, penché sous son fardeau. Sa femme le suivit lentement. En fermant la porte, elle lança un bref regard haineux à Justinia, qui ne s’intéressait déjà plus à eux.

Le silence régna de nouveau. Lily prit aussitôt la parole.

- Il est de la plus haute importance que le livre de Dogh-Nath soit lu, dit-elle. Notre sort à tous en dépend... Vous savez que les prédictions du Niais ont toujours été justes. Si Benvolio a choisi les Chroniques, c’est qu’elles contiennent le moyen de vaincre à tout jamais le Seigneur-des-Tourments.

            Devant les regards incrédules de l’assemblée, elle s’enflamma :

- Benvolio n’a-t-il point parlé de Celui-qui-doit-passer-devant ? Rappelez-vous ! La page sur laquelle le livre maudit s’est ouvert racontait la chute du Seigneur-des-Tourments sous les conjurations du Mage ! Les Chroniques viennent de nous rappeler la fin du premier acte. Le second a déjà commencé...

- Je suis d’accord avec la Reine Lily, dit Dame Justinia en hochant la tête. Le livre réclame son rôle dans cette tragédie. Il exige d’être lu...

            Un murmure parcourut l’assemblée.

- Je persiste à penser, répondit Fortunato sur un ton aigre, que les Chroniques ne sont qu’une supercherie... Qu’un piètre sortilège ait envoyé Benvolio dans le Troisième Monde ou que son âme s’y soit rendue d’elle-même, épuisée d’avoir supporté la stupidité d’un tel Niais durant si longtemps, qu’importe ! Je ne puis croire que cet ouvrage douteux écrit par un scalde imbécile expose la manière de venir à bout du Seigneur-des-Tourments.

- Auriez-vous une meilleure idée, Fortunato ? répliqua Lily.

            Le gros homme bomba la poitrine d’un air important, satisfait de voir l’assemblée l’écouter avec attention.

- Certes. Convainquons le Bourgmestre de Malapertuis de s’allier au Khâlif d’Yskander. Cette puissante cité dispose en grand nombre de farouches cavaliers et d’archers intrépides. Avec les arbalétriers de Malapertuis, et peut-être même vos Araignées, ma Dame, ils formeraient une troupe invincible protégée par la magie de Papadiavol. Une telle armée décimerait facilement la Garde Noire et...

- Et vous seriez, Fortunato, le général de cette magnifique armée, n’est-ce pas ? l’interrompit Lily.

            Fortunato rougit. Sans lui laisser le temps de répondre, Lily ajouta, glaciale :

- Les forces du Mage déclinent, il est faible. Vous le savez aussi bien que nous tous. Celles du Seigneur, au contraire, croissent chaque jour davantage. Quant à opposer aux Cavaliers-Démons et aux Vampires quelques archers, laissez-moi rire. Votre ambition et votre suffisance vous aveuglent, Fortunato.

            Le gros homme roula des yeux ronds d’indignation. Il ouvrit la bouche mais Arthur prit la parole :

- Yskander, de toute façon, est probablement détruite.

            Tous se tournèrent vers Arthur avec stupéfaction. La Pie lui saisit le bras.

- Quoi ? Que dis-tu, jouvenceau ?

- Dans la plaine, j’ai vu des colonnes de fumée s’élever au-dessus de cette cité que vous nommez Yskander. Selon Ingolf, les Cavaliers-Démons y semaient la mort. C’est ce qu’il a dit.

- Ooohhhh !

            Une femme venait de s’évanouir. L’affolement gagna alors l’assemblée. Tous se mirent à parler très vite, à agiter les bras. Des cris et quelques pleurs s’élevèrent au-dessus du brouhaha. Impassible, un rictus méprisant sur les lèvres, la vieille Justinia se leva lentement de son siège et quitta la pièce, drapée dans sa longue robe noire dont les pans traînaient dans la poussière...

            Profitant de la confusion, Lily s’empara du livre puis attira Arthur et les Voleurs dans un coin de l’immense pièce.

- Arthur, ce que tu nous apprends montre qu’il est urgent d’agir. Toi seul es capable de lire les Chroniques...

- Un instant, répliqua Arthur avec énergie. Donc, tu serais ma sœur... Comment est-ce possible ?

            La Reine Lily le toisa avec froideur.

- Nous n’avons pas le temps d’évoquer les histoires de famille. Ce sera pour une autre fois. Sache seulement que je suis ta Sœur-d’Esprit.

Devant l’incompréhension d’Arthur, elle ajouta :

- Tout être du Premier Monde a un frère ou une sœur dans le Deuxième Monde. Et ils finissent invariablement par se rencontrer... dans ce monde-ci.

            Arthur fit un effort pour assimiler ce qu’il venait d’apprendre.

- Écoute-moi, reprit Lily. J’insiste : toi seul peux lire les Chroniques. Tu as le don de la Vision.

- La Vision ?

- Le don légué par nos ancêtres, la lignée des Mathgen : poser l’œil sur les pages des Chroniques sans mourir de la suprême Pétrification. Au cours d’un ses périples dans les Contrées du Mythe, le poète Dogh-Nath a pactisé avec la Méduse : il a supplié cette Gorgone d’Enfer de lui enseigner l’art de l’écriture pétrifiante. Ce pacte l’a rendu fou. Pourquoi Dogh-Nath a-t-il rédigé ses Chroniques au moyen de telles lettrines ? Probablement fut-il tiraillé, dans sa folie, entre sa volonté farouche de consigner pour l’éternité la manière de vaincre le Seigneur-des-Tourments, et son désir maladif de faire allégeance à ce dernier en rendant impossible la lecture du livre… Toujours est-il que, depuis, les légendes racontent que le jeune fils de notre ancêtre, avant d’être sauvé du massacre, put observer la main du scalde pendant qu’il écrivait. C'est ce qui l’aurait immunisé contre la calligraphie diabolique de la Gorgone. Tu as hérité de cette protection.

- C’est donc pour cela que tu m’as fait venir ?

- Pas moi, mais le Mage, Papadiavol. C’est lui qui l’a ordonné. Je n’ai fait que lui obéir.

            Arthur regarda sa sœur. Les yeux froids de la Reine des Araignées n’exprimaient que de l’impatience.

            Après tout, si je suis mort... qu’est-ce que je risque ? se dit-il.

- Très bien, répondit-il en haussant les épaules. Donne-moi ce livre, je vais le lire immédiatement.

            La Pie et Claquebec sursautèrent. Lily eut un petit sourire impénétrable.

- Courageux petit frère... Non, c’est inutile. Le lire ne suffit point. Papadiavol doit être présent. Pendant que tu liras les Chroniques, il se tiendra à tes côtés et accomplira un rituel de conjuration, le même que celui qu’il effectua pour chasser les Vampires dans les temps anciens, ainsi que le raconte Dogh-Nath. Mais, pour le moment, il n’est plus capable de fournir un tel effort.

            Les deux Voleurs hochèrent tristement la tête.

- Pour sûr, il ne le peut point, renchérit La Pie. Un sombre maléfice lancé par le Seigneur-des-Tourments le cloue sur son lit, agité par de terribles souffrances. Toutefois, Papadiavol est habile. Jour après jour, il repousse les effets de l’infâme sortilège.

- Oui, ajouta Lily, ce n’est qu’une question de temps. À présent, je dois partir. En attendant le rétablissement du Mage, je garde les Chroniques. Elles seront en lieu sûr dans ma Tour, gardées par mes fidèles Araignées.

- Un instant, je ne comprends rien à tout ceci, s’emporta Arthur. Papadiavol m’a fait venir pour lire les Chroniques, dis-tu. Mais comment connaissait-il l’importance de ce livre ? Il a été choisi sous nos yeux il y a quelques minutes seulement. C’est absurde !

- En effet, admit Lily, cela peut te paraître absurde. Papadiavol, qui est un très grand magicien, a entrevu le futur, il a eu la prescience de ce qui allait arriver dans cette pièce et du rôle que tu devras jouer. La Bibliothèque de Bouche-Sombre est vaste, elle contient tous les savoirs, et apporte la réponse à toutes les questions. Le Mage a ordonné à Benvolio le Niais de trouver le bon livre. Mais il ne s’attendait pas à ce que le sort désigne un ouvrage de si haute magie. À présent, il en a la confirmation. Il sait qu’il doit se préparer à effectuer un rituel très dangereux.

- Papadiavol en a la confirmation ? Il était donc ici, avec nous ?

- Je te l’ai dit, il est trop malade pour se déplacer. Mais Bouche-Sombre est pleine de Veilleurs, qui lui apprennent instantanément ce qui se passe dans sa demeure.

            Arthur se souvint de la fine silhouette noire quittant en toute hâte la Bibliothèque.

- Oui, c’est vrai. Quelqu’un est sorti tout à l’heure, murmura-t-il.

            Lily secoua la tête.

- Non, tu te trompes. Il s’agissait d’une de mes guerrières. Les Veilleurs sont d’une autre nature.

Puis, enveloppant le livre dans les plis de sa longue robe, elle ajouta :

- Tu ne dois point quitter Bouche-Sombre. La Pie et Claquebec veilleront sur toi.

            Elle se tourna alors vers les Voleurs.

- Je vous l’ai dit tout à l’heure : protégez le jouvenceau, gardez-le dans cette maison, il est notre unique espoir. Le Seigneur-des-Tourments sait lui aussi quelle mission mon frère doit accomplir. Comment en a-t-il eu connaissance ? Je l’ignore. Mais il est certain qu’il cherchera à éliminer Arthur.

            Puis elle tourna les talons et se dirigea précipitamment vers l’une des portes de la Bibliothèque. Trois jeunes femmes aux yeux cernés de fard noir, et entièrement vêtues de la même couleur, l’attendaient. Lorsque Lily et ses sujettes eurent quitté la pièce, le silence régna quelques instants entre Arthur et les Voleurs. Puis Claquebec se frotta le menton en regardant La Pie.

- Tu as entendu, mon compère. Que faisons-nous du jouvenceau ?

- Le mieux serait de ne point quitter Bouche-Sombre, répondit La Pie.

- Tu parles d’or. D’autant que c’est mot pour mot ce qu’a dit Reine Lily, déclara Claquebec avec ironie.

- Tout de même... dit La Pie d’un air embarrassé. Je préfèrerais que le Mage nous renseigne lui-même sur notre mission...

            Il regarda Arthur, et ajouta :

- Point d’offense, jouvenceau. Il ne me déplaît point d’être ton ange gardien. C’est juste que mon véritable maître est Papadiavol, non ta sœur.

            Arthur haussa les épaules. Une question plus grave occupait son esprit :

- Vous êtes sûrs que cette maison est capable d’arrêter les Vampires ? Je les ai vus de près. Les Cavaliers-Démons aussi. Je n’imagine pas ce qui pourrait les empêcher d’entrer ici...

            Les deux Voleurs hésitèrent.

- Eh bien, répondit Claquebec en souriant, il y a Cassemur ! Imagines-tu un Vampire affronter un tel Cerbère ? Cassemur lui ferait promptement avaler ses canines pointues à coup de massue.

- Oui. Sans doute... admit faiblement Arthur.

- Moi, dit La Pie, je sais ce qui interdit l’entrée de Bouche-Sombre aux Vampires.

Arthur et Claquebec le regardèrent, interrogateurs.

- L’haleine de Claquebec. Son odeur de mauvaise vinasse ferait pleurer de male rage tous les bataillons de Vampires du Seigneur-des-Tourments.

- Quant à moi, répondit Claquebec avec un air vexé, je pense que c’est la suffisance du sieur La Pie ! Il se gonfle de tant d’importance et de fatuité que ses grosses narines poilues aspirent tout l’air qui l’environne. Les ailes des Vampires ne pourraient plus les porter et ces vilains oiseaux tomberaient à terre comme des pommes pourries.

            Les deux Voleurs se regardèrent droit dans les yeux avec une expression de défi, puis ils éclatèrent de rire. Arthur, après une courte hésitation, rit à son tour. Mais il ne se sentait pas rassuré pour autant. Il lui suffisait de se remémorer les visages cruels des Cavaliers-Démons. Et l’odeur âcre de la fourrure des Vampires était bien présente dans sa mémoire...

            La Pie entraîna brusquement Arthur par le bras.

- Puisque tu es condamné à rester enfermé dans Bouche-Sombre, autant te faire visiter les lieux, lui dit-il dans un large sourire.

