Le feu sous la peau

Notes de l’auteur : Un texte sur la colère qu’on cache, les regards qu’on espère, et ce feu intérieur qu’il est temps d’apprivoiser.

"Aux Alex, émotifs et impulsifs"

Il ne savait pas comment il était arrivé là.

Une rue déserte de Lille, encore humide de pluie, baignée d’un silence de fin

d’après-midi. À sa gauche, le père d’une amie parlait, distrait. À sa droite, elle.

Elle était rousse. D’un roux pâle, presque translucide, comme un reflet d’automne lavé par la pluie. Son visage fin, sa peau diaphane, portaient à peine quelques taches de rousseur. Elle ne devait pas faire plus d’un mètre soixante-cinq, et pourtant elle semblait plus grande que lui dans la façon qu’elle avait de se tenir, calme, droite, digne. Une étrangère. Mais pas vraiment.

Car Alex, lui aussi, portait cette couleur. Un roux plus franc, cuivré, flamboyant.

Une flamme qu’on lui avait toujours fait remarquer. En bien. En moquerie. En silence. Il avait grandi avec ce feu sur la tête — et parfois sous la peau.

Et là, à côté de cette inconnue venue d’ailleurs, il s’était senti vu. Reconnu. Il n’y avait pas de miroir entre eux. Mais une résonance, discrète et profonde.

Le père parlait de trains, de retours, de valises. Le séjour linguistique touchait à sa fin. C’était dit. Et en Alex, une tension sourde. Le pressentiment que quelque

chose allait s’éteindre avant même d’avoir pris feu.

Il osa :

— Tu veux boire un verre ?

Elle ne répondit pas. Elle lui prit la main.

Un geste immédiat. Instinctif. Mais dans ce contact, tout bascula. Plus rien necomptait. Pas le père. Pas le départ. Il n’y avait plus qu’elle. Et sa main dans lasienne.

Le pub était saturé. Bruits, chaleur, voix.

Mais entre eux, un calme flottait.Ils parlaient peu. En franglais maladroit. Mais chaque silence valait plus qu’un long discours. Elle comprenait ses hésitations. Il devinait ses pensées. Tout semblait juste.

Alex se sentait allégé. Présent. Libre, presque. Pour une fois, il ne se demandait

pas ce qu’on attendait de lui. Il était là. Et c’était suffisant.

Puis, un choc.

Un type ivre. Une épaule qui cogne, un rire étouffé. Et cette voix, trop proche :

— Hé, Poil de carotte, c’est ta sœur ou ta maîtresse ?

Il n’a pas tout entendu. Il n’a pas voulu. Mais c’était trop tard.

Un déclic. Non — une déchirure.

Son cœur bondit dans sa poitrine. Son sang cogna aux tempes, brutal, incontrôlable. Ses mâchoires se serrèrent. Trop fort. Sa vue se rétrécit, comme un

tunnel. Quelque chose se brisait. Quelque chose qu’il tenait depuis troplongtemps.

Des années de silence. De retenue. D’humiliations ravalées.

Et là, il n’y avait plus de place. Plus de digue. Juste une envie sèche : frapper.

Il pivota.

Son poing partit, sec, rageur, claquant contre la mâchoire. L’homme chancela.

Alex avança. Frappa encore.

Un deuxième coup. Plus fort. Plus bas. Un bruit mat. Des dents ? Peut-être.

Puis un troisième, en aveugle, à l’arcade.

Le sang jaillit. L’homme s’effondra contre une table, qui bascula. Verres brisés.

Cris. Un tabouret roula au sol.

Tout autour, ça bougeait. Hurlait. Mais Alex n’entendait plus rien.Il respirait par saccades. Ses muscles brûlaient. Ses mains tremblaient, sans qu’il les sente.

Il n’était plus là. Plus dans ce corps. Il flottait quelque part, au dessus du tumulte, vidé.

Puis le videur arriva. Immense. Silencieux.

Il le saisit par le col. Comme un enfant qu’on dégage. Le monde tourna, la porte

s’ouvrit, et tout s’éteignit.

