« L’Homme est un loup pour l’Homme ».
J’ai toujours détesté ce proverbe.
Mais après tout, ce n’est là rien que de très normal. Les proverbes sont écrits par les hommes et à l’usage des hommes. Pour eux, il y a « les humains » contre « le reste du monde », « eux » contre « nous ».
Quant à ce que ce « nous » recouvre… Il y aurait de quoi en rire. Ou en pleurer, c’est selon. « Nous », c’est tout ce qui n’est pas « eux ». Du ver de terre au martin pêcheur, en passant par le cerf, le sanglier et le renard… En vérité, « nous » n’avons rien d’autre en commun que de n’être point des hommes. C’est là un raisonnement d’une stupidité incroyable mais cela leur suffit. Ils nous nomment « animaux », « bêtes », « bestiaux » ou « bestioles ». Épithètes flatteuses ? A ce sujet, les expressions et proverbes sont une fois encore révélateurs : « pire qu’un animal », « bête à en pleurer », « ravaler l’homme au rang de bête »… Comme si les noms mêmes qu’ils nous donnent devaient être souillés de leur mépris, une marque au fer rouge dans notre dos. Par opposition, être humain serait synonyme d’élévation intellectuelle, de compassion et de bonté ; posséder « une grande humanité » serait synonyme d’ouverture d’esprit et d’altruisme.
Mais, moi, j’ai pu voir ce que signifiait réellement « une grande humanité ».
Lorsque je n’étais qu’un jeune louveteau, je ne parvenais pas à comprendre pourquoi ils nous haïssaient tant. Je me souviens avoir posé cette question à ma mère plus d’une fois. Elle me répondait que c’était parce que nous leurs faisions peur. Je lui demandais alors comment nous pouvions leur faire peur, nous qui les rencontrions si rarement et les évitions autant que possible. Elle me disait alors que c’était parce que les humains sont faibles ; ils ne possèdent ni crocs ni griffes à la naissance et n’en développent pas plus à l’âge adulte. Leurs sens sont sous-développés par rapport aux nôtres. Ils font des proies faciles, réduits qu’ils sont à fabriquer leurs griffes et à se cacher dans de grands abris de bois et de pierre. « Telle est la condition de leur survie. » me disait-elle alors.
Cette explication ne me satisfaisait guère. A l’époque, je ne concevais pas comment la peur pouvait se transformer en haine.
Aujourd’hui je ne comprends que trop bien.
Il a fallu du temps pour cela. Je peux au moins reconnaître cette qualité aux humains ; ils ont été d’excellents professeurs. De battues de villageois en chasses à courre de nobles, ils m’ont enseigné la peur. Comme un animal malade en gestation au creux de mon estomac, elle a grandi jour après jour. A chaque hurlement de cor de chasse, à chaque aboiement de chiens, à chaque coup de feu entre les arbres, elle lacérait mes entrailles de ses griffes : fuir, vite, survivre avant tout.
Et c’est dans la chrysalide de mon ventre que la peur s’est peu à peu muée en haine. A chaque fois qu’ils nous forçaient à fuir, à chaque coup de hache réduisant notre territoire pour le remplacer par des cultures, à chaque frère ou sœur de meute abattu, dévoré vif par les chiens, ramené comme trophée par une foule d’hommes vociférant, la haine a cru en moi.
Il en a été ainsi jusqu’à ce jour d’automne. Le duc avait autorisé une nouvelle campagne de chasse sur son domaine. En quelques jours, des légions de braconniers assoiffés de sang se sont déversées dans notre forêt.
Il n’y avait pourtant guère plus de loups à chasser. Pour cela, les humains ne pouvaient blâmer qu’eux-mêmes. Ma meute était un bon exemple du résultat de leurs incessantes battues. D’une douzaine à l’origine, nous n’étions plus que trois : Tâche-de-Neige, l’Ancêtre et moi-même. Tâche-de-neige était la dernière de mes louveteaux. Ma femelle avait péri peu de temps après avoir mis bas, affaiblie d’avoir portée nos petits et affamée par l’absence de gibier – les humains ne chassent pas que les loups et ne le leur laissent que des miettes. Les louveteaux de la portée l’avaient bientôt suivie, trop malingres pour survivre. Tous sauf Tâche-de-Neige. Aussi famélique que ses frères et sœurs, elle avait pourtant réussi là où ils avaient échoué. Elle s’était accrochée à la vie, elle et la petite tache blanche qui lui donnait son nom. Quant à l’Ancêtre, c’était une coriace : la mère de ma mère. Elle vivait depuis bien plus d’hivers que la plupart des loups. Sa survie n’était pas le résultat du hasard mais bien d’une endurance et d’une sagesse supérieures. Malgré son museau grisonnant et ses articulations raidies par l’âge, elle demeurait alerte. A force de ruse, nous avions réussi à nous préserver des incursions humaines précédentes. J’avais l’oreille aux aguets et ne dormais que d’un œil, prêt à fuir au moindre signe de danger.