            Claquebec leur emboîta le pas. Mais sa bonne humeur avait disparu.

- Sûr que le jouvenceau pouvait espérer meilleure hostellerie, grommela-t-il en serrant la poignée de son coutelas.

 

VIII

 

            La visite dura le reste de la matinée. Les Voleurs décrivirent longuement les méandres de l’énigmatique et tentaculaire Bouche-Sombre. Ses multiples couloirs, plongés dans une perpétuelle pénombre, s’entrecroisaient constamment, parfois en dépit du bon sens. Certains n’étaient que de simples ébauches : on tournait à un angle en s’attendant à emprunter un nouveau couloir, large et interminable, et on ne trouvait devant soi qu’une simple cloison. D’autres s’étiraient à perte de vue, dans une infinie succession de portes closes, derrière lesquelles se tramaient des mystères dont La Pie et Claquebec confessèrent qu’ils ignoraient tout.

- Nous ne savons point combien de gens peuplent Bouche-Sombre. Papadiavol lui-même n’en a aucune idée. Les gens vont et viennent. Ils restent, ils s’en vont, sans qu’on les ait rencontrés ne fût-ce qu’une seule fois. Tu ne verras jamais d’autre maison comme celle-ci, Arthur.

- En tout cas, c’est ce qu’on te souhaite, ajouta Claquebec en ricanant.

            Vers midi, alors qu’ils venaient de traverser une sorte d’immense grenier complètement vide, uniquement occupé par quelques gros rongeurs qui ressemblaient à des rats sans en être vraiment, La Pie s’arrêta et se tourna vers Arthur.

- Jouvenceau, ne dis jamais que tu es du Premier Monde. Il y a certes peu de risques qu’on devine d’où tu viens. Tout le monde n’a point l’odorat de Claquebec ou de Cassemur. Mais on ne sait jamais.

- Si tu es interrogé, réponds que tu as vécu à Alghoran, une cité très lointaine. Personne ici n’y est allé, tu pourras inventer n’importe quoi.

- Pourquoi dois-je mentir comme ça ?

- Tu te souviens de la colère de Cassemur ? Les gens ne veulent point se souvenir du Premier Monde, ils refusent qu’on leur rappelle d’où ils viennent. C’est trop douloureux.

- Douloureux ? Oui, je comprends. Ils regrettent…

- Ils regrettent, certes. Mais surtout, ils sont furieux. Sous l’emprise de la colère, ils pourraient s’en prendre à toi. Tu représentes la vie qu’ils ont perdue injustement.

            Arthur pensa à Cassemur, à ses traits déformés par la rage…

- Sache aussi que tous les morts ne rejoignent point le pays où nous nous trouvons. Les trépassés de maladie ou de vieillesse n’y sont jamais admis. Ceux-là vont en d’autres contrées du Deuxième Monde, où tout n’est que douceur, calme, joie. Mais ici…

            Claquebec se tut brusquement. Ses yeux, ainsi que ceux de La Pie, étaient remplis de colère.

- Je crois que j’ai compris, dit lentement Arthur. Ce monde où nous nous trouvons est réservé à ceux qui ont connu une mort violente.

            Les Voleurs hochèrent la tête.

- C’est cela. Nous avons été tués. Tous.

- Accident de carriole, duel au petit matin, combat sur un champ de bataille, meurtre crapuleux dans une venelle isolée… Rien de naturel dans les trépas des habitants de cette partie du Deuxième Monde, dit Claquebec d’un air sombre.

- Nous avons tous cela en commun. Il y a toutefois des différences, des hiérarchies, selon le genre de mort. Claquebec et moi appartenons au groupe des Morts Efficaces, celui des héros, des trépassés glorieux. Les teigneux comme Gros-Malvais, le mendiant que tu as rencontré à ton arrivée, appartiennent à celui des Morts Malveillants. En général, des bandits ou des traîtres qui ont été exécutés.

Arthur sentit la compassion l’envahir. Ce fond de colère qu’il avait senti sous la gaieté des visages le jour de son arrivée… Un monde peuplé de victimes ! Puis il songea que, désormais, lui aussi en faisait partie. Manifestement, il avait bel et bien été assassiné par les hommes de main de Deber…

- De temps à autre, il y en a un qui arrive, du sang plein les vêtements. On lui donne de nouveaux habits, on lui indique où s’installer… Petit à petit, il s’habitue à sa seconde existence.

- Puis vient l’oubli. Nous perdons progressivement la mémoire du Premier Monde. Et ce monde-ci finit par nous paraître naturel. 

- On oublie sa vie précédente ? On ne garde aucun souvenir de ce qu’on a accompli ni des gens que l’on a aimés ? Comme c’est triste…

            Arthur sentit le chagrin l’envahir petit à petit. Il pensa à ses amis. Même sa mère, au fond, il l’aimait, malgré son alcoolisme violent.

- Oui. Enfin, pas complètement. Il nous en reste des bribes. Mais pas suffisamment pour que cela soit ressenti comme une peine.

- Tu comprends, nos morts ne sont jamais survenues naturellement, calmement. Il vaut mieux ne pas rendre notre séjour encore plus pénible par le souvenir de leurs circonstances. Alors, nous oublions.

- Les autres contrées du Deuxième Monde sont très différentes, insista Claquebec. Les trépassés y mènent une existence paisible et se souviennent de leur vie antérieure. Certains retournent parfois, fugitivement, sous d’autres formes, dans le Premier Monde, pour visiter ceux qu’ils ont aimés.

- Mais ce n’est point notre lot… conclut amèrement La Pie.

            Arthur hocha lentement la tête.

- Donc, tous les deux, vous ne savez plus comment vous avez perdu la vie ?

            Les Voleurs haussèrent les épaules.

- Tout ce qu’on sait, c’est qu’on était ensemble, dit La Pie en assénant une vigoureuse claque sur les épaules de Claquebec.

- Des frères d’armes, ajouta ce dernier avec fierté. Le Mage l’a dit lorsqu’il nous a recrutés pour figurer dans sa bande de Voleurs. Il a même ajouté qu’un jour, on saurait pourquoi nous sommes morts tous deux côte à côte.

- Morts glorieusement, insista La Pie en levant le doigt.

- Papadiavol avait fait cette précision à mon sujet seulement, dit Claquebec avec un clin d’œil à l’intention d’Arthur.

- Il y a donc plusieurs Voleurs ? Claquebec a parlé d’une bande…

- Nous étions nombreux, répondit La Pie. À présent, nous ne sommes plus que deux. Les autres ont été frappés de Suprême Mort.

- Les missions que nous confie Papadiavol ne sont point de tout repos, soupira Claquebec.

- Il y a aussi le cas de Courtelame. Il n’est pas mort, mais c’est tout comme. Tu l’as constaté toi-même.

- En quoi consistent-elles, ces missions ? demanda Arthur.

Il se sentait plein de curiosité. Puis il songea avec mélancolie que le processus d’oubli dans lequel se réfugient les habitants du Deuxième Monde commençait sans doute de cette façon : par l’intérêt, le désir de comprendre cette autre forme d’existence.

- Tu n’auras qu’à poser toi-même cette intéressante question au Mage, répondit La Pie. Pour l’instant, il reste quelque chose que tu dois voir.

Au bout du couloir dans lequel ils se tenaient se trouvait une vaste pièce éclairée par de hauts candélabres. Arthur reconnut le hall de Bouche-Sombre, avec sa porte d’entrée massive munie de sa lourde serrure de fer… Un grand et large escalier en marbre blanc s’élevait majestueusement au centre de la pièce puis montait en colimaçon vers les étages. De nombreux tableaux étaient accrochés aux murs. Des portraits de vieillards grimaçants, qui levaient les mains et roulaient des yeux furieux en se contorsionnant, comme s’ils essayaient de sortir de leurs cadres. Un visage sembla fugitivement familier à Arthur, mais il laissa aussitôt s’envoler cette pensée, car elle ne pouvait avoir aucun fondement.

- Regarde par ici, Arthur.

            Claquebec et La Pie l’attendaient au pied de l’escalier. Les marches étaient si usées qu’elles étaient creusées en leur centre, ce qui les faisait ressembler à de vastes gouttières. Elles étaient flanquées de chaque côté par des rampes de bronze.

- Vois cet escalier qui mène au sommet, dit La Pie. Il y a bien d’autres escaliers dans cette demeure. Mais celui-ci est digne d’être considéré. Un bijou de maçonnerie comme tu peux le constater, l’œuvre d’un maître architecte de haute renommée.

            Arthur hocha poliment la tête. Il se demandait pourquoi les deux Voleurs tenaient à lui montrer cet escalier. Il avait l’impression d’assister à la visite ennuyeuse d’un vieux château…

- En fait, continua La Pie, c’est surtout l’œuvre d’un éventé du cerveau. Il eût mieux valu que l’architecte interrompît là ses ardeurs bâtisseuses. Mais, plein de fine folie, il décida qu’il construirait un écrin autour du bijou. Ainsi naquit Bouche-Sombre, plantée en terre de Malapertuis comme une grosse verrue sur la face du Deuxième Monde…

- Oui, ajouta Claquebec, c’est ici, autour de cet escalier, que Bouche-Sombre a commencé d’être édifiée. Toute la demeure n’est que son prolongement. L’architecte pensait que cet escalier lui permettrait de se rendre dans d’autres mondes. En fait, comme beaucoup d’habitants de Malapertuis, il cherchait un moyen de retourner dans le Premier Monde. Mais ce fut un échec : son escalier ne put jamais lui servir à autre chose que de monter et descendre ! Plein de dépit, il construisit Bouche-Sombre, pour que l’escalier ait tout de même une utilité.

- Une fois l’édifice terminé, dit La Pie, il déclara qu’il s’en irait étudier l’habitat des Diables. Un livre qu’il avait en sa possession prétendait que les Diables vivent en de subtiles demeures sculptées dans les brumes volatiles du royaume de Shéôl… Il fit son petit baluchon de fou, qu’il emplit de papier, crayons, règle et compas, puis suivit la route d’Enfer indiquée par le livre. Depuis, nul ne l’a revu.

            Claquebec exécuta un large mouvement de la main en regardant autour de lui, et dit :

- Avant son départ, il fit faire son portrait, ainsi que ceux de ses fidèles maîtres d’œuvre qui l’avaient assisté sur le chantier. Ce sont les tableaux que tu vois autour de toi. L’architecte est celui-là…

            Arthur regarda le portrait que lui désignait Claquebec. Un homme maigre au regard dément, posant avec une expression d’orgueil démesuré parmi des instruments d’architecture. C’était ce tableau qui avait attiré son attention quelques minutes auparavant…

- Ce visage me dit quelque chose, murmura-t-il.

- Peut-être est-il retourné dans le Premier Monde, finalement, répondit La Pie en haussant les épaules.

- Certains d’entre nous pensent en effet que c’est là-bas le véritable Enfer, ajouta Claquebec en souriant avec malice.

Arthur leva les yeux vers le palier du premier étage, plongé dans l’obscurité.

- Il y a combien d’étages dans cette maison ?

            Les Voleurs le regardèrent tout à coup avec intensité. La Pie répondit en articulant posément chaque mot :

- Avec cette question, tu as touché juste.

- Le fait est, ajouta Claquebec d’un air de conspirateur, qu’on n’en sait trop rien.

            Arthur fronça les sourcils.

- Vous vivez dans une maison sans connaître le nombre de ses étages ?

- Chacun a son idée sur la question, répondit Claquebec sur un ton mystérieux.

- Il y en a au moins cinq. Papadiavol vit au dernier. Là-dessus, tout le monde est d’accord. Le problème, c’est ce qu’il y a entre le quatrième et le cinquième…

- Il y a un étage supplémentaire, mais il n’est pas toujours là ! renchérit Claquebec avec une lueur d’inquiétude dans les yeux. Des fois, tout est normal, on passe directement de l’avant-dernier au dernier. Puis un jour, alors que tu te crois arrivé au sommet, voilà que tu dois grimper encore un niveau avant d’atteindre les appartements du Mage…

- Un étage intermittent ? demanda Arthur, incrédule.

- Oui. Ou plutôt, un étage fantôme…

- Quand ça arrive, on comprend tout de suite qu’on n’est point à l’étage de Papadiavol. Le palier est beaucoup plus étroit, on sent une vibration, le plancher tremblote doucement. Et surtout il y a la Porte… Elle est… vraiment étrange.