Le pavé était froid. La nuit, sèche.

Le contraste le heurta.

Le bruit était resté dedans. Dehors, il n’y avait que le vent et le silence. Et lui. Seul.

Les poings rouges. Les jointures ouvertes. La colère s’était retirée comme unemarée brutale, laissant son corps nu, vidé, honteux.

Il ne bougea pas. Longtemps. Pas même pour essuyer ses mains.

Il avait frappé. Pas pour se défendre. Pas pour elle. Pour lui. Pour ce feu qu’il n’avait jamais su nommer. Pour tous les regards. Les mots. Les années. Et c’était sorti.

Enfin. Brutalement. Horriblement.

Il leva les yeux.

Et elle était là.

Derrière la vitre. Figée.

Les autres riaient encore. Dansaient. Elle, non. Elle ne bougeait pas.

Elle le regardait.Et ce regard le foudroya.

Pas de peur. Pas de colère. Mais une tristesse. Une douleur muette, poséedoucement sur lui.

Il voulut détourner les yeux, mais ne le fit pas. Il ne pouvait pas.

C’était elle. Et elle l’avait vu. Comme ça.

Pas dans un moment glorieux. Pas dans un silence complice. Dans sa chute.

Et elle sortit.

Elle ne parla pas. Elle s’approcha. Lentement. Reprit sa main. Juste un instant.

Et dans ce contact, Alex lut tout ce qu’elle ne disait pas :

Je t’ai vu. Même comme ça. Surtout comme ça.

Puis elle s’éloigna.

Et lui, debout dans la nuit, ne savait plus s’il devait la suivre. La retenir. Il ouvrit la bouche. Rien ne sortit. Alors il ferma les yeux.

Et il se réveilla.

Le matin filtrait à peine à travers les rideaux. Une lumière pâle. Une chambre vide.

Alex ne bougea pas. Il avait le souffle court. La main encore tendue — comme si elle y était restée.

Mais elle n’y était pas.

Il regarda ses doigts. Pas de sang. Pas de coup. Rien qu’une peau pâle, tiède, tremblante.

Le silence dans la pièce n’était pas paisible. Il pesait.

Il savait que ce n’était pas qu’un rêve. Pas une fuite. Pas une fantaisie.

Ce qu’il avait vu là, c’était lui.

Pas l’amour. Pas elle.

Lui.

Ce feu.

Cette colère qui avait dormi sous sa peau.

Cette honte d’avoir explosé. Devant elle.

Et cette main qu’elle avait quand même prise.

Comme un pardon sans promesse.

Il ferma les yeux.

Il n’avait pas rêvé d’une autre.

Il avait rêvé d’être vu.

D’être accepté — sans masque, sans filtre.

Même dans la déchirure.

Il avait rêvé d’un regard qui ne détourne pas les yeux.

Et maintenant, il ne pouvait plus faire semblant. Quelque chose en lui avait changé.

Ce feu…

Il ne voulait plus l’enterrer.

Pas le glorifier.

Mais le connaître.

L’apprivoiser.

Ne plus avoir honte de brûler.

 

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RosePernot
Posté le 06/05/2025
Wow ! C’est un texte une histoire magnifique. Tu arrives très bien à faire passer les émotions et sentiments du garçon. Ça m’a particulièrement touchée car je pense que c’est l’attente de beaucoup, de se sentir accepté tel qu’i est sans filtres, dans les bons comme les mauvais moments. En tout cas moi ça m’a beaucoup parlé, et puis aussi le ras le bol des moqueries, des préjugés… Le jour où on se relève et que l’on se dit que c’est notre force, que l’on trouve le courage et la répartie d’être qui l’on est, et de s’accepter peu importe ce que les gens pensent de nous, on peut être tout simplement indestructibles. Le feu du caractère autant que des cheveux, c’est une force. Encore merci pour ton texte, et au plaisir d’en lires d’autres de ta plume. Belle continuation !
Clément Bellier
Posté le 06/05/2025
Merci beaucoup d’avoir pris le temps de ce commentaire très touchant et très encourageant.
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