Pourtant, ce jour-là, cela n’a pas suffi. Harassé d’une journée de chasse infructueuse, je me suis écroulé auprès d’elles, le ventre vide. Elles ne m’ont fait aucun reproche. Nous nous sommes endormis d’un coup.
Les cors de chasse nous ont réveillés.
Très vite les aboiements des chiens ont suivi. J’ai bondi, prenant Tâche-de-Neige dans ma gueule, courant dans les fourrés, l’Ancêtre derrière moi. J’ai détalé du plus vite que je pouvais. Hélas, affaibli par la faim, j’ai bientôt entendu les grognements des molosses se rapprocher derrière moi. Soudain, l’un d’eux me percute de plein fouet. Je perds Tâche-de-Neige. Me redressant, je tente de l’esquiver pour la récupérer et reprendre notre fuite. Mais le cerbère est rejoint par deux sbires. Je ne peux éviter le combat. En infériorité numérique, je montre les dents, grogne. L’un des chiens, trop téméraire, se jette maladroitement vers moi, exposant sa gorge. J’y plante mes crocs et sa vie s’achève dans un couinement plaintif. Hélas, je ne vois pas arriver l’attaque d’un second qui me saisit à la queue. Le troisième, reniflant l’odeur du sang, se jette également sur moi. Nous roulons les uns sur les autres, crocs contre crocs. Je suis fou, désespéré, je sens que l’un me mord la patte tandis que l’autre s’accroche à ma queue. Sans nous en rendre compte, nous dévalons une pente menant à un ravin. Tout à coup, nous dégringolons dans le vide.
Je crois ma dernière heure venue, mais ma chute est amortie par l’un de mes adversaires. J’entends ses os craquer à l’atterrissage. En un éclair, j’en profite pour me retourner contre celui qui s’accrochait encore à ma queue. Le combat est bref, sa mort rapide.
Je m’ébroue mais ne prends pas le temps de lécher mes plaies. Je lève les yeux pour apercevoir Tâche-de-Neige mais déjà, j’entends les voix d’hommes se joindre aux aboiements, près de l’endroit où nous nous trouvions. Comprenant que retourner là-bas est impossible je m’enfuis sans demander mon reste.
Je ne m’éloigne guère cependant. Dès que les aboiements et les cris s’éloignent, je me retourne et repars dans leur direction. Leur odeur est plus ténue à cette distance mais je suis bon pisteur. Afin d’éviter que ma propre odeur ne me trahisse, je me roule dans une flaque de boue. Je retrouve aisément leur trace : ils ne cherchent pas à se cacher. Ils sont là, criant, fanfaronnant, félicitant leurs chiens aux crocs encore rougis de sang. Et, au milieu de cette folie, les dépouilles de Tâche-de-Neige et de l’Ancêtre.
Je ne veux point décrire ce que j’ai vu. Je le pourrai aisément car cette vision me hante jour et nuit. Mais je m’y refuse. Tout au plus puis-je dire que j’ai alors tourné les talons, m’enfuyant dans les broussailles, courant, courant jusqu’à m’effondrer. Cette nuit-là, j’ai hurlé toute la nuit, jetant mon désespoir à la lune, l’injuriant, la suppliant de me rendre ce que les hommes m’ont pris.
Mais seul le silence des arbres m’a répondu.
Et c’est dans ce silence glacé que ma haine a achevé son ultime métamorphose, donnant naissance à une froide résolution. Cette résolution s’est muée en un plan. Un plan réfléchi, implacable, macabre. En un mot : humain.