- Légèrement luisante. Elle suinte. Une sorte de graisse qui s’écoule… Et ça pue, tu peux m’en croire !

- Alors, quand on voit ça, on se dépêche de traverser le palier et on continue de monter. En serrant bien fort les dents ! Jusqu’à ce qu’on parvienne au bon étage.

            Arthur était abasourdi.

- Comment est-ce possible ?

- On évite de se poser trop de questions sur ce sujet, répondit La Pie. C’est l’une des nombreuses énigmes de Bouche-Sombre. Elle en contient de plus grandes encore.

- Et qu’est-ce qu’il y a, dans cet étage qui apparaît et disparaît ?

            Les deux Voleurs secouèrent énergiquement la tête.

- On n’en sait rien et on ne veut point le savoir !

- Vous n’avez jamais ouvert cette porte ? insista Arthur.

- Alors là, non ! Pas question !

- Quand tu auras passé quelques jours dans Bouche-Sombre, tu comprendras qu’il est sage de ne point fourrer son museau partout.

- C’est comme pour les appartements de Papadiavol, dit Claquebec. Personne n’a le droit d’y accéder. Deux ou trois fois seulement on a été convoqués, La Pie et moi. Et crois bien qu’on n’a point oublié…

            La Pie hocha douloureusement la tête. Il regarda Arthur droit dans les yeux.

- Là-haut, sur le palier du Mage, il y a… des choses. Elles attendent, postées là, pour l’éternité.

            Claquebec appuya de son index sur la poitrine d’Arthur.

- Et tu ne dois point chercher à les voir, dit-il en insistant sur chaque mot.

            Arthur les regarda, impressionné par leurs regards de braise.

- Tu comprends maintenant pourquoi on a voulu te montrer cet escalier ? Pour qu’il ne te vienne jamais à l’idée de l’emprunter. Jamais !

            Arthur resta silencieux, glacé par ces paroles. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il sentait, à cet instant précis, planer sur lui une terrible menace.

- À présent, allons déjeuner, dit Claquebec sur un ton léger.

- Oui, ajouta La Pie. Il est temps que tu rencontres les habitants de cette demeure, et que tu assistes à l’un des événements les plus importants qui s’y déroulent quotidiennement.

 

*

 

            Les Voleurs conduisirent Arthur dans une immense pièce aux fenêtres closes. Une multitude de chandeliers aux flammes étrangement immobiles parvenaient difficilement à en percer la pénombre. Là se trouvaient, autour d’une table aux dimensions extraordinaires, plusieurs dizaines de personnes. À leur arrivée, le silence se fit subitement et tous dévisagèrent Arthur.

- Pour autant qu’on puisse le savoir, la maisonnée n’est pas entièrement réunie, dit La Pie, mais il y en a ici une bonne partie.

- La meilleure tu veux dire, du moins jusqu’à ton arrivée ! clama quelque part dans l’ombre une voix passablement éméchée.

            La Pie haussa les épaules en signe d’indifférence.

- Serreius veut toujours avoir le dernier mot. Laissons-lui ce plaisir simple.

- C’est bien la dernière chose que tu me laisses, glapit la voix, après tout ce que tu m’as dérobé, Voleur !

- C’était il y a longtemps et j’obéissais au Mage. À l’époque, tu vivais dans une petite loge puante près de la Basse-Rue. Papadiavol t’a bien dédommagé, en te tolérant dans sa demeure.

- En le tolérant surtout dans sa cave, qu’il vide avec constance depuis tant d’années, ajouta Claquebec.

            Quelques rires fusèrent dans l’assistance.

- Taisez-vous, Serreius. Que le jouvenceau prenne place. C’est bien pour cela que vous l’avez conduit jusqu’ici, n’est-ce pas, les Voleurs ?

            Le gros Fortunato avait parlé. Il trônait avec autorité en bout de table, près de la porte où se tenaient Arthur et ses deux compagnons.

- Va t’asseoir, dit La Pie en poussant doucement Arthur vers la table.

            Il prit place entre une grande femme au long cou et le Nain qu’il avait vu dans la Bibliothèque.

            La Pie et Claquebec s’assirent par terre, près de lui.

- Nous ne prenons point nos repas ici, lui expliqua La Pie. Habituellement, on grignote quelques fruits et un peu de pain dans la cuisine.

            Arthur hocha la tête. Puis il regarda autour de lui. Le silence pesait à nouveau sur l’immense tablée. Tous l’observaient avec attention. Fortunato rompait machinalement en miettes un morceau de pain sans le quitter des yeux, avec hostilité. Mal à l’aise, Arthur se promit qu’il prendrait son prochain repas dans la cuisine, avec les Voleurs. Tout à coup, la lourde porte s’ouvrit et une salve d’applaudissements déchira le silence.

- Hourra !

- Mes amis, le festin commence !

Plusieurs marmitons entrèrent en portant dignement de lourds plateaux d’argent qu’ils déposèrent le long de la table. Des lapins, des poulets et des cochons figés dans des gangues de gelée apparurent sous les yeux d’Arthur. Des fruits et des gâteaux furent également apportés en même temps que de lourdes bouteilles.

            Les convives applaudirent de plus belle en riant. Ils se mirent à scander le nom de la cuisinière en frappant dans leurs mains.

- Ber-thine ! Ber-thine ! Ber-thine !

- Où est-elle, la diva du tournebroche ? cria Fortunato en levant un verre qu’il venait de remplir d’un épais vin noir.

- Berthine, sublime fée rôtissière, montrez-vous donc !

            Les convives applaudirent encore plus fort.

- Ne parlez point des fées céans, dit un homme d’une voix grinçante en rentrant la tête dans ses épaules.

- Oui, renchérit un autre en jetant un regard circulaire. Il paraît qu’elles se sont installées quelque part dans Bouche-Sombre.

- Des fées ici ? J’voudrais ben savoir où elles logent, murmura un vieil homme voûté, une lueur de convoitise au fond des yeux.

            Arthur reconnut le vieillard qui avait eu la tâche d’emporter le corps de Benvolio.

- Tout bas, Gribouille. Si votre dame vous entend, vous serez privé de ce merveilleux dessert !

            Le père Gribouille jeta un regard inquiet vers un gros gâteau dégoulinant de crème et baissa la tête.

- C’est qu’on les dit fort belles, souffla-t-il d’un ton penaud.

            La voisine d’Arthur lui donna un coup de coude en désignant une vieille femme ridée assise un peu plus loin.

- Mère Gribouille n’a garde d’entendre ce que dit son édenté de mari. Elle a les oreilles aussi sales que ses pieds, qui sentent comme une panerée de vieux harengs. Personne n’ose prendre place auprès d’elle.

            La mère Gribouille était effectivement seule, les convives les plus proches se tenant à une distance prudente. Elle mâchait sombrement un morceau de pain, perdue dans ses rêveries.

- Mère Gribouille, susurra malicieusement la voisine d’Arthur, votre mari vous mijote quelque infidélité…

            La vieillarde leva instantanément des yeux pleins de furie.

- Je vous ai entendue, Dame Désireuse. Sachez que j’ai l’oreille aussi vive que mon pied, lequel brûle de rougir vos fesses de courtisane. Quant à mon mari, il sait ce qui l’attend tantôt.

            Les convives éclatèrent de rire pendant que Dame Désireuse prenait un air pincé et que le Père Gribouille se tassait un peu plus sur son siège.

            Tout à coup, Berthine apparut dans l’encadrement de la grande porte. Les applaudissements redoublèrent.

- Hourra ! Viva !

- Dame Berthine, vous donnez couleur et feu aux mâchoires des hôtes de Bouche-Sombre, cette vaste demeure si mal nommée en cet instant !

            Berthine, le sourire aux lèvres, fit une profonde révérence. Lorsqu’elle se redressa, le sang qui avait afflué sur ses grosses joues d’ordinaire déjà rouges la fit ressembler à une énorme cerise.

- Sublime, divine, Berthine qui, heu… butine dans sa cuisine comme l’abeille mutine et, heu…

            Sieur Gentilet avait préparé un éloge poétique à l’intention de la cuisinière, mais il était déjà trop ivre. Ses bafouillements suscitèrent l’hilarité générale et ce fut au milieu des éclats de rire que Berthine salua une dernière fois l’assemblée avant de regagner ses fourneaux.

- Chers amis, déclama Fortunato avec emphase. Que l’appétit ne nous fasse point défaut devant tant de merveilles culinaires !

            Et il se servit un nouveau verre de vin avant de s’emparer avidement d’un énorme fromage fourré aux noisettes. Tous se mirent à manger avec entrain. Au bout de quelques instants, l’immense salle à manger était remplie du brouhaha des conversations et du cliquetis des fourchettes.

            Arthur aperçut un homme maigre au front large et au nez pointu qui le regardait avec attention. Ses yeux fixes et autoritaires brûlaient d’une flamme un peu folle. L’homme fut brutalement poussé du coude par son voisin, un petit gros à la face rougeaude qui avalait tout ce qui se trouvait à sa portée.

- Maître Milo, vous ne mangez donc point ?

            L’homme secoua la tête en souriant avec condescendance.

- Boiteux, mon vieil ami, vous le savez bien, les nourritures spirituelles…

- Oui da ! celles qui sont logées dans les bouteilles de votre bibliothèque ! Sauf votre respect, compère l’astrologue, seul le verre épais qui sert de fond à ces bouteilles de clairette vous sert de télescope à observer les étoiles.

- Et la plupart de ces étoiles n’existent que dans le plafond fissuré de son cerveau… ajouta quelqu’un en riant.

- Il est vraiment astrologue ? demanda tout bas Arthur à Dame Désireuse. Mais celle-ci, vexée par la répartie de la Mère Gribouille, avait choisi de se murer dans le silence. Ce fut le Nain, assis à la gauche d’Arthur, qui lui répondit :

- Aussi astrologue que je suis évêque.

            Maître Milo, le visage rouge de colère, se leva d’un bond et, sans dire un mot, quitta la salle en claquant la porte. Son voisin regarda autour de lui d’un air désolé.

- Je ne sais ce qui lui prend, bredouilla-t-il, nous répétons cette plaisanterie lors de chaque repas depuis bien des années. Maître Milo ne s’en offense jamais, c’est au contraire le signal de trinquer ensemble joyeusement.

- Certes, certes, répondit une femme avec agacement. Nous sommes tous quelque peu nerveux ces temps-ci. Les nouvelles en provenance d’Yskander n’aident point à la gaieté.

            Dame Justinia avait parlé sans daigner regarder son interlocuteur. À présent, elle reportait toute son attention sur son gobelet d’étain rempli d’eau. Arthur était fasciné par sa chevelure rouge vif comme s’il la voyait pour la première fois. Justinia y avait planté de longues aiguilles d’argent. Il émanait d’elle une sorte de souveraineté hautaine.

            Le gros Fortunato se pencha vers un immense plateau puis planta avec férocité sa longue fourchette à deux dents dans la cuisse d’une poularde.

- Jouvenceau, lança-t-il à Arthur, expliquez-nous qui vous êtes exactement. Le frère de Dame Lily ? J’ai tout de même quelque mal à le croire !

- Moi aussi, avoua spontanément Arthur.

- Néanmoins, ajouta le Nain, vous voilà investi d’une lourde responsabilité. Lire les élucubrations de Dogh-Nath ! Par le Goupil. Faites-moi une faveur, jeune homme : chassez-moi de vos pensées au moment de la lecture, car j’ai grand peur que, même ainsi, la folie de ces Chroniques ne me contamine !

- Et moi j’ai grand peur que cette contamination n’ait déjà eu lieu, ricana La Pie derrière eux.

- Voleur ! Te tairas-tu… donc… jamais ? rugit Serreius.

L’ivrogne s’était levé et s’approchait, sa fourchette à la main, en titubant. Arthur ne put s’empêcher de pouffer en voyant ce petit homme frêle, ivre au point qu’il était à peine capable de se tenir debout, menacer La Pie.

- Stupide Voleur qui… ne sais dire que des… malveillances, continua Serreius. Tes dents de fou s’entrechoquent tellement qu’elles… résonnent comme des cymbales… fêlées.

            Des convives le forcèrent à reprendre sa place. Une fois assis, Serreius se remplit aussitôt un nouveau verre de vin, comme si rien ne s’était passé. La Pie, impassible, ne lui avait pas accordé un seul regard.

