— Où sommes-nous ? s’enquit Méva
— Nous sommes dans la dimension des jours perdus, des non-dits et des actes manqués. Tout ce qui ne laisse pas de trace visible dans la matière mais crée des gouffres dans les âmes et entre les hommes. C'est ici, que tu as atterri ce soir.
— Et pourquoi ?
— Demande-toi. Y a t-il quelque chose que tu as perdu, que tu aurais dû dire, qui a été manqué. Tu sais ce moment où tu hésites à répondre au téléphone, ou à un message, à partager une photo, à en prendre une, à donner des nouvelles ou à en demander. Et puis l'instant d'après, c'est trop tard. C'est passé. De nouveau tu ne l'as pas fait. Tu ne leur as pas dit, qu'ils te manquaient, tu ne leur as pas dit ce que tu faisais ce soir, sur scène, habillée en Lady victorienne prête à assassiner sa prétendue fille pour un héritage. Voilà ce que tu faisais ce soir. Mais tu ne leur as pas dit. Tu n'as même pas envoyé de photos. Tu es montée sur scène, tu as joué, tu as aimé ça, être vue sans voir, et en même temps s’exprimer, mais se cacher, bien au chaud, derrière son personnage, lui donner vie, lui rendre grâce, pour le cadeau qu'il te fait. Tu as reçu les applaudissements, les compliments, et tu t'en es allée, fière et le cœur léger, le cœur en paix. Ces soirs de première où la tension est à son comble. Tu attends, tu te lances, et une fois dans l’arène, tu ne peux plus rien arrêter, tu ne peux plus t’arrêter, tu n’as qu’un seul choix, le plus optimiste de tous, celui d’aller de l’avant. Ici, sur scène, tu vis l’espoir, notre espoir à tous. Tu vis. Et à force de naviguer dans d’autres réalités, tu as passé le seuil de notre dimension, tout naturellement, c’était inévitable.
— Quel est mon rôle, ici ? Quel est mon objectif ?
— Est-ce qu’on doit toujours te le dire ? Ici, c’est à toi de trouver. C’est à toi de choisir.
— Je ne suis pas sûre de vouloir savoir.
— Tu n’as pas le choix. Si tu ne joues pas, tu ne peux pas sortir de scène. C’est à toi de retrouver le chemin du retour. La porte entre les mondes. Veux-tu revenir à ta réalité. Ou veux-tu rester ici, à hésiter, dans le noir ? Qu’as-tu oublié ? Que veux-tu corriger ?
Méva regarda l’être de lumière mais ses yeux lui renvoyaient sa propre image, c’était comme si elle se tenait face à un miroir. Alors que lorsqu’elle détournait le regard, elle savait qu’il était autre. Elle sentait sa présence, sa chaleur, son rayonnement et sa beauté.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle enfin.
— Je suis tous tes possibles, répondit l’inconnue.
Méva eut le vertige. Elle se sentait déséquilibrée, la tête lourde, un peu cotonneuse. Elle s’était convaincue que c’était un rêve, et qu’elle se réveillerait bientôt. Elle s’était dit qu’elle était dans ce moment juste avant le réveil ou les songes vous retiennent encore mais que le jour vous appelle. Un moment précieux où les enseignements de la nuit s’intègrent à votre réalité, ou sont perdus à jamais. Mais quelque chose était changé. Elle était dans la pénombre, aveuglée par cette seule source de lumière qui lui parlait et lui demandait sans cesse ce qu’elle avait perdu. Elle savait bien, mais elle ne pouvait pas répondre. Elle ne voulait pas. Le dire serait une trahison.
—Montre-moi, s'élança-t-elle. Montre-moi ma vie d’auteure, et d’actrice, ma vie de metteur en scène et d’écrivaine, montre-moi, ma vie d’artiste et de créatrice.
La pénombre disparut soudain pour laisser place à un jour ensoleillé, paisible, seulement dérangé par le gazouillis des moineaux dans les arbres du jardin. Elle était à son bureau, en robe de chambre, les cheveux défaits, une tasse de thé fumante posée à côté du paquet de biscuits à moitié entamé. Elle pianotait sur son clavier, elle tapait cette histoire, et elle se laissait porter par le flot de ses pensées. C’était une écriture libre et expérimentale, joyeuse et légère, un plaisir de l’âme. Elle ne savait pas trop où elle allait, elle ne connaissait pas la fin. Mais elle s’en fichait car elle écrivait. Et c’était tout ce qui importait. Hier soir elle avait joué au théâtre et aujourd’hui elle devait dire adieu à Laura pour toujours. C’était un jour de deuil mais aussi un jour de grâce. Elle devait remercier Laura Cranwell de l’avoir invitée dans une autre époque, dans une autre vie. De lui avoir montré l’envie, le désespoir et la peur, mais aussi l’amour, et le vide qu’il laisse lorsqu’il vous est enlevé. Aujourd’hui elle se devait de partager cet amour avec d’autres, pour qu’il soit retourné à Laura. Aujourd’hui elle avait envoyé la vidéo de la pièce de théâtre à sa famille, pour partager son quotidien avec les siens, si proches et si loin d’elle tout le temps qu’elle les oubliait, parfois, et qu’elle s’oubliait, alors.
Il manque simplement quelques virgules ici : "De nouveau tu ne l'as pas fait." entre "nouveau" et "tu".
