Quand le 1er mars, Éli retrouva sa fille dans la buanderie, roulée en boule dans le linge sale, elle se demanda ce qu’elle faisait là. Elle était persuadée qu’elle l’avait amenée chez sa copine Justine la veille ! Elle lui toucha le front pour voir si elle avait de la fièvre. Alors ses yeux accrochèrent les mots qu’elle avait écrits dans un carnet encore ouvert. Elle ne put s’arrêter de lire ces phrases qui s’effaçaient au fur et à mesure, qui la faisaient sourire et pleurer en même temps.
« En entrant dans ma chambre, je suis restée sans voix.
- Qu’est-ce que tu veux ? m’a demandé le garçon assis à mon bureau.
J’ai voulu dire « mais t’es qui ? Qu’est-ce que tu fous là ? » ou un autre truc de ce genre, mais j’étais sidérée, je devais avoir l’air débile.
- Si t’as rien d’autre à me dire, tu peux dégager s’il te plaît ?
- Antoine ! a crié maman depuis la cuisine. Tu parles gentiment à ta sœur.
- Mais j’ai dit « s’il te plaît » ?! Pffff
Il m’a fait signe de dégager avec les mains. Et moi, j’ai obéi. J’ai fermé la porte et je suis restée un instant à me demander si je n’étais pas en train de rêver. J’ai une drôle de sensation, comme si je l’avais déjà vu. Comme si cette scène était normale. Je suis allée voir maman dans la cuisine. Elle souriait. Franchement, c’est pas sympa de dire ça mais ça n’arrive pas souvent. Alors ça vaut le coup de l’écrire. Sur la table, elle disposait les mezze qu’on avait été chercher ensemble en rentrant de chez Justine. J’avais trouvé qu’elle en prenait beaucoup mais bon, j’aime bien ça les mezze, surtout ceux au fromage qui coule.
- Mais... c’est trop bizarre ! j’ai dit en montrant la chambre du doigt.
Mon regard est tombé sur l’organiseur collé au frigo. Il n’y avait pas que mon emploi du temps avec mes leçons de piano, mes week-ends chez papa, et mes entraînements de gym, mais quatre colonnes écrites aux feutres de couleurs. Antoine, dentiste, mercredi 14h15, saxophone jeudi 18h, DS math vendredi 8h-12h.
- Mais non, c’est pas bizarre. C’est son plat préféré. Toi aussi tu aimes ça; ne fais pas cette tête !
Elle fouillait le tiroir de la cuisine, celui où il y a des trucs qu’on met sans jamais les ressortir, les pics à brochettes, les briquets qui ne marchent pas et les élastiques. Elle a sorti douze bougies et m’a regardé d’un air triomphant.
À ce moment-là, papa est entré dans l’appartement, il a jeté ses clés de voiture sur le meuble de l’entrée, et poussé un gros paquet dans le couloir. Comme si de rien était. Il m’a fait un bisou.
-C’était bien chez Justine ?
Comme si de rien n’était.
Il s’est approché de maman et l’a prise dans ses bras.
Comme si de rien n’était.
-J’ai vendu la maison des Jeanmart ce matin !
Maman s’est retournée et l’a serré fort dans ses bras avant de l’embrasser.
J’avais jamais vu ça.
J’ai trouvé ça dégoûtant ; et même ça m’a donné envie de vomir. Plus les céréales roses que j’ai mangé ce matin chez Justine. Je suis sortie de la cuisine pour aller aux toilettes. La buanderie était ouverte. Sauf que ce n’était pas la buanderie. Il y avait un lit, un petit bureau et tous mes jouets.
Je suis partie une nuit dormir chez une copine, et quand je reviens je suis remplacée par ce, ce.... maman avait dit que j’étais sa « sœur » ???
- Antoine, Lucy ! À table !
L’intrus est sorti de sa chambre (ma chambre), il a passé une tête dans l’entre bâillement de la porte et a dit :
- C’est quoi mon cadeau, tête de gnou ?
Je lui ai balancé le premier truc qui m’est tombé sous la main : le carnet avec un cadenas qui s’est explosé sur la porte.
Le garçon a esquivé et a fait une grimace horrible en tirant ses joues en arrière avec le plat de ses mains.
- Je sais pas viser, j’ai une tête de gnou !
J’ai malgré moi eu envie de rire. Il est parti dans la cuisine et j’ai entendu papa lui dire une phrase à la fin de laquelle il disait « mon garçon ».