- Cymbalum Mundi. Les cymbales du monde… murmura un jeune homme pâle. Nous en sommes bien loin à présent.

            Justinia fit claquer son gobelet sur la table.

- Silence, vous ! On ne discute jamais de ces choses. Vous le savez. Cela n’est point permis !

            Le jeune homme baissa la tête. Les convives lui jetèrent des regards lourds d’indignation.

- Il y a des règles ici, sachez-le !

            Le Nain se pencha vers Arthur et lui souffla à l’oreille.

- Ce freluquet de Bosquetvert est arrivé depuis peu à Bouche-Sombre. Il en ignore les usages.

- Mais qu’a-t-il dit de si terrible ?

            Le Nain se pencha un peu plus :

- Il a fait allusion au Premier Monde…

            Arthur sentit sa gorge se nouer.

- Heu, c’est vrai que ce n’est pas un sujet à aborder…

            Le Nain prit une pomme entre ses deux mains et, d’un geste brusque, la cassa en deux. Puis il dévisagea Arthur avec ironie et murmura :

- Vous en savez quelque chose, n’est-ce pas ?

 

*

 

- Il a vraiment dit ça ?

            La Pie et Claquebec affichaient un air soucieux. Avec Arthur, ils avaient quitté la grande salle à manger et se dirigeaient vers la cuisine. Les Voleurs n’avaient pas encore pris leur repas. Conformément à leurs habitudes, ils comptaient déjeuner en compagnie de Berthine et de ses marmitons.

- Oui, répondit Arthur. Il a parfaitement compris que je viens du Premier Monde et que je suis, comme vous me l’avez dit hier soir, « plus ou moins vivant ».

            Claquebec, irrité, secoua la tête.

- J’ai toujours dit qu’il fallait se méfier du Nain. Que va-t-il s’en aller jacasser, à présent ? Le jouvenceau n’est point tout à fait en sécurité ici.

- Et où penses-tu qu’il le serait ? demanda La Pie avec agacement.

- Mais, dit Arthur, puisque vous êtes là pour me protéger, je ne risque rien, pas vrai ?

- Ça, c’est tout à fait sûr, s’empressa de répondre Claquebec. Le premier gâte-sauce qui s’en prend à toi, on le taille en fines tranches et on le sert à Cassemur pour son petit-déjeuner. Tu n’as aucune raison de t’en faire tant que tu as nos augustes personnes à tes côtés.

- Mais le problème, dit La Pie, c’est que parfois nous sommes contraints de quitter Bouche-Sombre pour vaquer à nos affaires, ou plutôt à celles de Papadiavol, qui nous missionne pour lui rapporter… certaines choses.

- Des choses que tu n’as point besoin de connaître, ajouta Claquebec sur un ton de conspirateur.

            Ils firent le reste du trajet jusqu’à la cuisine sans dire un mot. Arthur était inquiet. Il avait hâte de se retrouver en compagnie de Berthine. La cuisinière semblait si douce et forte à la fois, si rassurante, qu’il était certain que rien ne pourrait lui arriver en restant près d’elle.

Lorsqu’ils parvinrent dans la cuisine, Berthine et ses marmitons s’affairaient dans des nuages de vapeurs sucrées.

- Entrez mes gentils Voleurs ! Je vous ai confectionné des bolées de fruits agrémentées de brioche mouillée dans du lait, dit-elle à La Pie et Claquebec.

- Tiens Arthur, attrape ! Il y en a d’autres, je finis de les préparer.

            L’un des marmitons venait de lui lancer un petit gâteau. Quand Arthur mordit dedans, il sentit une myriade de saveurs parfumées se répandre dans sa bouche.

- Hmmm ! Qu’est-ce que c’est bon ! C’est fait avec quoi ?

            Berthine lui répondit par un simple sourire. Deux mains délicates se posèrent alors sur les yeux d’Arthur.

- Il faut deviner, dit une voix cristalline derrière lui.

            Donatelle ! Arthur sentit un frisson naître sur ses bras, remonter sur ses épaules et parcourir tout son dos...

- Heu, je dirais qu’il y a de la cannelle... Et puis peut-être aussi du miel ?

            Donatelle éclata de rire.

- Mais non, bêta ! C’est plein de fleurs de palsgraves !

- Des fleurs de quoi ?

            Donatelle le lâcha subitement. Poings sur les hanches, les sourcils froncés, elle le contourna et vint se placer devant lui. La jolie servante affichait désormais un visage dur et inquisiteur.

- Comment ça ? Tu ne sais pas ce que c’est, la palsgrave ?

            Arthur regarda autour de lui. La Pie et Claquebec avaient cessé de manger. Ils restaient figés sur leurs chaises et la crainte se lisait dans leurs yeux. Berthine et les marmitons, quant à eux, l’observaient avec suspicion. Il avait gaffé. Maintenant, eux aussi allaient se douter qu’il venait du Premier Monde.

- En fait... c’est qu’on n’en voit pas beaucoup, du côté de, heu... Alghoran, bafouilla-t-il.

            Donatelle hocha la tête sans le quitter des yeux, méfiante.

- Alghoran, hein ? C’est donc de là que tu viens ? Et elle ressemble à quoi, cette ville ? Je n’y suis jamais allée.

            Berthine agita une grosse cuillère en bois en direction de la jeune servante.

- Donatelle, allons ! Tu sais bien que c’est grossier d’interroger quelqu’un sur sa ville d’origine.

            Donatelle fixa Arthur avec insistance. Un silence pesant s’installa dans la cuisine.

- Tu as raison douce Berthine, répondit-elle enfin, manifestement à contrecœur.

            Puis elle tourna les talons et se dirigea vers une pile d’assiettes qu’elle entreprit de ranger dans une armoire, d’un air préoccupé.

            Arthur respira profondément. Il s’en était bien sorti. Il eut une pensée reconnaissante pour La Pie et ses conseils avisés. Manifestement soulagés eux aussi, les deux Voleurs avaient repris le cours de leur déjeuner. À l’avenir, il ferait attention.

            Berthine et les marmitons s’étaient replongés dans leurs tâches. Il entendait Donatelle s’affairer derrière lui, mais il ne voulait pas se retourner, de peur qu’elle ne l’interroge encore. La servante ne semblait pas du genre à laisser de telles questions sans réponse. Il jugea préférable de se concentrer sur ses gâteaux.

- Pardonne-moi Arthur, lança brusquement Donatelle dans son dos.

- Heu, ce n’est rien, dit-il en levant la tête, la bouche pleine.

            Il replongea son nez dans son assiette.

            Le repas des Voleurs s’acheva dans le silence. Puis La Pie repoussa son bol.

- Jouvenceau, nous allons nous absenter quelques heures, car nous avons fort à faire aujourd’hui.

La Pie avait parlé en se curant les dents au moyen de ses ongles pointus. Arthur n’avait pas encore eu l’occasion de remarquer à quel point ils étaient longs. Ses doigts ressemblaient à des griffes de rapace.

- Pour sûr, renchérit Claquebec. Comme on te l’a dit, le Mage nous envoie en mission. Et puis la journée est belle. Il y aura du monde au marché. Les rues de Malapertuis seront pleines de badauds. Idéal pour gagner quelques sous.

- Ah ? Vous allez au marché ? Qu’est-ce que vous allez y vendre ? demanda Arthur.

            Les deux hommes le regardèrent, surpris.

- Vendre ?

- Nous prendrais-tu pour de vulgaires boutiquiers ?

            Claquebec tourna la tête et cracha, ce qui déclencha un hoquet d’indignation de la part de Berthine.

- Fi du vilain métier ! renchérit La Pie.

- Rappelle-toi, Arthur, qu’on nous appelle « les Voleurs ». Quoique, à la réflexion, il n’y a pas si loin du boutiquier au...

- Mais je croyais que ce n’était qu’un surnom, pour rire, dit Arthur.

- Rire ? Il n’est point question de rire, répondit La Pie d’un air indigné. C’est grande noblesse que voler.

- Nous ne sommes point asservis aux lois du commerce. Nulle nécessité de s’installer entre quatre murs, de plaire au client avec de faux sourires.

- Nous autres, tireurs de bourse, ne sommes qu’herbes flottantes. Nous ne prenons point racine, nous errons au gré des vents, nous...

- Vous êtes donc des vagabonds, déclara Arthur malicieusement, coupant net les envolées lyriques du Voleur.

            La Pie haussa les épaules, mécontent.

- Au lieu de proférer des stupidités, retourne donc dans ta chambre et attends-nous sagement, jouvenceau. Ne t’avise point de te promener longtemps seul dans Bouche-Sombre. Tu pourrais le regretter amèrement.

            Puis les deux Voleurs s’en allèrent en faisant claquer bruyamment la lourde porte de la cuisine.

 

IX

 

            Arthur hésitait. Pas question de se tenir enfermé jusqu’au soir dans cette chambre humide et poussiéreuse, se dit-il. Je resterais bien en compagnie de Berthine, mais mieux vaut éviter les questions de Donatelle. Et puis, bon sang, ils me prennent pour un gamin ! C’est décidé, je vais explorer la maison.

- Au revoir tout le monde, dit-il. Je retourne dans ma chambre.

- Évite de traîner en chemin, lui conseilla Berthine, une pointe d’inquiétude dans la voix.

- Ne t’en fais pas, je ferai sagement ce qu’on m’a dit, répondit-il en souriant. Jouer à l’enfant sage, j’ai l’habitude, ajouta-t-il dans son for intérieur.

            Une fois la porte de la cuisine refermée, il regarda à droite puis à gauche le couloir qui s’offrait à lui. Étroit, sombre, et démesurément long, si long qu’Arthur n’en distinguait aucune des extrémités. Décidant de se fier au hasard, il s’engagea dans le labyrinthe de Bouche-Sombre.

            De nouveaux couloirs se présentaient constamment... De temps en temps, une petite lampe en fer forgé, dont la fine mèche trempait dans une huile malodorante, projetait sur les murs une pâle lueur tremblante.

            Arthur marcha bien plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. Les couloirs se ressemblaient tous. Leurs murs étaient invariablement tendus de tissus sombres et poussiéreux, avec des tapis couvrant un plancher dont les lattes grinçaient à chaque pas. Ce qui rendait ces couloirs inquiétants, c’étaient surtout leurs portes. Une demeure aussi étrange et sinistre contenait certainement des tas d’endroits secrets, toutes sortes de recoins et de cachettes. Il était plus sage de ne pas les explorer tous, lui avaient dit les Voleurs. Et il était encore plus sage de ne pas chercher à faire la connaissance des habitants de cette maison, qui devaient être très nombreux si toutes ces portes donnaient accès à des appartements !

            Un couloir obscur aux lambris à moitié arrachés s’ouvrait à présent devant lui. Une bouche de ténèbres s’étendant vers des profondeurs inquiétantes. Mal à l’aise, Arthur décida qu’il valait mieux se contenter de ce qu’il avait déjà visité. Mais, au moment où il allait rebrousser chemin, il entendit un grognement sourd et menaçant, comme un énorme chien qui s’apprêterait à bondir. Ça venait de la partie du couloir plongée dans les ténèbres, devant lui. Avec précaution, il s’approcha.

            C’était Cassemur ! Arthur se dissimula derrière une lourde tapisserie accrochée au mur. Le géant tenait une sorte d’énorme rat qu’il venait d’attraper entre ses gros doigts et l’observait avec cruauté. La pauvre bête remuait frénétiquement. Cassemur serra brutalement son poing. Arthur frémit en entendant les os de l’animal émettre de petits craquements. Le rat poussa un couinement d’agonie et cessa de remuer. Cassemur le renifla quelques secondes, puis lui arracha sauvagement la tête et la dévora en un coup de mâchoire. Arthur eut un sursaut de dégoût. En frissonnant, il quitta sa cachette sur la pointe des pieds et fila précipitamment dans un autre couloir.

            Il arriva devant un carrefour de petits corridors. Il choisit l’un d’eux, en se disant qu’il aurait dû, comme le petit Poucet, semer derrière lui de la mie de pain. Au moins, ici, il n’y aurait aucun oiseau pour la picorer… Puis il vit une souris qui l’observait, à moitié cachée sous un meuble. Pas d’oiseau, mais beaucoup de rongeurs, soupira-t-il. Avec du pain, je me serais donc perdu de toute façon, se dit-il en se forçant à sourire.

            Tout à coup, il entendit un léger sifflement.

- Psst, hé, psst !

