Le Discours

Claire s’impatientait. Elle avait faim,il y avait du monde dans ce fast-food. C’est que, ce jour-là, il n’y avait pas cours, alors les collégiens en profitaient pour traîner à l’immense centre commercial. Claire et ses amis y étaient donc allés, en espérant y trouver quelques vêtements et autres gadgets indispensables. C’est ainsi qu’elle se retrouva au milieu de cette foule si particulière des grandes villes. Cette foule qui vous pousse, vous bouscule mais que l’on suit d’instinct.

Ils purent enfin s’installer au bout d’une heure d’attente. Claire croqua son hamburger à pleines dents. Jusqu’ici, tout allait pour le mieux: elle était avec ses amis, et surtout passait du temps avec eux. Elle n’avait pas emmené son téléphone, puisqu’elle n’avait pas jugé nécessaire de le prendre. Ses parents n’avaient pas à s’inquiéter, ils habitaient tout proche, et Mirabelle allait l’accompagner pour rentrer chez elle. Elle vouait une admiration à Mirabelle: c’était la plus belle, la plus populaire du groupe, mais surtout, surtout, elle se sentait très à l’aise avec elle, ce qui n’était pas le cas avec d’autres personnes de son école. L’admiration était-elle réciproque? Claire se le demandait chaque jour, avec parfois une pointe d’appréhension. Cependant, ce jour-là, elle ne doutait pas. Elle passait un agréable moment, c’était tout ce qui comptait.

Alors qu’elle entamait son repas, Claire vit que ses amis n’avaient même pas ouvert leur boîte-repas qui contenaient leurs frites. Intriguée, elle posa son hamburger et dévisagea ses amis : Mirabelle regardait des stories de personnes qui eux-même faisaient les magasins, Charles semblait absorbé par son jeu, et Marie-Louise s’amusait avec des vidéos de chevaux sautant au-dessus d’une barrière.

Entre-eux, un silence pesait, malgré le bruit incessant de la foule environnante. D’un regard morne, Claire dévisagea les gens autour d’elle. Certains riaient, d’autres étaient dans la même situation qu’elle. Elle aurait voulu partir loin, bien loin, de cette masse de personnes, de ses propres amis, qui semblaient vouloir l’oublier tout à fait. Néanmoins, elle décida de ne pas se laisser faire. Elle se mit debout sur la table,de manière à être vue de tous. Puis, d’une voix chancelante mais forte, elle s’exclama  :

–Votre attention, s’il vous plaît!

Quelques personnes levèrent les yeux, d’autres feignirent de ne pas l’avoir entendue. Elle continua malgré tout, dans un élan de courage qu’elle n’aurait jamais soupçonné.

–Je voudrais porter un toast, et sur ce, elle prit son gobelet en plastique, à tous celles et ceux présents, employés et clients, pour leur investissement. Parce que oui, mesdames et messieurs, vous faites avancer le monde.

Elle inspira profondément, et, fermant les yeux pour ne pas voir cette foule, elle reprit sur un ton plus assurée  :

– Regardez-donc!  Vous avez contribué à cette illustre entreprise, grâce à votre investissement...

Claire chercha ses mots.

– Oui, certes, vous n’avez fait qu’acheter des frites et un hamburger, mais vous avez permis de subvenir aux besoins de l’agriculteur qui a produit les pommes de terre, et à l’éleveur de payer son foin, ses bêtes, et les laboratoires. Grâce à vous, il aura plus de terrains, plus de forêts à défricher. Grâce à votre contribution, il y aura plus d’emplois, de pollution et de steaks pas chers. Mesdames et messieurs, ils vous remercient en silence. Mais ce n’est que le maillon d’un chaîne, vous avez fait bien plus que cela : vous tenez entre vos mains ce qui forgera à l’avenir, à coup sûr, un pilier du monde moderne. Quoi de mieux, dans cette Terre civilisée, que de savoir en temps et heure ce que chacun d’entre nous fait, pense et voit?  Vous vous demanderiez peut-être à quoi cela sert. Tout simplement, de faire un pas de plus dans une interconnexion mondiale et dans la mise en place d’une sociabilisation de chaque individu, pour qu’il puisse se construire, s’oublier, s’épanouir dans cette masse. Alors, je vous remercie, mesdames et messieurs, pour votre investissement dans cette entreprise, qui n’en ai qu’à ses balbutiements mais qui avance à vitesse grand V grâce à vous.

Claire se rassit, un sourire aux lèvres, et reprit son burger à deux mains. Elle se sentit étrangement soulagée. De quoi?  Mystère.