Je crois que les céréales roses de chez Justine me font avoir des hallucinations. Je suis sûre que je n’avais pas de frère hier, que mes parents étaient divorcés et qu’ils n’avaient certainement pas les moyens pour acheter ce qui s’est révélé être un VTT. Mon réveille-matin qui indique l’heure et le jour clignote. À chaque seconde il écrit 28/02 puis 01/03. C’est l’explication. Il est né le 29 février, c’est un jour qui n’existe pas. Un espace-temps parallèle où le 29 février existe tous les ans et pas seulement tous les quatre ans. J’essaie de me souvenir. Il y a quatre ans j’étais trop petite pour comprendre. Ça m’a rendue triste. De me dire que je n’ai pas de frère ou de famille vraiment tout le reste du temps. Juste maman et moi et papa un week-end sur deux.
J’ai décidé de lui offrir mon carnet avec un cadenas. Il n’y avait rien dedans. Sur la page de garde, j’ai écrit : « journal de bord du garçon qui n’existe pas ».
Quand il l’a lu, il a ricané comme un dadais qu’il est. Mais il l’a gardé sur ses genoux pendant tout le repas.
On a passé l’après-midi à faire du vélo en forêt. Je dois dire que je ne savais pas faire de vélo jusqu’à aujourd’hui. D’abord, je n’en ai jamais eu et en plus, j’ai méga la trouille. Mais là, j’ai hérité du vieux VTT de « mon frère » et à peine grimpée dessus, c’est comme si j’en avais fait toute ma vie ! J’allais super vite sur les chemins, et même je doublais Antoine dans les montées. C’était une super journée. On a été au Pickouick le soir et au cinéma. En rentrant maman faisait la folle en imitant les personnages du film. Tout à coup, elle s’est retournée pour nous serrer tous les deux dans ses bras, un peu trop fort, c’était comme un adieu. C’était trop bizarre de me retrouver si près de ce garçon. De me dire que je ne le connaissais pas hier et que je ne le verrais plus demain. Trop bizarre. Et pas juste. Je suis bien dans cette famille-là, même avec un frère qui m’appelle « tête de gnou ». J’ai eu peur de ne pas me souvenir, de devenir amnésique comme papa et maman. Alors le soir, vers 23 h, dans ma chambre-buanderie, j’ai commencé à écrire ce que vous lisez là. Pour que maman sache pourquoi elle a toujours cette tristesse en elle. Et pour que moi aussi je me souvienne que, en fait, je suis la petite sœur de quelqu’un ! Ça résoudra bien des choses.»
Que ce spleen qui nous serre la gorge, au détour d'une journée trop grise, n'arrive pas de nulle part ; mais qu'il est l'appel d'un ailleurs oublié.
Alors, on pourra bien dormir dans le bac à linge sale, s'il nous reste un rayon de mémoire !
Merci pour ce beau voyage en demi-teinte si raccord avec le paysage de ma fenêtre.
ravi que tu notes l'effort mais mon seul mérite est d'avoir essayé de te lire attentivement.
Rien d'ex nihilo
Ex Crochilo !
Quelle belle histoire <3 J'avais eu une idée un peu semblable, mais je préfère de loin ton choix de narration. C'est tendre comme un conte. Bravo pour cette jolie nouvelle !
Quelle belle histoire, émouvante, tout en finesse, qui nous embarque dans la vie cachée de cette famille. Quand la maman serre ses deux enfants dans ses bras et que ça ressemble à un adieu, on a l’impression qu’obscurément, elle se souvient de quelque chose. J’aime bien la manière dont la fillette apprivoise ce garçon qu’elle voyait auparavant comme un intrus. D’un côté, c’est triste de n’avoir cette famille unie qu’un jour tous les quatre ans, et d’un autre côté, ça permet de vivre avec cette espérance… à moins qu’on oublie.
Coquilles et remarques :
— les mots qu’elle avait écrit dans un carnet [écrits]
— Elle ne put s’arrêter de lire, ces phrases qui s’effaçaient [je ne mettrais pas la virgule]
— Qu’est-ce que tu veux ? M’a demandé le garçon assis à mon bureau [m’a demandé ; on ne met pas de majuscule aux incises de dialogue, même si le correcteur orthographique proteste. ;-)]
— Antoine ! A crié maman depuis la cuisine. Tu parles gentiment à ta sœur [a crié / il manque le point après « ta sœur ».]