            Quelqu’un l’appelait à voix basse. Mais, dans cette pénombre, il ne voyait personne.

- Lève donc le nez !

            Dans un recoin, à l’intersection du mur et du plafond, une sorte de gargouille à longues moustaches et tête de chat, le fixait, les yeux exorbités.

- Qui… qui êtes-vous ? bredouilla-t-il.

            La tête prit un air désinvolte.

- Moi ? Je suis un Veilleur, un Anglechat.

- Un... Anglechat ?

- Oui, un Anglechat. Ça ne se voit pas ?

            À présent, la tête souriait étrangement, les babines de travers. Arthur se dit qu’il était décidément grand temps de retourner dans la cuisine.

- J’ai vu suffisamment de créatures bizarres. Adieu monsieur l’Anglechat, content d’avoir fait votre connaissance, lança-t-il en tournant vivement les talons.

- Attends, Arthur ! J’ai quelque chose à te dire.

            Il se retourna.

- Vous connaissez mon nom ?

            L’Anglechat eut l’air vexé.

- Si je connais ton nom ? Évidemment, stupide que tu es ! On ne connaît que toi ici !

            La bouche de l’Anglechat se tordit dans une grimace de dédain.

- Et… qu’est-ce que vous voulez me dire ?

            L’Anglechat plissa les yeux.

- Va dans la bibliothèque. Trouve le livre de Beroaldus. De Angulis, c’est son titre. Lis-le attentivement, très attentivement. C’est en latin, mais parfois le vieux Beroaldus oublie ses déclinaisons, il divague comme un corniaud, et sa prose est plus simple qu’une comptine de minette. Si tu veux que tout ça se termine bien, rien d’autre à faire que de lire ce sacré nom d’une pipe en bois de Beroaldus.

- Comment « tout ça » ? Que voulez-vous dire ?

- Je ne veux rien dire du tout ! Lis Beroaldus, tu comprendras plus tard.

- Mais expliquez-moi...

- Je n’en sais pas davantage ! Depuis que je suis un Anglechat, c’est-à-dire depuis que cette demeure abandonnée des dieux existe, tout ce que je sais, c’est que je dois t’ordonner d’étudier les angles, les biscornus surtout. Tous les autres Anglechats de Bouche-Sombre te diront la même chose. C’est à ça que nous avons été destinés, entre autres choses...

            Beroaldus… Ce nom ne ressemblait-il pas à celui de Béroalde de Verville, l’écrivain du xviie siècle dont avait parlé Mme Longin en cours ? Béroalde et ses anamorphoses, construites au moyen d’angles… biscornus.

            Il allait exiger des précisions, quand une forte odeur assaillit brusquement ses narines.

- Vous ne sentez rien ?

- Que sens-tu donc, jouvenceau ?

            Arthur n’en était pas vraiment sûr, mais il trouvait qu’une écœurante odeur de paille humide avait envahi le couloir.

- Ça sent... l’écurie.

            L’Anglechat éclata de rire.

- L’écurie, c’est vraiment la meilleure ! Tu en connais, des blagues !

Le rire de la créature ressemblait à un drôle de gargouillement, comme un évier qui se vide.

Tout à coup, quelque chose heurta l’épaule d’Arthur et fila dans les airs en frôlant le plafond.

- Nyarkkk !!!

Il n’eut pas le temps de voir ce qui avait poussé ce cri étrange, ça avait déjà disparu dans un détour du couloir.

- Qu’est-ce que c’était ?

L’Anglechat affichait à présent une mine soucieuse.

- Un de ces fichus Zangbetos. De petits diablotins vulgaires, sans aucune discipline. Ils font eux aussi partie des Veilleurs de Bouche-Sombre. L’odeur de paille, c’était lui.

            Puis un nouveau ricanement suraigu se fit entendre, suivi d’un éclat de rire retentissant :

- Nnnnyyyaaarrrkkkk... ah ah ah ah !!!

            Le bruit d’une violente gifle éclata aux oreilles d’Arthur. Il distingua alors une vague forme humaine, diaphane, quasiment invisible, toute proche de lui, qui sembla se tordre de douleur avant de disparaître aussi soudainement qu’elle était apparue.

            L’air siffla une nouvelle fois. Arthur sentit ses cheveux se soulever. Quelque chose tournait au-dessus de sa tête à toute vitesse en vrombissant. Il agita les bras pour se protéger. Mais la chose s’éclipsa en émettant encore un rire grinçant.

- Que s’est-il passé ?! cria Arthur à l’intention de l’Anglechat.

            La créature ne répondit pas. Ses yeux fixaient un point par terre. Arthur vit alors une petite souris. Semblable à celle qu’il avait aperçue quelques minutes auparavant, elle se tenait derrière lui, recroquevillée, immobile et frissonnante. Il écarquilla les yeux lorsqu’il s’aperçut que d’étranges reflets verts ondulaient sous sa fourrure blanche, comme de petits éclairs derrière un amas de nuages.

            Alors l’Anglechat bondit. En une fraction de seconde, il s’était transformé en un félin enragé et grimaçant. Il atterrit sur la souris et la serra entre ses griffes. Mais celle-ci se débattit tellement qu’elle parvint à s’échapper. Dépité et furieux, le chat se retourna vers Arthur. D’un brusque mouvement du menton, il lui intima l’ordre de s’enfuir. Puis il s’élança à la poursuite de la souris.

Arthur vit les deux animaux tourner à toute vitesse au bout du couloir et disparaître. Il resta interdit, frappé de stupeur, ne sachant que faire. Puis, quelques secondes plus tard, il entendit un horrible craquement suivi d’un miaulement d’agonie. Il se précipita. Quand il trouva le chat, celui-ci gisait, la nuque brisée, au milieu du couloir. La souris avait disparu.

Arthur sentit la panique l’envahir. Jamais il n’aurait dû quitter la cuisine, où il était en sécurité. Il devait absolument y retourner.

Tout à coup, il entendit une furieuse galopade derrière lui. Il se retourna, pour voir apparaître quatre chats tigrés accourant dans sa direction. Oreilles plaquées rageusement en arrière et bouches grandes ouvertes sur de terribles rangées de dents acérées, ils le dépassèrent et filèrent jusqu’au bout du couloir avant de s’engouffrer dans un corridor latéral et de disparaître à leur tour. Ils étaient lancés à la poursuite de l’étrange souris.

Sans réfléchir, Arthur se mit à courir. Instinctivement, l’esprit aiguillonné par la peur, il retrouva le trajet qu’il avait emprunté depuis le domaine de Berthine. Cassemur n’était plus là. Peut-être lui aurait-il offert sa protection ? Rien n’était moins sûr…

            Tout à coup, il s’arrêta. Au bout d’un étroit corridor latéral se tenait une jeune femme blonde. Les yeux clos, grande et mince, vêtue d’une longue robe verte et blanche, elle était si immobile, si impassible, qu’il crut d’abord que c’était un tableau posé contre le mur. Ensuite il pensa que c’était probablement un fantôme, tant sa peau était claire, presque transparente.

            File ! pensa-t-il fébrilement. Qu’est-ce que tu fiches, à rester planté devant cette... chose ? FILE !

Mais Arthur s’aperçut avec horreur qu’il était incapable de faire un pas de plus. Une force implacable le maintenait paralysé.

Les paupières de l’énigmatique apparition frémirent. Puis elle s’étira en soupirant, très lentement. Elle semblait sortir d’un profond sommeil. Une étrange lueur minérale brilla au fond de ses yeux lorsqu’elle regarda Arthur.

Elle s’avança vers lui. Sa longue robe traînante dissimulait ses pieds. Elle allait si vite et si doucement qu’elle semblait planer au-dessus du plancher poussiéreux.

Une seconde plus tard, elle était devant Arthur et posait sur lui un regard indéfinissable.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-il, la voix mal assurée.

            Une parole lointaine lui répondit :

- Tu n’es plus seul, Arthur. Nous sommes là.

            La femme n’avait pas ouvert la bouche. Elle continuait de le fixer de ses yeux énigmatiques. Une étrange torpeur s’empara alors de lui.

La femme recula et lui fit signe de la suivre.

- Viens avec moi, dit la voix. Je suis ton amie.

            Subitement privé de volonté, il la suivit. Il ne voulait pas obéir, mais c’était plus fort que lui. Comme si sa tête avait été plongée dans une grosse boule de coton.

            Elle l’entraîna avec douceur au fond du couloir. Mais, au moment où ils allaient emprunter un nouveau corridor, une voix dure et grinçante s’éleva derrière eux.

- Gamin ! Tu ne trouves plus le chemin de la cuisine ?

            Arthur se retourna avec effort. Au bout du couloir se tenait la vieille Justinia, raide, le visage fermé, les mains plongées dans les vastes manches de son immense robe noire. Avec ses cheveux rouges qui formaient autour de sa tête une auréole de sang, elle ressemblait à la statue d’une antique déesse de la vengeance. Seuls ses yeux semblaient vivants, brillants de colère. Ce fut à peine si les rides de ses lèvres bougèrent lorsqu’elle ajouta d’un air menaçant :

- Viens ici, Arthur. Tout de suite.

Arthur sentit que sa torpeur l’abandonnait lentement. Il chercha du regard la femme blonde, mais celle-ci avait disparu. Docilement, encore un peu étourdi, il rejoignit Justinia.

Celle-ci le poussa brutalement en avant.

- Avance.

Il voulut protester mais, n’étant pas encore complètement revenu à lui, il se contenta de lui jeter un regard de désapprobation. Il vit alors que Justinia serrait, caché dans l’une des manches de sa robe, un coutelas doté d’une longue lame effilée.

À aucun moment elle ne lui accorda un regard. Toute l’attention de la vieillarde était concentrée sur le couloir qu’ils venaient de quitter.

            Après de longues minutes de marche, ils parvinrent devant la porte de la cuisine. Au moment où Arthur allait entrer, un bruit étrange, une sorte de feulement, attira son attention. Le fond du couloir se perdait dans d’épaisses ténèbres... Il regarda dans l’autre direction. La même obscurité régnait. Pourtant, il aperçut quelque chose. Comme une ondulation de l’air, qui s’était mis à vibrer... Il ouvrit davantage les yeux. Sous la lumière tremblante de la lampe accrochée au mur, une portion d’ombre venait de se plier. Elle avançait vers lui doucement, comme une vaguelette noirâtre.

Médusé, il regarda cette fine pliure de ténèbres glisser sur le parquet dans sa direction. Un goût âcre, écœurant, envahit sa gorge... Soudain un violent choc dans son dos lui coupa le souffle. Il fut projeté contre la lourde porte, qui s’ouvrit brutalement. Un puissant parfum de miel lui jaillit aussitôt aux narines, et il entendit les crépitements d’un feu de cheminée... Devant lui, les marmitons le regardaient avec surprise.

- Hâte-toi d’entrer ! lança dans son dos la voix éraillée de la vieille Justinia.

            Elle poussa Arthur en avant, jeta un regard perçant dans le couloir, entra et claqua la porte derrière elle avec autorité. Puis elle tourna l’imposante clef dans sa serrure d’acier, prit une chaise et s’assit contre la porte en croisant les bras avec la dignité d’une impératrice sur son trône, couronnée de sa chevelure flamboyante.

- Mais, dame Justinia, bredouilla un marmiton...

            Justinia eut un geste de mépris.

- Silence, le saucier. Fais venir Berthine, dépêche-toi.

            Le marmiton ne se le fit pas redire. Il se précipita vers le fond de la cuisine, trébucha contre un sac de farine, et disparut au détour d’un corridor dans une traînée de poussière blanche.

            Pas tout à fait remis, Arthur regarda la vieille Justinia. Les yeux clos, l’oreille contre la porte, elle écoutait. Y avait-il vraiment quelque chose, là derrière ? Une minute auparavant, Arthur aurait pu jurer avoir vu cette ombre bouger. Pourtant, à présent, il n’en était plus tout à fait sûr. Comment l’obscurité pouvait-elle se plier ?

- Dame Justinia, vous m’avez appelée ?

            La grosse Berthine venait d’arriver. Sa courte silhouette imposante formait un rempart protecteur derrière lequel se tenait le marmiton. Elle avait parlé d’une voix douce mais ferme. Tout en fixant du regard la vieille Justinia, elle essuyait dans un torchon humide ses puissantes mains, faites pour pétrir les plus fines pâtes, mais capables aussi d’étrangler les volailles les plus récalcitrantes...