Le mettre en pratique m’a pris du temps. J’ai passé les jours qui ont suivi à étudier mon ennemi. Je les ai vus marcher dans la forêt, parler, rire, se disputer. Je me suis aventuré à la lisière de leurs village, les traquant sur les chemins, disséquant leur manière de se mouvoir, de gesticuler, tentant de percer le secret de leurs âmes corrompues. Le soir, je revenais dans ma tanière et je…m’entraînais. Je m’essayais à marcher sur deux pattes, singeant leur démarche grotesque. Cette position contre-nature donnait naissance des douleurs inconnues, qui mordaient mes pattes postérieures jusqu’à me faire chuter. Mais chaque fois, je me relevais et reprenais mon ouvrage. Je tentais également de maîtriser les borborygmes que les humains utilisent pour communiquer entre eux. Je transformais mes hululements en un charabia vaguement articulé, puis en syllabes, puis en mots, puis enfin en phrases.
Tout cela était épuisant. Mais, lorsque je perdais courage, m’enrageait de mes échecs, toujours le mutisme gelé de mon cœur m’apaisait. Je me remettais alors à la tâche en redoublant d’ardeur.
Des semaines, des mois ont passé ainsi avant que je me sente prêt. J’étais capable de marcher comme eux, de parler comme eux. Leur sabir m’était devenu familier et je me surprenais à comprendre leurs conversations sans effort. Leur contenu, sans intérêt et insouciant, nourrissait ma rage mais je refusais de la laisser entraver mon plan. Je voulais leur faire payer à ma manière, non sous le coup d’une impulsion. J’avais une idée précise de la façon de m’y prendre mais il me manquait encore la victime sur lequel s’abattrait ma fureur.
Bien sûr, ma haine me hurlait de les tuer tous autant qu’ils étaient, d’éradiquer cette engeance une bonne fois pour toute. Hélas, je savais que c’était impossible. Toute ma ruse ne suffirait pas face à la masse grouillante de l’humanité. Mais, si je ne pouvais tous les éliminer, au moins pouvais-je marquer leur esprits à tout jamais. Pour cela, outre la manière que je comptais employer, il fallait que mes victimes constituent un symbole de ce qu’ils m’avaient fait subir. Pourtant je ne parvenais point à décider qui seraient ces proies idéales. Cette incertitude a prolongé mon attente, jusqu’au jour où je les ai trouvées.
Au cours de mon étude des humains, j’avais remarqué l’une d’entre eux. C’était une jeune comme l’était Tâche-de-Neige. Elle voyageait souvent seule dans la forêt, s’habillant de couleurs vives, se sentant probablement en sécurité depuis l’extermination des membres de ma race. Elle se rendait fréquemment à une petite chaumière au cœur de la forêt. Dans celle-ci vivait une autre humaine, beaucoup plus âgée, la mère de sa mère. En les observant, j’ai su. J’allais pouvoir leur prendre ce qu’il m’avait pris.
Nous étions à l’automne. Je savais qu’elle allait se rendre chez son aïeule, apportant de la nourriture avec elle. J’ai guetté sa venue sur son chemin habituel. Après une attente interminable, je l’ai finalement aperçue. Elle portait une cape rouge vif ce jour-là. Aussitôt, je me suis extrait des buissons. Mais, au lieu de bondir sur elle et de la saisir à la gorge, je me suis avancé lentement, debout sur mes pattes arrière, montrant les dents – j’ai appris que les humains appelaient cela un « sourire » ; ils considèrent cela comme un signe d’amitié, les fous. Afin d’éviter qu’elle ne prenne peur, je me suis adressée à elle dans son langage. Elle s’est tout d’abord montrée méfiante ; sa mère lui aurait dit de se défier des loups. « Mais, ai-je rétorqué, je suis certes un loup mais un loup qui parle ; cela ne me rend-il pas un peu humain ? ». Cela a suffi pour qu’elle abaisse sa garde mais je devais encore vaincre ses derniers doutes. Je lui ai proposé un jeu : ce serait au premier qui atteindrait la chaumière de sa grand-mère. Laissant de côté ses craintes et aiguillonnée par le défi que je lui ai lancé, elle accepte. Nous nous séparons alors, elle en courant, certaine de pouvoir me battre à la course.