— Mais j’ai dit « s’il te plait » ?! [plaît]
— Mais... c’est trop bizarre ! J’ai dit en montrant la chambre du doigt [j’ai dit]
— Mon regard est tombé sur l’organiser collé au frigo [l’organiseur ; autant employer la variante francisée]
— mes weekends chez papa [« week-ends » en français]
— Mais non c’est pas bizarre. / Toi aussi tu aimes ça ne fais pas cette tête ! [Virgule après « Mais non » / point-virgule après « ça ».]
— les pic à brochettes, les briquets [les pics]
— À ce moment là, papa est entré dans l’appartement [ce moment-là]
— Maman s’est retournée, et l’a serré fort dans ses bras avant de l’embrasser. [Pas de virgule avant « et » : les deux verbes ont le même sujet et expriment des actions successives.]
— J’ai trouvé ça dégoûtant; et même / Plus les céréales roses que j’ai mangé ce matin [il manque l’espace insécable avant le point-virgule / mangées]
— Antoine, Lucy ! à table ! [À]
— L’intrus est sorti de sa chambre (ma chambre) il a passé une tête dans l’entre bâillement de la porte et a dit [virgule après « (ma chambre) » / l’entrebâillement / il manque les deux points après « a dit »]
— C’est quoi mon cadeau tête de gnou ? [virgule avant « tête de gnou »]
— Je sais pas viser j’ai une tête de gnou ! [virgule après « viser »]
— Mon réveil matin qui indique l’heure [réveille-matin]
— Un espace temps parallèle où le 29 février existe tous les ans [espace-temps]
— Juste maman et moi et papa un weekend sur deux [week-end]
— On a passé l’après midi a faire du vélo en forêt [l’après-midi / à faire]
— D’abord je n’en ai jamais eu et en plus j’ai méga la trouille [virgules : après « D’abord » et après « en plus »]
— et que je ne le verrai plus demain [verrais ; le récit est au passé]
Pour les dialogues, il faut employer des tirets cadratins ou demi-cadratins. Il vaut mieux désactiver les tirets automatiques, parce que ce sont des sortes de puces, d’où la transformation en puces rondes qui s’est faite précédemment… si tu n’as pas déjà trouvé l’explication entre-temps. :-)
Merci beaucoup Fannie pour ces retours précieux !
Quelle nouvelle émouvante ! Pauvre garçon, condamné à être une apparition du 29 février... En a-t-il lui même conscience ?
C'est à la fois touchant et teeeellement triste... La fin pose plein de questions, aussi, du coup, sur ce petit garçon intermittent.
Encore une bonne Nouvelle de lue **
Si je peux me permettre des suggestions : j'aurais rendu l'explication du 29 février un peu moins "explicative" justement et peut-être plus poétique. J'aurais aussi mis les réactions de la mère à la fin plutôt qu'au début. Juste une petite phrase pour dire qu'elle rit et qu'elle pleurer en même temps. C'est vraiment de l'ordre du détail.
Merci en tout cas et bravo !
Vraiment très jolie nouvelle <3
C'est hyper touchant comme nouvelle ! J'espère qu'elle pourra se retrouver dans cet espace-temps où tout semble meilleur.
Sinon, j'ai adoré la description du tiroir. Celui-ci, y en a dans tous les espaces-temps de tous les mondes connus ;-)
Pour le tiroir, ça dépend dans quel espace temps sévit Marie Kondo :-D
A moins que les pic à brochettes ne procurent de la joie chez quelques personnes ;-)
"Il m’a fait un bisou" → franchement c'est qu'un ptit détail. y a pas de point à la fin de ta phrase xD
"Je sais pas viser j’ai une tête de gnou" → là non plus ^^ franchement, c'est rien, ça me perturbe visuellement c'est tout xD
"Mais là, j’ai hérité du vieux VTT de « mon frère » et à peine grimpé dessus, c’est comme si j’en avais fait toute ma vie" → grimpée
"De me dire que je ne le connaissais pas hier et que je ne verrai plus demain." → je mettrais "que je ne le verrais plus demain"
"Je suis bien dans cette famille là, même avec un frère qui m’appelle « tête de gnou »." → cette famille-là
Est-ce que tu es sûr pour « grimpée » ?
C'est une fille qui parle ?
Très jolie explication de ces sentiments triste qui nous habite sans raison...
Des souvenirs envolés, une vie à laquelle on n'a plus accès....
Merci pour cette jolie balade !