- Dame Justinia ?

            Justinia ne prêtait aucune attention à la cuisinière. L’oreille toujours collée contre la porte, parfaitement immobile, marmonnant des paroles inintelligibles du bout des lèvres, elle semblait plongée dans un demi sommeil.

- Ma Dame ? insista Berthine.

            Justinia ouvrit brusquement les yeux. Elle lança à Arthur un regard féroce, puis se tourna vers la cuisinière.

- Dame Berthine, préparez donc à ce jeune pendard une décoction de saxifrages des Moyennes-Collines.

            Berthine fixa la vieillarde avec étonnement, puis regarda Arthur des pieds à la tête comme s’il revenait d’une bataille.

- Saxifrages des Moyennes-Collines...

- Oui. Voyez-vous, il a respiré le mauvais air du couloir...

La cuisinière ne parvenait pas à détacher son regard d’Arthur.

- C’est que cela fait bien longtemps, murmura-t-elle. Il doit m’en rester quelque part... Dans un pot de fer, bien fermé par une épaisse couche de cire, car...

- Car cette plante ne doit point être gâtée par la fumée d’un âtre durant le temps qu’elle sommeille, répliqua Justinia, impatiente. Oui, oui, je sais cela. Allons, dépêchez-vous...

            Berthine hocha la tête comme si elle sortait d’un rêve, puis elle tourna les talons et disparut dans les tréfonds de sa vaste cuisine, suivie du marmiton. Ce dernier jetait toujours des regards craintifs par-dessus son épaule. Mais cette fois, c’était en direction d’Arthur...

- C’est bien aimable à vous, dit-il à Justinia. Mais je n’ai pas soif. Et pour ce qui est de boire une tisane...

- Silence !

 

*

 

            Le long des couloirs enténébrés de Bouche-Sombre, Arthur, l’œil hagard, marchait derrière Donatelle d’un pas mal assuré. De temps en temps, il trébuchait, le pied coincé dans le rebord d’un tapis, peinant à conserver son équilibre. À chaque pas, il avait le sentiment qu’il allait s’effondrer, vaincu par le sommeil. La jeune servante avait reçu l’ordre de le guider jusqu’à sa chambre, et il la suivait tant bien que mal.

            Justinia avait déclaré que le breuvage préparé par Berthine allait l’aider à rassembler ses esprits. Il servirait aussi à le faire dormir de longues heures, parce que c’était la seule chose à faire pour qu’il se sente mieux après l’épreuve qu’il avait traversée. Lorsqu’il lui avait demandé de quelle épreuve elle parlait, Justinia était restée silencieuse.

            Donatelle, visiblement soucieuse, n’avait rien dit non plus depuis qu’ils avaient quitté la cuisine. Finalement, sans se retourner, elle s’adressa avec douceur à Arthur :

- Apparemment, tu as fait une male rencontre dans l’un de ces maudits couloirs. Je ne serais point surprise d’apprendre qu’une sorcière a lancé sur toi son méchant regard. Dormir te fera grand bien.

            La jeune fille, habituée aux ténèbres de la vaste demeure, avançait résolument. Souvent, elle regardait autour d’eux et scrutait le plafond.

- Si je cours un danger dans ces couloirs, bredouilla Arthur d’une voix ensommeillée, pourquoi Justinia ne nous escorte-t-elle pas ?

            Donatelle leva son petit nez pointu vers le plafond.

- Justinia a dû aller voir le Mage. Mais aucun risque tant que les Veilleurs de Bouche-Sombre sont avec nous, répondit-elle avec assurance. Tu sens cette odeur de paille ? Et regarde dans les recoins, entre murs et plafond. Ne vois-tu point de petits yeux luisant dans l’obscurité ?

- Ah oui, articula Arthur avec difficulté. Zangbetos… Anglechats. Je les ai… rencontrés. Ils sont là ?

            Arthur, dont les sens se brouillaient de plus en plus à chaque pas, était en cet instant bien incapable de percevoir la présence de ces étranges petits êtres.

- Oui. Ils informent Papadiavol de tout ce qui se déroule en sa demeure. Ils te protègent aussi. Ce sont les missions que le Mage leur a attribuées.

            Ils marchèrent encore un long moment, en gardant le silence. Puis Donatelle s’arrêta brusquement. Elle se tenait à présent immobile. Cela alarma Arthur.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il avec anxiété. Tu as vu quelque chose de louche ?

            La jeune fille le fixa avec amusement. Elle haussa les épaules en souriant puis lui répondit :

- Mais non, idiot. Regarde cette porte. Nous sommes arrivés, voici ta chambre.

            Elle appuya sur la lourde poignée de bronze, poussa la porte et aida Arthur à entrer. Il se trouvait effectivement dans sa chambre. Il reconnut les fenêtres dépourvues de rideaux, les objets étranges disposés çà et là sur divers meubles… Tout ce décor, qui l’avait un peu inquiété lorsqu’il s’était réveillé au petit matin, lui paraissait à présent familier et rassurant. Même les chouettes empaillées semblaient le regarder avec bienveillance.

            Il se laissa tomber sur l’édredon de plumes qui paraissait n’attendre que lui, et sombra aussitôt dans un profond sommeil.

 

*

 

Il fit un rêve étrange. Recroquevillé dans son lit, il ne pouvait quitter des yeux la porte de sa chambre. De fins rayons de lumière verte émanant du couloir se faufilaient dessous et glissaient sur le parquet. Furtifs comme des serpents, ils s’étiraient lentement dans toutes les directions et semblaient le chercher. Il entendit d’inquiétants murmures dans le couloir... Des voix chuchotaient tout près.

- Arthur... Tu n’es plus seul, Arthur...

Il se tourna et retourna dans tous les sens. Il ne vit personne. Sauf Augustin ! Son ami se tenait à côté de lui, dans le bus du vieux Caron.

- Arthur... Arthur...

Furieux, il répondit avec véhémence.

- Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ?!

Augustin sursauta et le regarda avec des yeux ronds de stupéfaction.

- Qu’est-ce qui te prend ?

Arthur scruta de nouveau l’espace autour de lui. Mais il n’y avait personne d’autre que son vieil ami. Il secoua rageusement la tête.

- Je, heu... rien. Rien du tout ! Fichez-moi la paix, vous !

Il voyait à présent d’étranges formes blanches et vaporeuses flotter autour de lui. Elles ressemblaient à des jeunes femmes enveloppées dans de longues robes de gaze. Leurs cheveux ondulaient doucement et leurs grands yeux le fixaient intensément. Sans remuer les lèvres, elles lui parlaient.

- Arthur, viens avec nous. Viens.

Il se sentait irrésistiblement attiré... Mais de brusques éclats de voix, derrière la porte de sa chambre, le réveillèrent. C’était la Mère Gribouille.

- Or ça ! tu ne manques point de toupet, sale vieux cafard !

            Une voix chevrotante répondit faiblement.

- Mais ma mie, ce n’était qu’amicale conversation. Aucune polissonnerie, tu peux m’en croire.

- Cesse donc tes hypocrites cajoleries ! Je vais t’apprendre...

- Holà, drôles ! Que se passe-t-il donc ?

            La voix qui les avait interrompus sur un ton autoritaire était celle de Claquebec.

- C’est mon coquin de mari, grinça la vieille Gribouille. Je l’ai surpris avec une jeune et belle donzelle.

- Ma douce... commença le Père Gribouille en geignant.

- Une donzelle ? Quelle donzelle ?

            La voix de Claquebec était devenue dure et tranchante.

- Le sais-je, Voleur ? répondit la vieille femme en sifflant de rage. Bouche-Sombre est pleine de ces gens déshonnêtes auxquels Papadiavol est tout disposé à accorder gîte et couvert dès l’instant qu’ils le savent divertir. Je n’ai vu la donzelle que de loin, et elle s’est enfuie à mon approche. Court vêtue de vert et blanc, à la manière d’une souillarde des bas quartiers d’Yskander ! Pouah, la courtisane !

- Mais je t’assure... gémit le père Gribouille.

- Toi, ravale ton faux sourire. Tu rentres avec moi, coupa la vieille.

            Les jérémiades du père Gribouille s’éloignèrent. Puis le silence se fit dans le couloir. Arthur entendit Claquebec renifler comme un limier traquant une proie. La poignée de sa porte remua légèrement. Le Voleur vérifiait qu’elle était bien fermée à double tour. Donatelle avait dû tourner la clé.

Arthur n’osait pas sortir de son lit. Finalement, un long frottement lui fit comprendre que Claquebec venait de s’asseoir contre la porte.

Il se rendormit.

                                                                            *

 

            La matinée était avancée lorsqu’Arthur se réveilla. Il avait mal dormi. Son sommeil avait été hanté par les rêves bizarres de la nuit. Il quitta sa chambre en hâte pour rejoindre la cuisine, où l’attendaient les sublimes gâteaux de Berthine.

            Peut-être verrait-il aussi Donatelle. Il se rendait compte, troublé, que Donatelle commençait à prendre une place importante dans ses pensées. Pour autant, il n’oubliait pas Léa. C’était d’elle qu’il se sentait profondément amoureux. Comment allait-elle ? La reverrait-il un jour ?

            Tout à ses pensées confuses, il emprunta un couloir au plafond tapissé de toiles d’araignées. Au bout se dressait l’imposante porte de la cuisine. Elle était couverte de plaques d’étain poli enchevêtrées. Avant de la pousser, Arthur y aperçut son reflet. Il le contempla pensivement. Depuis qu’il était entré dans cette vaste demeure, c’était la première fois qu’il voyait son propre visage. Il lui parut amaigri, les traits tirés par la fatigue. Mais, malgré la couleur du métal, il distinguait aussi dans ses yeux une lueur un peu dure, un peu sauvage, qu’il n’y avait jamais vue…

            Lorsqu’il pénétra, songeur, dans la cuisine, tous les regards se tournèrent vers lui.

- Comment te sens-tu, Arthur ? lui demanda Donatelle.

- Bien, merci. Merci aussi de m’avoir raccompagné jusqu’à ma chambre hier soir, ajouta-t-il dans un grand sourire.

            Et merci surtout d’avoir fermé ma porte à clé.

            Il pensait à son rêve, qui avait eu l’air si réel, à ces créatures qui tentaient de pénétrer dans sa chambre…

- Tiens, avale ça, lui dit Berthine en lui apportant une assiette de biscuits.

            Il déjeuna en silence, observant le ballet affairé des marmitons qui préparaient le repas pour les nombreux habitants de Bouche-Sombre. Au moment où Donatelle passait devant lui, les bras chargés de vaisselle, il demanda :

- Il faut que j’aille à la Bibliothèque. Je ne suis pas sûr de retrouver le chemin. Tu peux m’accompagner ?

            La jeune servante le regarda, intriguée.

- Pourquoi veux-tu te rendre dans la Bibliothèque ?

            Il hésita.

- Heu, c’est parce que j’ai rencontré un Anglechat. Il m’a dit que je devais lire un livre sur…

            Il n’acheva pas sa phrase, tant il trouvait, en cet instant, l’idée absurde. C’est complètement idiot, se dit-il. Lire un livre parce qu’une stupide gargouille m’a dit de le faire.

- Alors ? s’impatienta Donatelle.

            Il haussa les épaules en signe de gêne et d’incrédulité.

- Eh bien, un Anglechat m’a conseillé d’étudier un certain ouvrage. Qui parle d’angles, en plus. Je sais, c’est bête, mais…

- Non, répliqua la servante. Pas du tout. Si un Anglechat t’a donné ce conseil, c’est toi qui serais bien bêta de ne point le suivre.

            Puis elle s’éloigna et poursuivit ses activités, sans rien ajouter. Au bout de quelques minutes, après avoir rangé quantité d’assiettes et de plats dans un immense vaisselier, elle dit :

- D’accord. Allons-y maintenant. Du moins si dame Berthine m’autorise à t’accompagner.

            Berthine agita sa longue cuillère de bois vers la porte en souriant, signifiant par là qu’elle les laissait partir.

            Arthur et Donatelle s’en allèrent, en commentant gaiement le menu qui se préparait dans la vaste cuisine. Puis, au bout d’un moment, ils cessèrent de bavarder et un lourd silence s’installa entre eux, comme si les parois des couloirs, recouvertes de tentures dont la fonction semblait d’absorber tous les bruits, avaient décidé de ne pas se laisser distraire par leurs bavardages.