Les enfants humains sont si faibles, si crédules…Leur survie est un affront que je compte bien réparer. Comment pouvait-elle espérer me battre à la course, moi, qui connaît chaque recoin de cette forêt, ai quatre pattes pour courir et suis nourri par la vengeance ? Pendant tout le trajet me menant à la chaumière, je n’ai pu m’empêcher de « sourire ».
Enfin, j’arrive à ma destination. Bien sûr, la fillette n’est pas encore là. J’ai tout le temps de frapper. Je constate que la maisonnette est prospère : je vois un potager et un petit enclos où caquètent quelques volailles, preuve du sentiment de sécurité indigne des humains jusque dans la forêt.
Il est temps de leur rappeler que les bois sont le territoire des loups.
J’aurais pu rentrer par une fenêtre et traquer ma proie. Par jeu, je décide de pousser la comédie jusqu’à toquer à la porte. « Qui est-ce ? » entends-je depuis l’intérieur de la maison. « C’est votre petite-fille ! réponds-je en imitant la voix de la gamine. J’ai apporté des provisions pour vous mère-grand !
-Tire la chevillette et la bobinette cherra ! »
Il me faut quelques instants pour comprendre ce qu’elle veut dire. Ce vocabulaire ne m’est point familier. Au bout d’un instant durant lequel je sens la panique me gagner, je finis par distinguer un mécanisme sommaire : je tire sur celui-ci et, aussitôt, la porte s’ouvre. Je me glisse à l’intérieur, referme le battant. Me voilà dans leur terrier.
Ma traque est courte. Cela empeste la vieille carne dans toute la chaumière. Je me glisse comme une ombre jusqu’à sa chambre. Elle n’a pas le temps de comprendre que je suis sur elle, mes crocs plantés dans sa gorge et déjà, la voilà morte. Il faut croire qu’il me restait une once de pitié pour que je mette fin à ses jours si vite. Furieux d’éprouver encore de la compassion pour mon ennemi, je me jette sur son corps. Mes crocs déchirent la viande, font craquer les os, ouvrent les entrailles. L’odeur et le goût du sang me consolent un peu.
Une fois achevé mon macabre festin, je revêt les fripes de la vieille. Voyant que le sang a éclaboussé murs et plancher, je me presse afin de tirer les rideaux. Je me glisse alors dans le vieux lit au matelas de plumes et j’attends ma proie.
Ma patience n’est pas mise à l’épreuve longtemps. Déjà je distingue le son des pas sur l’allée menant à la maisonnette, suivis peu après par celui d’une voix aiguë : « Mère Grand ouvre-moi, je t’ai apporté une galette et un petit pot de beurre ! ». J’ai la présence d’esprit de réutiliser la formule de la vieille bique : « Tire la chevillette et la bobinette cherra ! ». Quelques instants plus tard, le léger craquement du plancher m’indique que la fillette s’est exécutée et s’avance vers la chambre. J’aperçois alors sa silhouette se découper dans l’encadrement de la porte. Elle marque un temps d’arrêt. Pendant une fraction de seconde, je crois qu’elle a remarqué les traces de mon festin, comprenant le sort que j’ai réservé à son aïeule. Mais elle s’avance, insouciante jusqu’à mon chevet. Elle plisse les yeux, se rendant peut-être compte que la silhouette qu’elle distingue dans le lit est différente de celle de sa mère-grand. Ses efforts sont vains ; la vision nocturne des humains est risible. Elle semble cependant déconcertée. Lorsqu’elle reprend la parole, je repère une trace d’hésitation dans sa voix : « Mère-grand, comme tu as de grands yeux ! ». Décidant de jouer la comédie jusqu’au bout je lui réponds en imitant les intonations de la vieille : « C’est pour mieux te voir, mon enfant.
-Comme tu as de grandes oreilles !
-C’est pour mieux t’écouter.
-Comme tu as de grandes dents ! »
Je « sourie».
Cette fois-ci je prends mon temps. Ses hurlements déchirent le calme de la forêt. Elle appelle, pleure, supplie que l’on lui vienne en aide. Mais le silence glacé de mon cœur est sa seule réponse.
Je sais que la mort m’attends. Ils viendront me chercher, me tueront, perceront ma peau de leur leurs balles et de leurs poignards, me dépèceront et exposeront ma dépouille afin que chacun sache que je suis vaincu. Mais au moment où ils viendront me trouver, je mourrai debout.
Ainsi, ils sauront qu’ils ont tué l’un des leurs.
FIN