Ici : "Hier soir elle avait joué au théâtre et aujourd’hui elle devait dire adieu à Laura pour toujours. " entre "soir" et "elle", et entre "aujourd'hui" et "elle".
Ici : "Aujourd’hui elle avait envoyé la vidéo de la pièce de théâtre à sa famille, pour partager son quotidien avec les siens, si proches et si loin d’elle tout le temps qu’elle les oubliait, parfois, et qu’elle s’oubliait, alors." entre "aujourd'hui" et "elle".
Enfin, c'est ce que je pense.
Oui, j'aime beaucoup cette nouvelle. Elle nous berce. Tu m'as d'un coup donné envie d'écrire... :-)
Malgré le fait que ta nouvelle a été publiée en retard et qu’elle devrait logiquement être hors concours, elle figure parmi les participations soumises au vote. :-)
La relation avec le thème est ténue, mais c’est un beau récit, doux et poétique, que tu as eu raison de publier. Ce dialogue avec un être de l’au-delà afin de faire le point sur sa vie est classique, mais tu l’as repris de manière originale et personnelle, et les questions qu’il soulève sont intéressantes et pertinentes. Cette femme qui semble se réfugier dans les rôles qu’elle interprète et qui non seulement ne convie pas sa famille aux représentations, mais ne raconte même pas ce qu’elle fait est émouvante. On ne sait pas si elle a besoin de fuir la réalité ou simplement de dissocier ses deux vies, sa vie concrète d’un côté et sa vie artistique de l’autre.
Coquilles et remarques :
— Y a t-il quelque chose que tu as perdu, que tu aurais dû dire, qui a été manqué. Tu sais ce moment où tu hésites à répondre au téléphone [Y a-t-il / qui a été manqué ? / « Tu sais, ce moment »]
— Tu ne leur as pas dit, qu'ils te manquaient [Pas de virgule avant « qu’ils ».]
— Voilà ce que tu faisais ce soir. Mais tu ne leur as pas dit [ne le leur]
— lui donner vie, lui rendre grâce, pour le cadeau qu'il te fait. [Pas de virgule après « grâce ».]
— Veux-tu revenir à ta réalité. Ou veux-tu rester ici, à hésiter, dans le noir ? [Je propose : « Veux-tu revenir à ta réalité ou veux-tu rester ici, à hésiter dans le noir ? »]
— Méva regarda l’être de lumière mais ses yeux lui renvoyaient [Virgule avant « mais ».]
— Elle s’était convaincue que c’était un rêve, et qu’elle se réveillerait bientôt. [Je ne mettrais pas la virgule avant « et ».]
— ce moment juste avant le réveil ou les songes vous retiennent [où]
— Mais quelque chose était changé. Elle était dans la pénombre [Pour éviter la répétition de « était », je mettrais « quelque chose avait changé ».]
—Montre-moi, s'élança-t-elle. Montre-moi ma vie d’auteure, et d’actrice, ma vie de metteur en scène et d’écrivaine, montre-moi, ma vie d’artiste et de créatrice. [Je ne mettrais pas de virgule avant « et d’actrice », ni après « montre-moi »]
Concernant les féminins, « autrice » présente les avantages de ne pas être un néologisme et d’être bien formé — contrairement à « auteure », qui ne respecte pas la morphologie de la langue —, et en plus, la différence s’entend à l’oral. Les mots « auteur » et « acteur » ont tous deux pour origine le mot latin « auctor », ce qui rend d’autant plus illogique la différence de terminaison. Personnellement, je milite en faveur du féminin « autrice ».
Le féminin « metteuse en scène existe », même s’il est peu employé.
Oui, quelle effronterie cette nouvelle hors-concours dans le concours :) J'avais voulu décliqué l'option après coup mais une fois l'objet créé ce n'était plus possible. Du coup, j'ai laissé couler. Bref, c'est ironique vu le sujet de la nouvelle, et ça en dit probablement long sur mon dialogue intérieur à ce moment là (hahaha !).
"On ne sait pas si elle a besoin de fuir la réalité ou simplement de dissocier ses deux vies" => Touchée! C'est un vrai sujet chez moi (hahaha!)
J'aime beaucoup "metteuse en scène", au passage ! :)
Merci encore pour ton temps et pour tes remarques.
Bravo à toi !
C'est un très joli texte que tu as écrit, profond, mystérieux par certains aspects qui ne parlent qu'à toi mais qui ne gênent pas la lecture.
Je trouve que tes questionnements ouvrent l'esprit, interrogent, donnent envie de se laisser aller à la rêverie.
Bravo! (pourquoi hors concours? Fallait pas le dire ;-))
Pour le concours, j'ai essayé de décliquer une fois postée mais c'était trop tard. Du coup je l'ai laissée en indiquant bêtement que c'était hors-concours (hahaha!). Après coup j'me suis dit que c'était ironique vu ce que je venais d'écrire!:) J'me fais beaucoup de noeuds dans la tête parfois, mais tant mieux si ça permet aux lecteurs de s'évader. C'est le plus beau des compliments. Merci:)
J'adore ta plume, et on ressent bien les différentes émotions qui traversent ton personnage! Le parallèle avec le métier d'actrice et le changement de réalités est très bien trouvé! :)
" la dimension des jours perdus, des non-dits et des actes manqués", j'adore le concept ! Je pense qu'on serait beaucoup à craindre d'y jeter un œil, de faire face à nos propres choix, ou plutôt, absence de choix.
Cela fait bien réfléchir en tout cas, bien joué !