            Après une longue marche dans Bouche-Sombre, Donatelle, qui précédait Arthur, s’arrêta devant une très haute porte noire.

- Nous y sommes ! déclara la jeune fille en rompant le silence.

            Arthur avait reconnu le lieu avant l’annonce de Donatelle. Il s’avança, intrigué. La voix claire et mutine de la servante résonnait encore à ses oreilles pendant qu’il regardait avec attention la porte de la Bibliothèque. Depuis son arrivée dans Bouche-Sombre, il devenait plus attentif aux détails étranges qui l’environnaient, comme s’ils éveillaient en lui un instinct profondément enfoui.

            La première fois qu’il s’était tenu ici en compagnie des Voleurs, il n’avait pas vu que cette porte épaisse était bardée d’énormes clous. Les têtes de ces clous, luisantes, étaient frappées à l’effigie d’un animal et réparties sur la surface de la porte en deux cercles concentriques. Sur le cercle extérieur, les clous représentaient une face de renard. Le cercle intérieur était, quant à lui, formé de clous marqués d’un visage d’ours. Ces cercles se trouvaient eux-mêmes disposés au centre d’un grand rectangle allongé qui, divisé par une ligne verticale, faisait penser à un livre ouvert.

            Sans hésiter, il poussa la porte et entra, suivi par Donatelle.

            L’immense Bibliothèque était plongée dans une pénombre muette et inquiétante. Devant eux, de hautes étagères remplies de livres formaient un long couloir au bout duquel on devinait un grand pupitre massif couvert de manuscrits.

            Comment allait-il trouver le livre de Beroaldus ? Arthur décida d’explorer les lieux en se fiant au hasard. La première fois qu’il s’était trouvé là, il n’avait pas pris le temps de bien regarder cette vaste salle. Une odeur de vieux papier moisi régnait. Il voyait des livres partout, s’entassant par milliers sur des tables, des pupitres, des chaises. Il y en avait même par terre, formant des piles si hautes qu’il se demandait par quel miracle elles tenaient sans s’effondrer. Des armes luisantes étaient accrochées aux murs. Des tableaux aussi, et des animaux empaillés.

            Il s’approcha d’une grande vitrine remplie d’une collection de poteries anciennes. De curieuses statuettes, hautes d’une vingtaine de centimètres, étaient disposées dans un coin, figées dans des attitudes grotesques. Leurs faciès grimaçants avaient l’air de se moquer de lui : comment espérait-il trouver un livre précis dans cet amoncellement étranger à tout classement rationnel ?

            Il s’aventura dans l’une des allées constituées d’interminables étagères. Au bout, celle-ci formait un coude. Autour de lui, il n’y avait plus que des livres, aux reliures multicolores ternies par d’épaisses couches de poussière. Après avoir bifurqué trois ou quatre fois, il comprit qu’il se trouvait dans un labyrinthe. Une pensée lui traversa l’esprit. Ces allées d’étagères seraient-elles disposées à l’imitation des couloirs de Bouche-Sombre, comme une sorte de plan en trois dimensions de la maison ? Il frissonna en songeant qu’il pouvait rencontrer Cassemur entre deux rangées de livres…

            Et où donc était passée Donatelle ?

            Brusquement il se figea. Il avait senti une présence derrière lui. Il se retourna vivement. Un vieil homme se tenait tout près de lui. Grand, pâle, doté d’un visage anguleux encadré par des cheveux d’un jaune clair, vêtu d’une épaisse bure monastique brune, il observait Arthur avec attention. Tout dans l’attitude de cet homme indiquait qu’il le connaissait.

- Bienvenu céans, jeune Arthur Mathgen.

- Vous aussi, vous savez qui je suis ?

            Arthur se souvenait de l’Anglechat, qui lui avait déclaré que toutes les créatures de Bouche-Sombre le connaissaient.

- Mais oui. Je me trouvais ici quand Benvolio a fait sa prédiction. Et quand il a rendu son dernier soupir, ajouta l’homme en souriant tristement. Que cherches-tu ?

- Qui êtes-vous ? demanda Arthur abruptement.

            Le vieillard hocha la tête avec satisfaction.

- Répondre à une question par une autre question, et sur le ton d’un poulain qui se cabre… Tu as du caractère, jouvenceau. C’est fort bien. Tu en auras besoin, pour accomplir ce à quoi tu es prédestiné.

            Comme Arthur gardait le silence, l’homme se pencha en avant et fit une révérence, ses longs cheveux ternes dissimulant à peine la lueur d’amusement dans son regard.

- Je serai moins impertinent que toi, dit-il en se redressant. Donc je te dirai qui je suis. Mon vrai nom, je l’ai oublié il y a fort longtemps. Mais ici on me nomme Abraham le Bossu. Aucun rapport avec ce pauvre bossu de Benvolio car, comme tu peux le constater, mon dos n’est en aucun cas déformé. Et maintenant ? Le frère de Dame Lily daignera-t-il me dire ce qu’il vient faire en ce lieu ?

            Arthur ne voyait toujours pas Donatelle. Il ne voulait pas l’appeler, craignant que sa réaction ne soit interprétée comme un signe de peur. Il ne pouvait donc compter que sur lui-même pour deviner si cet homme représentait ou non un danger.

- Je cherche un livre. Écrit par un certain Beroaldus.

            Abraham écarquilla les yeux.

- Le De Angulis ? Certes, c’est une merveilleuse idée. Certes, certes, quel à-propos tu montres ! Tu t’intéresses aux angles biscornus, n’est-ce pas ? Aux perspectives dépravées ? Aux regards biaisés ? Bien, très bien… C’est effectivement le genre de science qui va t’être d’une profonde utilité, puisque tu es appelé à lire les Chroniques démentes de Dogh-Nath le Fol.

            L’homme se précipita vers Arthur et le poussa un peu brusquement.

- Laisse-moi passer, Arthur. Et suis-moi donc ! Je vais te montrer où se trouve cet ouvrage.

- Vous savez où il est ? Dans tout ce fatras ? J’avoue que je suis surpris.

- Mais non, il n’y a rien d’étonnant à cela. Je suis le Maître Bibliothécaire. Je ne quitte jamais cet endroit. Je connais chaque ouvrage et son emplacement.

- Mais comment faites-vous pour vous en souvenir ? Il y a des milliers de livres, ici, entassés sans ordre apparent. Ne le prenez pas mal mais, si la documentaliste de mon lycée voyait ça, elle en ferait une syncope.

            Le vieillard tapota son crâne du bout de l’index.

- J’utilise l’antique art de mémoire, Ars memoriæ. Le labyrinthe de la Bibliothèque est ici, tout entier dans ma tête, et chaque livre y tient sa place, associé à une sensation ou un objet. Tiens, regarde cet incunable.

            Sans s’arrêter de marcher, Abraham s’était emparé d’un épais ouvrage qu’il agitait d’une manière involontairement comique au-dessus de sa tête.

- Je sais très bien et pour toujours qu’il repose sur cette étagère car, un jour que je le consultais, il m’a glissé des mains avant de tomber sur mon pied gauche. Cela m’a valu deux orteils écrasés, un cor affreusement aplati, et une douleur cuisante que je ne suis point près d’oublier. C’est de cette façon que l’incunable a trouvé sa place dans mon palais mémoriel, et il n’en sortira jamais. Hmmm… Je le rangerai plus tard... Vois maintenant ces rouleaux de parchemin. Ce sont des portulans, des cartes maritimes, fort belles ma foi, car enluminées avec délicatesse et goût. Elles furent dessinées il y a longtemps de cela par un mien ami, un hardi voyageur qui osa s’aventurer sur les mers en direction du Grand-Hélas. Il en revint, il en revint, figure-toi, mais oui. Certes, beaucoup plus fou qu’avant, mais la tête pleine de visions qu’il consigna joliment sur ses cartes. Lorsqu’il me les apporta, nous bûmes force vin clairet. La couleur diaprée de ce bon vin reste gravée dans ma mémoire comme le profil d’une belle domina sur une intaille romaine, liée à jamais à cette étagère sur laquelle nous posâmes ensemble portulans, verres et bouteille. Tel est le secret du palais de mémoire, Arthur. Une sensation ou un regard épouse un lieu, lequel se fixe à jamais dans le souvenir. Ah ! Voilà notre Beroaldus.

            Abraham s’empara d’un ouvrage relié d’un épais cuir rouge vif puis le lança sur une petite table qui se trouvait tout près.

- Asseyons-nous ! dit-il avec entrain, en tirant à lui deux petites chaises branlantes.

            Abraham ouvrit le livre. Arthur, fasciné, regarda avec attention les merveilleuses gravures qui apparaissaient à chaque page. La plupart du temps, elles représentaient des hommes vêtus de pourpoints et de chapeaux à longs plumets. Ils observaient, légèrement penchés, des statues ou des tableaux. Des lignes reliaient leurs yeux à ce qu’ils voyaient.

- Regarde, dit Abraham. Beroaldus commence son traité en citant un grand mage, Henri Corneille Agrippa. Lis donc.

            Arthur se pencha sur la page pour tenter de déchiffrer un court texte en caractères italiques. Peine perdue. C’était du latin, et il n’y comprenait rien.

- Je ne sais pas lire le latin, avoua-t-il piteusement.

- Oh, pas grave ! Tu as de la chance. À part le Voleur Claquebec, je suis le seul ici à comprendre cette langue. Attends, je vais te translater la citation d’Agrippa. Hmm… Voilà : « Les Égyptiens assuraient que la figure d’une croix a une grande puissance, et qu’elle enferme les énergies célestes. La croix a en effet été composée par la force de ces énergies. Une telle force vient de la rectitude des angles. Quand les étoiles dessinent une forme, elles ont un très grand pouvoir si cette forme comporte des angles droits et qu’elle compose une croix. »

            Abraham cessa brusquement sa lecture à haute voix. Il la continua silencieusement, tout en pouffant de rire. Puis il se tourna vers Arthur :

- Ici, Beroaldus devient drôle. Il critique avec finesse les propos d’Agrippa, qu’il appelle « celui qui est né les pieds devant mais noués dans le tapis ». Très amusant, non ? Ah bon, tu ne trouves pas ? Bref, voici son commentaire, tout à fait digne d’intérêt pour ce qui te concerne : « Laissons moisir ces inanités aux oubliettes. En réalité, la force des angles droits n’est rien si on la compare à celle qui provient des angles dénaturés et courbés. Au ciel, on voit de tels angles dans la constellation du Chariot Tordu, aussi nommée Chariot d’Arthur ou Grande Ourse. »

            Devant le silence d’Arthur, Abraham continua de rire doucement en hochant la tête.

- Hé, hé… Ce bon vieux Beroaldus parlerait-il de toi ? Allons, voyons. Ne me dis point que tout cela reste à tes yeux lettre muette. Un ours tordu… un meneur de char nommé Arthur… N’est-ce point évident ? Et tu serais aveugle à de tels signes ?

            Interloqué, Arthur ne disait toujours rien. Alors Abraham leva les mains et s’exclama :

- Par les blanches reliques de saint Ursinus ! Ignorerais-tu que ton prénom est tiré du gallois arth, qui signifie « ours » et que Mathgen, en celtique, veut dire « fils de l’ours » ?

            Arthur haussa les épaules. Le Bibliothécaire le regarda en secouant la tête d’un air découragé.

            Il me fait penser à Mme Longin, pensa Arthur avec amusement.

- Vous feriez peut-être mieux de continuer votre lecture, dit-il.

            Abraham le fixa un instant avec résignation. Puis il se remit à tourner les pages. Mais son expression se fermait au fur et à mesure qu’il lisait.

- Hmm, quelle déception ! Baverie, digressions inutiles, étalage de vain savoir… Beroaldus ne me fait plus rire du tout à présent, il devient aussi pédant et bavard qu’Agrippa.

            Puis son visage s’éclaira :

- Ah, nous y sommes ! Regarde ça.

            Arthur se pencha vers la page que lui désignait le Bibliothécaire. Une gravure montrait un homme accroupi face à un tableau posé sur une longue table. Ses yeux étaient au niveau de la toile allongée devant lui. Il ne pouvait voir l’image que d’une manière déformée.

- Considère maintenant l’image suivante.

            Abraham tourna la page. C’était la même gravure. Sauf que, à la place du tableau, posé sur la table, se trouvait un grand livre.

- Il faut lire le Livre du Monde selon son vrai biais ! s’exclama avec enthousiasme le Bibliothécaire. Voilà le grand secret, Arthur. Tu y es, jusques aux pieds inclusivement ! Cherche le biais dans le monde qui t’environne !

            Arthur était stupéfait d’entendre le vieux bibliothécaire parler comme Mme Longin. Une fois de plus, il se rendait compte que, par bien des aspects, ce Deuxième Monde reproduisait ce qu’il avait vécu dans le monde réel.

            Tout à coup, un gémissement étouffé, quelque part dans la Bibliothèque, se fit entendre. L’oreille aux aguets, Arthur attendit. Après un long silence, le gémissement lui parvint de nouveau, accompagné de frottements d’étoffe froissée. Il se leva et se dirigea dans la direction de ces bruits. Il vit alors, dans un coin sombre, une large silhouette noire.

C’était le gros Fortunato. Il était tourné vers le mur, pris dans une lutte acharnée avec quelqu’un, plus petit que lui, qu’il plaquait contre la paroi pour l’empêcher de fuir. Fortunato devait certainement appuyer sa main contre la bouche de sa victime, car Arthur percevait des cris étouffés. Mais la cape du gros homme ne permettait pas de distinguer grand-chose dans la pénombre.

Brusquement, Fortunato poussa un cri de douleur. Il venait de recevoir un violent coup de pied au tibia. Il lâcha sa proie mais, quand celle-ci voulut s’échapper, Fortunato la rattrapa par les cheveux. C’était Donatelle.

- Aïe ! Mes cheveux ! Sale porco !

            D’un geste sec, Fortunato tira Donatelle vers lui.

- Reste ici ma jolie ribaude, ricana-t-il. Allez, je me suis montré trop patient. Cesse de me faire attendre, et dis-moi tout de suite où sont logées les fées.

            Pour toute réponse, elle lui griffa le visage. Fortunato rejeta la tête en arrière, la main sur sa joue. Il examina un bref instant le sang qui coulait sur ses doigts. Puis il gifla Donatelle. La servante s’écroula. Fortunato la regarda d’un air méprisant pendant qu’elle reprenait péniblement ses esprits.

Arthur s’empara aussitôt d’un livre et le lança à la tête de Fortunato.

- Laissez-la tranquille !

            Fortunato et Donatelle le regardèrent. Le gros homme massait du bout des doigts sa tempe endolorie, stupéfait et furieux.

- C’est à toi de nous laisser tranquille, dit-il à Arthur au bout de quelques instants. La compassion pour une gueuse ne sied guère aux gens de ta famille. Ta sœur n’accorderait point tant d’importance à une misérable servante.

- C’est vous qui le dites. Je suis certain que Lily ne vous laisserait pas faire.

            Fortunato ouvrit de grands yeux puis il éclata de rire.

- Tu en es « certain », dis-tu ? Brave jouvenceau. J’ai vu un jour la Reine Lily enfoncer ses ongles dans le bras de Berthine uniquement parce que le plat qu’elle lui servait était trop chaud. La grosse marmitière en a conservé de si profondes cicatrices qu’elle se garde bien, à présent, de croiser le regard de ta sœur.

            Arthur préféra ne pas répondre.

- Je vous ai dit de vous en aller.

            Il aurait voulu rendre sa voix plus ferme. Mais, malgré tous ses efforts, il n’avait pu réprimer un léger tremblement. Fortunato avait une stature impressionnante. Sentant l’hésitation d’Arthur, celui-ci afficha un sourire narquois.

- Tu m’as grandement amusé, garçon. À présent, retourne dans ta chambre.

            Fortunato se passa une langue gourmande sur les lèvres. Une lueur de triomphe brillait dans ses yeux. Il se mit à rire sauvagement.

            Le vieil Abraham apparut soudainement aux côtés d’Arthur. Indigné, le Bibliothécaire s’exclama en pointant son index vers Fortunato :

- Fortunato ! Quel scandale ! Que fais-tu donc, infect rejeton de Béhémoth ? Sors d’ici, je te l’ordonne. Ab omni malo libera nos, Domine !

Puis Abraham fit le signe de croix. Tout à coup, la vision d’Arthur se brouilla. Son adversaire lui apparut dans une espèce de brume. Le gros Fortunato continuait de rire, mais il n’y prêtait plus attention... Entre Fortunato et lui apparut un visage. Arthur ne reconnut pas tout de suite le berserk. Ce guerrier le regardait fixement de ses yeux rouges. Dans ce regard, Arthur voyait une fureur indescriptible. Alors il sentit une étrange chaleur sur son front. Cette chaleur devint une brûlure, comme si des flammes lui dévoraient la tête. Puis une fulgurante douleur monta des profondeurs de son cerveau et lui enserra le crâne.

Arthur avança vers Fortunato. Il avait très chaud. La pénombre avait disparu, la pièce baignait à présent dans une lumière vive et rougeâtre. Il sentait des odeurs nouvelles. Celles de la peur. Le gros homme suait l’effroi. Arthur leva les poings. Une seule pensée l’avait envahi : tuer l’homme... Il entendit une espèce de grondement rauque sortir de sa propre gorge.

            Fortunato, subitement très pâle, recula, les yeux fixés sur Arthur.

- Un ours, balbutia-t-il. Il porte le Signe de l’Ours... Sauvez-moi !

            Fortunato fit aussitôt demi-tour et prit la fuite. Dans sa course éperdue, il se cogna contre une table couverte de livres. Arthur l’entendit gémir et sangloter en courant. Puis une porte claqua et le silence retomba sur la bibliothèque.

            Il regarda Donatelle. Sa fureur s’estompait. La servante semblait terrifiée.

- Je ne veux pas... te faire... de mal, dit-il lentement.

            Il avait des difficultés à articuler. Sa bouche était sèche. Il sentait une espèce de froid s’abattre sur lui. Il prit une chaise et s’assit.

- Je ne sais pas ce qui m’a pris, dit-il en secouant la tête. Je...

            Tout à coup, il vit Papy Crapaud. Dans la cour du lycée Jules Renard, le jardinier, tête baissée sous l’effort, traînait derrière lui un grand sac rempli de branchages et de feuilles mortes. Arthur poussa une exclamation de surprise.

- Oh !

            Papy Crapaud leva le nez. Lorsqu’il aperçut Arthur, ses yeux s’arrondirent. Il lâcha son sac et se précipita vers lui. Arthur tourna les talons pour s’échapper. Mais il sentit qu’on l’attrapait par l’épaule. Il se débattit.

- Allons, calme-toi, il est parti... Fortunato est parti.

            Complètement étourdi, Arthur regarda autour de lui. Il était dans la bibliothèque de Bouche-Sombre. La servante lui pressait doucement l’épaule.

- Ce vilain porc est parti. Merci Arthur, lui dit-elle. Tu l’as fait fuir.

            Arthur la regarda. Il n’avait pas encore tout à fait retrouvé ses esprits.

- Viens avec moi, ajouta-t-elle en lui prenant la main. Je t’emmène à la cuisine. Berthine va s’occuper de toi.

Au contact de la main de la jolie servante, il se sentit mieux. Il se laissa guider par Donatelle dans le labyrinthe des rangées de livres. Avant de quitter la Bibliothèque, il s’arrêta brusquement :

- Attends. Je n’ai pas remercié Abraham pour son aide.

            Donatelle le fixa, étonnée.

- Abraham ? Tu l’as vu ?

- Mais oui, il se tenait à mes côtés quand Fortunato s’est enfui. Tu ne t’en souviens pas ? Avant, il m’a lu les pages d’un livre.

            Donatelle resta silencieuse un moment. Puis elle dit :

- Je ne l’ai pas vu. Il n’y avait que Fortunato et toi.

            Puis, après quelques instants, elle ajouta :

- Abraham est presque une légende. Il était le Maître Bibliothécaire. Il a vécu ici il y a fort longtemps. Je ne l’ai jamais connu, c’était dans les temps anciens. Une fois, Benvolio m’a parlé de lui. On dit qu’Abraham a imprudemment quitté Malapertuis en quête d’un ouvrage rare, qu’il a été tué par des Forestiers puis emmené dans les contrées lointaines du Grand-Hélas, où se trouvent les Vrais Morts.

            Arthur mit quelques instants à comprendre les implications des paroles de Donatelle.

- Autrement dit, l’homme avec qui j’ai discuté tout à l’heure serait un…

- Un fantôme, oui. Maintenant, partons sans tarder rejoindre Berthine, sa cuisine et ses doux fumets sucrés.

 

X

 

             

 

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Romiklaus
Posté le 27/07/2020
Pfiou... J'ai enfin fini !
Je m'excuse d'avance pour le pavé que je vais écrire, j'ai tant de choses à dire !

Tout d'abord, un grand bravo. Ton histoire m'a emportée loin, très loin, trop loin. Les deux phases étaient extrêmement plaisantes à lire, que ce soit la partie lycée/présentation d'Arthur ou les aventures du héros au sein du Deuxième Monde.

Le rythme est très bon, on ne s'ennuie pas tout en ayant le temps d'apprécier tes descriptions, lesquelles sont à la fois précises et suffisamment courtes pour ne pas casser le rythme, mais aussi les différents ressentis ou actions d'Arthur. Par ailleurs, tes dialogues transpirent d'authenticité pour la plupart ; on a l'impression d'entendre un personnage s'exprimer et pas un auteur transmettre des informations au lecteur comme on le voit parfois.

Laissons la forme de côté pour attaquer le fond. A vrai dire, je n'étais que moyennement emballé par ton synopsis, qui me semblait somme toute classique. Mais classique ne signifie pas mauvais et tu nous en fais ici une habile démonstration ! J'ai notamment apprécié la manière dont tu t'appropries les vampires, farfadets et autres vikings pour les inclure dans un univers créé de toutes pièces, subtil mélange entre ces personnages pré-existants mais revisités et de nouvelles créatures sorties tout droit de ton imagination.

Enfin bon. Un commentaire n'est à mon goût que peu constructif s'il n'est constitué que d'éloges. Voici quelques "défauts" que j'ai eu beaucoup de peine à déceler :

Bien que le rythme soit selon moi excellent en première partie, je l'ai trouvé plus approximatif par la suite : la visite de Bouche-Sombre m'a semblé un peu longuette, et les différentes apparitions auxquelles Arthur a été confronté dans ses couloirs un peu rapide. Cela m'a pas dérangé ma lecture, mais j'ai tout de même ressenti ces variations de rythme.

De plus, je trouve les doutes d'Arthur un peu trop persistants. Il est normal qu'il interprète son périple dans le Deuxième Monde comme un rêve très réaliste mais ne devrait-il commencer à se remettre en question après la bataille des berserkir ? C'est en tout cas l'impression que j'ai eu..

Tu l'auras compris par toi-même, les "défauts" que j'ai soulevé ne sont que des détails sur lesquels je pinaille. Il faut dire que, n'ayant pas pu tout lire d'un seul tenant, je n'ai pu mettre en lumière que ceux qui me sont restés en tête après lecture.
Mon avis sur ces premiers chapitres est donc très positif.

J'ai grande hâte que de pouvoir à nouveau poser mes prunelles sur vos délicates écritures, jouvenceau !
Arthur
Posté le 30/07/2020
Cher Romiklaus. Tout d'abord, mille et mille mercis pour ta lecture et ton commentaire ! Et puis, surtout, je suis impressionné par la pertinence de tes remarques. Car tu as soulevé absolument tous les problèmes que je me suis posés en écrivant. J'avais peur que le rythme soit trop rapide, donc j'ai décidé, sans vraiment y croire, d'allonger le texte par des descriptions et par les doutes de mon personnage. A présent, grâce à toi, c'est moi qui n'ai plus de doutes : je vais effectuer un petit dégraissage et revenir au rythme que je m'étais fixé initialement. Mon récit est pratiquement terminé, il me reste quelques épisodes à écrire. Dans la partie qui reste à publier, l'action va être prépondérante. Je vais aussi lire ton "Chant du sable" et je te donnerai mes impressions. A bientôt !
Arthur
Posté le 30/07/2020
Oups ! Je n'avais pas vu le "e" dans "emportée". j'aurais donc dû écrire "Chère Romiklaus"... Désolé.
Romiklaus
Posté le 30/07/2020
A vrai dire, c'est une faute de frappe de ma part... Pas d'erreur de ton côté, ne t'inquiètes pas !
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